- 9 Mai 2007
Les œuvres et les visages : la liberté de création s’affirme contre le droit à la vie privée et le droit à l’image - Recueil Dalloz
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Recueil Dalloz 2008 p.57
Ces deux nouvelles affaires concernent le même livre de François-Marie Banier, publié par les éditions Gallimard. « Perdre la tête » est un Recueil de photographies prises dans la rue, accompagné de quelques textes sur le travail de François-Marie Banier écrits par Erri De Luca ou Patrice Chéreau.
Deux procédures sollicitent dommages et intérêts et publication de la décision sur les fondements de l'atteinte à la vie privée et du droit à l'image pour la première, et du droit à l'image et de l'atteinte à la dignité pour la seconde.
La première demande concerne une dame photographiée sur un banc, une besace Vuitton posée à côté d'elle, portable à l'oreille droite, tenant dans sa main gauche un calepin et une laisse tendue au bout de laquelle, figé dans une posture extatique, un chien aux yeux exorbités fixe le ciel.
La dame excipe de son absence de consentement pour reproduire ce qu'elle estime être un moment de sa vie privée, et une violation de son droit à l'image, car elle pourrait, explique-t-elle, passer pour indifférente à la marginalité et à l'exclusion. N'ayant pas peur de la contradiction, elle affirme que son image « d'attachée de presse dans le domaine de l'art » se trouverait atteinte du fait d'être reproduite dans un « musée des horreurs », « une poubelle », au milieu de « la laideur repoussante et pathétique » « de tous ces visages ».
Cette première décision pose la question des rapports entre vie privée et espace public lorsque la liberté de création est en jeu (I). Les deux décisions redessinent les contours du droit à l'image face à la liberté de création (II) avec des arguments différents, l'action étant portée dans la seconde affaire par un curateur et un tuteur pour deux dames qui sont, de façon visible et joyeuse, passées de l'autre côté du fleuve raison.
I - Vie privée et liberté de création dans l'espace public
Si dans la première affaire, le tribunal se prononce sur la seule question de l'existence d'une atteinte à la vie privée (A), la destination de l'image nous semble avoir influé sur sa motivation, ce qui nous amènera à rappeler le contexte jurisprudentiel de cette décision (B).
A - Sur la vie privée dans l'espace public
Le consentement à la révélation de faits relevant de la vie privée doit être donné sous peine de sanctions civiles (art. 9 c. civ.), voire pénales (art. 226-1 c. pén.). Est considérée comme atteinte à la vie privée sanctionnable pénalement la captation de paroles privées ou d'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé, sauf consentement présumé si la captation n'était pas dissimulée.
Quand une personne sort de chez elle, de sa voiture, et qu'elle entre dans l'espace public, a-t-elle encore le droit de s'opposer à la captation de l'image de son corps ? Ou bien peut-on déduire de sa présence dans l'espace public qu'elle a renoncé à se prévaloir de sa vie privée ?
Cet argument fréquemment utilisé par les paparazzi a été systématiquement combattu par la Cour de cassation qui exige le consentement de la personne, créant un droit à la tranquillité pour les célébrités(1). Visant les dispositions de l'article 8 Conv. EDH protégeant la vie privée, la Cour de cassation, à propos de photographies, prises sur les gradins lors d'une compétition sportive publique, d'un présentateur de télévision avec le fils d'une présentatrice, retient comme argument contre le photographe que la manifestation sportive est sans lien avec la profession (publique) du plaignant.
Concernant la « dame au petit chien », le fait de passer un coup de téléphone est-il en lien avec la profession de la dame qui est attachée de presse dans le monde de l'art ? Le spectateur ignore si le calepin qu'elle tient est destiné aux rendez-vous amoureux ou professionnels, et quelle est la profession de ce modèle-malgré-lui. Le critère du lien avec une profession publique ne peut donc fonctionner ici. La personne n'est pas connue, la possibilité de l'identifier à grande échelle fait défaut. L'intérêt de l'image réside donc ailleurs, et notamment dans son caractère iconique, ou paradigmatique. On peut se demander, dès lors, si, pour les inconnus, la jurisprudence civile n'est pas en train de faire disparaître le droit à la vie privée dès lors qu'elles franchissent le seuil de l'espace public ?
En effet, non seulement le consentement peut être tacite, ce qui est certain depuis un arrêt récent de la Cour de cassation à propos d'un reportage sur un chauffeur de taxi sur M6(2), mais surtout, il n'est plus systématiquement requis, à raison du lien entre l'image et le fait d'actualité commenté, lorsque la personne photographiée est dans l'espace public, y compris quand elle est en situation de grande faiblesse : victimes anonymes d'attentats(3) ou d'accidents de la circulation(4), veuves de policiers morts en service(5), toutes doivent souffrir le regard du photographe diffusé à très grande échelle.
Quel lien nécessaire y avait-il entre la « dame au petit chien » et l'objet du livre ? Si c'était son air d'avoir « perdu la tête », alors, le propos était très éventuellement diffamatoire, ou « dénigrant » comme elle le prétendait, et le fondement aurait dû être recherché dans la loi de 1881. Le lien n'avait aucune forme d'évidence. Les juges n'avaient donc, ne pouvant légitimer cette photographie pour son lien avec un sujet d'intérêt général pour le public, d'autre choix que de contester que les « faits » montrés par l'image relevaient de la vie privée.
Les faits anodins. En la matière, le « double test », pour reprendre une typologie du raisonnement juridique mise en lumière par C. Bigot(6), est le suivant : la Cour de cassation affirme que les faits « anodins ou notoires » ne relèvent pas de la vie privée(7), et la cour d'appel de Paris précise que la révélation de faits ni anodins ni notoires n'est tolérable, au regard du droit à la vie privée, que si l'article apporte une « contribution à un débat d'intérêt général pour la société »(8).
Quels faits sont montrés ici ? La dame est, nous dit le tribunal, « seule en compagnie d'un chien, assise sur un banc public ». Rien qui relève, pour les juges, de l'intimité. La solitude ne signifie donc pas l'intimité. C'est un fait anodin. Une femme ne peut être seule dans la rue, être dans le sujet d'une oeuvre projetée, et ne pas vouloir pour autant devenir ce sujet. Est-ce le cas pour toutes les femmes ? Une célébrité seule dans la rue aurait-elle aussi perdu son procès si Banier l'avait saisie contre son gré ? N'y a-t-il pas un risque de deux poids et deux mesures selon que le sujet est connu ou « anonyme » ? L'anonyme risque moins, par définition, d'être reconnu, mais c'est ici de la vie privée qu'il s'agit, et non du droit à être anonyme qui relève plutôt du droit à l'image.
Le tribunal continue ainsi : « Son attitude d'ensemble, la présence d'un animal de compagnie à ses côtés, ou ses goûts vestimentaires constituent autant d'indications anodines sur le compte de l'intéressée qui ne relèvent pas de la sphère protégée par l'article 9 du code civil au titre du respect de la vie privée. ». Or les faits ainsi qualifiés sont les détails qui singularisent et rendent universel le personnage de cette femme, icône de la parisienne mondaine, réminiscence des années 50, dont le portrait évoque ceux de Robert Doisneau (pour la dame) ou d'Elliot Erwitt (pour le chien).
L'ensemble des photographies de l'ouvrage de François-Marie Banier est pris dans des lieux publics. Dans la rue essentiellement. Sauf à interdire toute photographie de toute personne sans son consentement dans un lieu public, le droit ne peut que fixer une limite au droit de chacun sur son intimité. Il s'agit bien d'une limite à l'intimité, car il semble évident que chaque être humain transporte avec lui et en tout lieu l'ensemble de ses valises intimes, qu'il laisse plus ou moins transparaître et qui sont plus ou moins interprétables sous le regard de l'autre. C'est bien cela que recherche le photographe. Il le dit expressément dans l'entretien publié en page 225 de l'ouvrage : « Je ne photographie pas. Je prends. Je prends ce qui me frappe : (...) Ce qui m'attire chez les êtres, c'est le roman en eux, leur inextricable complexité dont ils s'arrangent quand même, pour exister. M'attire le singulier qui touche à l'universel. Douleur, séduction, usure, difficulté d'être, et la mort qui rôde. (...) C'est dans le sentiment que l'autre expose, j'allais dire renferme, que je trouve son identité. A moi de la montrer. (...) Nous sommes des montreurs d'ours. Que je détecte un sentiment de solitude, d'inquiétude, de je-m'en-foutisme, de plénitude, une indicible joie, je travaille. Je me sers de la lumière intérieure de l'autre pour éclairer ma photo. (...) Ce que je n'aime pas montrer, c'est ce que l'autre exhibe, qu'il croit satisfaisant. Or ce qu'on aime chez l'autre, il n'en est pas conscient. C'est le principe même de l'amour ».
François-Marie Banier revendique donc, de façon parfaitement claire et responsable, son projet d'artiste : la rencontre de l'autre malgré l'autre ou en dehors de l'autre. Le consentement n'est pas requis, il est même évité, pour éviter que le regard du modèle sur son corps n'interfère dans le geste artistique selon d'autres critères que ceux posés comme des règles par l'artiste lui-même. Juger que la captation d'autrui dans l'espace public ne relève pas de la sphère privée revient donc à dire simplement que le droit à l'intimité de la vie privée s'arrête dès lors que nous entrons dans l'espace public, et que ce qui nous échappe de nous-même ne nous appartient pas. C'est précisément la matière de l'auteur, cette capacité à faire ou à créer un roman, cette capacité à donner à voire une fiction à partir d'une image que nous croyons être celle de nous-même, qui est la marque du projet artistique, et qui est ainsi protégée au titre de l'article 10 Conv. EDH. Dès lors, le motif retenu pour rejeter l'atteinte à la vie privée est en contradiction avec le projet de l'auteur. En jugeant que le cliché de la femme sur le banc ne révèle rien de son intimité, le tribunal donne sa lecture de la photographie, alors que François-Marie Banier assume, au contraire, de révéler cette intimité.
Ne pourrait-on trouver un chemin juridique cohérent pour éviter ce hiatus, ce décalage fréquent, entre ce que l'auteur décrit de son oeuvre, et l'analyse que doivent en faire les juges pour pouvoir dire le droit ? On renverra à l'affaire Lindon qui vient de connaître un dénouement tragi-comique avec une décision de la CEDH qui approuve la condamnation de l'auteur pour diffamation de Jean-Marie Le Pen et la publication de l'opinion dissidente particulièrement virulente de quatre juges(9) qui reprochent à la Cour de n'avoir pas tenu compte du fait que ce roman était une fiction.
B - Vie privée et liberté de création
Il nous semble utile de faire un point sur l'état de la jurisprudence et de tenter d'imaginer ce que les juges auraient pu décider s'ils avaient estimé que l'image de la « dame au petit chien » révèle son intimité.
Le droit de tirer une oeuvre de la vie de personnes réelles impliquées dans une affaire criminelle est clairement affirmé dans une ordonnance de référé récente s'opposant à une demande d'interdiction d'un docu-fiction sur l'affaire du petit Grégory venant de l'une des personnes représentées, Murielle Bolle(10) : « Le droit à la vie privée cède devant le droit l'information sur une affaire criminelle ». Le fait que les parents de l'enfant assassiné avaient consenti au film a sans doute joué dans cette décision, dont la motivation nous paraît néanmoins paradoxale. D'une part, l'information du public sur cette affaire avait largement été réalisée par la presse et par de nombreux livres écrits sur le sujet. D'autre part, on peut se demander si un film de fiction écrit par un scénariste et filmé par un réalisateur, lesquels portent nécessairement un regard subjectif sur les faits, puisqu'ils sont auteurs, relève effectivement du droit à l'information du public, même quand il porte sur des faits réels.
Quand cette décision s'oppose, à juste titre selon nous, à la fois à la demande d'interdiction et à la demande subsidiaire de visionnage, et qualifie cette dernière d' « ingérence qui, en soumettant l'oeuvre au jugement de tiers, fait peser sur la liberté des auteurs une contrainte sur la liberté d'expression qui leur est constitutionnellement garantie, sauf pour eux à répondre a posteriori des abus de cette liberté », n'est-ce pas plutôt la liberté de création qu'elle consacre ? Il nous semblerait plus adapté d'affirmer que la protection de vie privée cède le pas, même en l'absence de consentement, à l'oeuvre qui s'en inspire, car l'oeuvre transforme la réalité. On se souvient du « Menteur » de Cocteau qui affirme « je suis un mensonge qui dit toujours la vérité »...
C'est le sens de la jurisprudence actuelle en matière de littérature et en particulier d'auto-fiction. Le mari de l'écrivain Camille Laurens poursuivait sa femme pour avoir révélé dans « L'amour, Roman », des faits de leur vie intime en utilisant les vrais prénoms. Il demandait en référé la saisie du livre pour atteinte à la vie privée. Or, relève le juge, Camille Laurens avait déjà écrit de nombreux romans inspirés de sa propre histoire, et son mari était manifestement consentant aux précédents. Il fut débouté au motif que l'utilisation des prénoms ne suffisait pas «à ôter à cette oeuvre le caractère fictif que confère à toute oeuvre d'art, sa dimension esthétique, certes, nécessairement empruntée au vécu de l'auteur mais également passée au prisme déformant de la mémoire et, en matière littéraire, de l'écriture »(11).
Cette décision a le mérite de donner une définition spécifique de l'oeuvre littéraire, en faisant appel au critère de la fiction, « distanciation » induite avec la réalité, que ce soit entre l'auteur et ses personnages, comme dans l'affaire Bénier Burckel(12), ou entre les personnes et les personnages qui en sont inspirés, comme dans l'affaire Camille Laurens. Si cette jurisprudence est transposable de l'écrit à l'image, alors, si Banier avait imaginé une fiction à partir de la réalité de la dame au petit chien, il serait dans l'exercice de sa liberté de création sans en abuser. Mais comme il est difficile d'inventer du réel sans le consentement de la personne photographiée, sauf à dire que toute image est fiction, le débat se situera plus volontiers sur le terrain du droit à l'image.
II - Les contours du droit à l'image face à la liberté de création
Si c'est bien une exception artistique que dessinent les décisions ici commentées, elle ne fonctionne qu'en l'absence d'atteinte à la dignité.
A - L'image d'autrui et l'exception artistique plutôt que l'autonomie de la liberté de création
Le 2 juin 2004, la même 17e chambre civile(13) déboutait une personne photographiée à son insu dans le métro qui se plaignait que la photographie, artistique, ait été prise subrepticement. Il invoquait son seul droit à l'image. Le livre, du photographe de presse (agence Magnum) Luc Delahaye, s'intitulait « L'autre », et portait sur la solitude. Là encore, le photographe revendiquait une pratique d'images volées, « au nom d'une vérité photographique que je n'aurais pu atteindre autrement », pouvait-on lire dans le dossier de presse. Le tribunal reprit à son compte cette nécessité de voler les photos au nom d'un intérêt sociologique et artistique, comme dans l'espèce ici commentée (2e espèce). En revanche, le tribunal prit soin de caractériser l'oeuvre en soulignant l'originalité de la démarche de l'auteur, ce qui entraîna une interrogation légitime chez un éminent commentateur de la décision, sur la nature de cette originalité, qui pour le droit d'auteur est un critère particulièrement extensif. Si l'originalité est une qualité esthétique particulière, alors, on risque de laisser aux juges le champ libre de l'appréciation du mérite des oeuvres pour cerner les contours de leur liberté de création, alors que la loi l'interdit pour leur accorder un droit monopolistique sur leur oeuvre. Est-ce choquant ? Pas pour nous. Et est-ce évitable ? Nous ne le croyons pas non plus.
Pourtant, dans sa seconde décision du 25 juin 2007 qui oppose François-Marie Banier au tuteur et au curateur de deux personnes photographiées, la même 17e chambre continue d'affirmer que l'article 9 du code civil accorde un droit exclusif à toute personne sur son image, attribut de sa personnalité, mais que le consentement n'est pas nécessaire à l'utilisation de cette image en vertu des dispositions de l'article 10, de la liberté d'informer, et de l'intérêt légitime du public. D'une part, un droit à l'image qui ne permet plus s'opposer à la captation de l'image nous semble aller sur la bonne voie de la disparition de ce droit. D'autre part, François-Marie Banier est-il journaliste, ou sociologue, argument expressément utilisé par le tribunal qui parle d'« intérêt sociologique de l'ouvrage » ? Ou bien est-il auteur d'une fiction à partir du réel ? L'art de l'image transforme-t-il l'image de soi en image d'un autre ?
Dans le premier cas, il a un devoir d'objectivité à l'égard de la réalité dont il doit rendre compte. Cette « réalité » est en l'espèce constituée par des êtres humains qui ont un rapport nécessairement subjectif à leur propre image. D'où le conflit, la lutte des individus contre leur « objectivation », soit l'utilisation de leur image comme icône, symptôme, signe, marque, révélateur... Dans cet ordre d'idée, le directeur général de l'Institut de veille sanitaire invoque l'intérêt politique de l'oeuvre de François-Marie Banier qui « contribue à lutter contre l'exclusio n », et le directeur de la Maison européenne de la photographie invoque un droit à rétablir l'égalité puisque Banier met sur le même pied inconnus et connus. La photographie en tant qu'instrument politique (le directeur de la Maison européenne de la photographie n'invoque pas, dans la citation retenue par le tribunal, le fait que Banier ferait de l'art) aurait donc la vertu de rendre « à chacun d'entre nous, par la grâce du regard, sa part de dignité et de noblesse ». Quant au conservateur du Musée national d'art moderne, il invoque également l'intérêt sociologique de Banier puisque, toujours selon la citation figurant dans le jugement, il invoque l'« irremplaçable portrait de notre société contemporaine ».
Dans la première espèce, les juges justifient du caractère artistique de la démarche, et font état de « l'ancienneté et la noblesse de cette forme artistique » qui consiste à faire des photographies sur le vif, alors que dans la seconde, ils évitent de trancher entre l'intérêt documentaire et l'intérêt artistique des photographies, mélangeant l'intérêt sociologique et artistique. Contrairement au gros du contentieux qui concerne des photographies de presse, le tribunal devait ici juger d'oeuvres photographiques d'un artiste. Il l'affirme lui-même dans la première décision en notant que le caractère artistique de l'ouvrage n'est pas contesté, et n'est pas même contestable.
Peu à peu, les tribunaux parviendront à singulariser ce qui relève d'une exception artistique, sans en passer par les circonvolutions d'une liberté d'informer qui n'a de sens que pour la presse. La sociologie est un travail, un travail d'enquête et de rédaction, de confrontation d'hypothèses avec le réel. Le livre de Banier ne nous apprend rien. Nous savons qu'il y a des fous parmi nous. Le livre de Banier nous donne à le voir en construisant, à partir de chaque image, une fiction, un roman, comme il le dit lui-même. Le livre de Banier est donc une oeuvre, parce qu'il transforme notre regard sur le réel. C'est ce que veulent dire les juges, nous semble-t-il, malgré deux définitions distinctes de la même oeuvre, ce qui montre la difficulté de tracer ce sillon, nouveau pour la jurisprudence.
Image et fiction. Peut-on se servir du critère de la fiction pour singulariser une image et affirmer la liberté de son auteur face à la revendication du modèle ? Peut-on affirmer qu'il est nécessaire, dans une société démocratique, de faire des oeuvres à partir de l'image d'autrui, sans son consentement ou à son insu, comme le veut la loi du genre ? C'est ce qu'affirme ici le tribunal lorsqu'il tranche, négativement, de la demande de la « dame au petit chien » fondée sur le droit à l'image.
De même que l'information ou l'article de presse sont légitimes quand ils apportent une « contribution à un débat d'intérêt général pour la société », pour reprendre la terminologie pragmatique de la CEDH, les oeuvres, en tant qu'elles sont un regard à la fois subjectif et formel, transforment leur sujet. Cette transformation permet, non pas d'exercer un regard voyeur, mais un regard critique, distancié, d'aller au-delà du particulier pour toucher à l'universel. Le livre de Banier est nécessaire dans une société démocratique, non parce qu'il nous informe, mais parce qu'il souligne, dit le tribunal, la « commune humanité » entre la « dame au petit chien » et la folie, c'est-à-dire entre « nous » et « eux », et ce par des moyens d'abord formels.
N'est-il pas temps, alors que la liberté de création est aussi nécessaire que la liberté d'expression, de la caractériser de façon autonome, puisqu'elle n'est pas, et ne sera jamais, le simple droit de faire librement circuler des idées, mais création de formes ? Si la plupart des photographies, y compris de la presse à scandale, sont défendues au nom du droit à l'information, ce qui est paradoxal car elles n'informent le plus souvent sur rien et sont un simple commerce, il est nécessaire que l'oeuvre, l'image artistique, regard formel sur le monde, point de vue subjectif prétendant à l'universel, comme l'affirmait Kant, soit défendue sur son propre terrain, qui n'est pas celui de la liberté d'information.
En l'espèce, la photo de la « dame au petit chien » a un rapport très ambigu avec cette dame. C'est elle et ce n'est plus elle. De la même façon que Gérard Lopez est et n'est pas le héros de « Etre et Avoir », puisqu'il est devenu « le » Gérard Lopez de Nicolas Philibert, c'est-à-dire, en dépit de la réalité des images documentaires, le héros d'une fiction, probable facteur du trouble qu'il a manifesté en saisissant la justice. La philosophe Marie-José Mondzain(14) va encore plus loin quand elle conteste la réalité du droit à l'image comme droit de propriété de l'individu : « Aucune image jamais ne montrera quelque chose qui vaudra pour un tout, encore moins pour une réalité ontologique, une substance prise ailleurs. L'image se qualifie par la parole qui l'habite et par le retrait qui la constitue. Celui qui voyant son image s'identifie totalement à ce qu'il voit est dans cette spécularité narcissique qui le fait jouir du spectacle ou qui le conduit à son exécration en fonction des effets fusionnels de ce qu'il voit. On n'est pas plus son image, qu'on ne possède son image, car l'image est une production humaine qui engage la relation de son producteur à l'ensemble des regards auxquels il s'adresse. En déplaçant le regard de la chose vers l'image, on abandonne la chose, on en fait le deuil, on en constitue l'absence, et cette absence constitutive rend inepte toute revendication substantielle à une quelconque propriété. »
B - La dignité du modèle
L'article 16 du code civil dispose que la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci.
De la dignité de la personne, les juges déduisent désormais un principe de dignité de sa représentation, de son image(15). Ce principe nous semble plus cohérent avec l'article 16 que ne l'est le droit à l'image dans le giron de la protection de la vie privée telle que définie à l'article 9, mais ce dernier, on le voit bien, est en nette régression, sauf quand il est exploité financièrement par son titulaire. Reste que l'appréciation de la dignité n'est pas aisée(16). Puisque les juges n'exigent pas, ici, le consentement de la personne photographiée, c'est donc que la dignité n'est pas l'accord, le consentement à ce que son corps illustre un propos, qu'il soit politique, sociologique ou artistique. La seule limite fixée par le tribunal dans l'affaire Delahaye était que la personne ne soit pas représentée « dans une situation dégradante », « que l'expression qui se dégage de son portrait ne le tourne pas en ridicule ». Si le caractère dégradant renvoie à la dignité humaine, le ridicule est un critère particulièrement dangereux par son hyper-subjectivité. Transposé dans les deux espèces commentées, il était plus que délicat à utiliser. C'est donc le « dénigrement » qui est ici examiné dans la première espèce, et « l'indécence » dans la seconde, pour vérifier la dignité des représentations.
Le tribunal note que la fragilité particulière des deux dames « conduit à une protection d'autant plus exigeante de leur dignité ». Comment être exigeant avec un critère subjectif sans tomber dans le jugement moral aléatoire ? Comment fonder une analyse objective et argumentée de la dignité, valeur éthique, sans qu'elle dépende des valeurs de celui qui l'apprécie ? Ce sont bien des jugements de valeur, voire des affects, qui sont invoqués au soutien du respect de la dignité de ces deux personnes. L'humanité des personnages, le respect et la tendresse du traitement des sujets sont autant de raisons qui seraient bien en peine de montrer leurs fondements objectifs. Cette (inévitable) subjectivité préside encore à l'interprétation du titre du livre, « Perdre la tête », non pas comme en rapport avec la folie, mais comme un portrait du monde actuel. On retrouve, dans l'appréciation de la dignité de la représentation artistique, une évaluation du mérite de l'oeuvre, taboue en droit d'auteur (article L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle). En poussant un peu le raisonnement, l'indignité ne serait-elle pas précisément ce retour au réel, cette révélation malsaine qui est le contraire du projet artistique ?
Conclusion
La question n'est pas simple, et il est juste que le juge soit le garant que cette intrusion de l'oeuvre, par la caméra ou l'appareil photo, ou par la plume, dans l'intimité des personnes, respecte les règles d'éthique minimale, au sens utilisé par le philosophe Ruwen Ogien(17), qui protègent chaque être humain lorsqu'un préjudice réel est subi. C'est la position des deux décisions commentées en matière de droit à l'image. On regrettera qu'il n'y ait pas un mot sur la composition des images, sur le sens du cadre, des contrastes de la lumière, sur le mouvement de chacune de ces photographies, sur le caractère extraordinairement inquiétant de certaines d'entre elles...
Puisque le droit exige des oeuvres d'art qu'elles soient éthiques, l'art ne pourrait-il exiger du droit qu'il le soit également, et que les juges regardent les images comme elles sont composées, et non pas seulement pour ce qu'ils croient qu'elles disent ? Notre droit positif doit réussir à articuler que les images d'un artiste sont toujours d'interprétation multiple et non pas univoque comme ceux qui veulent les faire censurer le prétendent. Le travail de l'artiste est de partir de cette complexité du réel, et de la singularité, pour toucher à l'universel. C'est devant cette réussite, et devant nulle autre que les droits individuels « intimes » cèdent le pas. Face à l'oeuvre, le droit à l'image est un non-sens.
Mots clés :
VIE PRIVEE * Droit à l'image * Photographie * Ouvrage * Liberté d'expression * Dignité de la personne
DROIT ET LIBERTE FONDAMENTAUX * Liberté d'expression * Ouvrage * Droit à l'image * Dignité de la personne humaine * Photographie
(1) Civ. 2e, 18 mars 2004, Bull. civ. II. n° 135.
(2) Civ. 1re, 7 mars 2006, Bull. civ. I. n° 139 ; D. 2006. Somm. 2702, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot.
(3) Civ. 1re, 20 févr. 2001, D. 2001. Jur. 1199, note J.-P. Gridel ; ibid. Somm. 92, obs. C. Caron; 12 juill. 2001, D. 2002. Jur. 1380, note C. Bigot ; ibid. Somm. 2298, obs. L. Marino ; CCE nov 2001. 26, n° 117, note A. Lepage.
(4) Civ. 2e, 4 nov. 2004, D. 2005. Jur. 696, note I. Corpart ; ibid. Pan. 536, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat et Pan. 2643, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot ; Comm. Com. Elect. 2005. n° 33, obs. A. Lepage ; Légipresse 45, note C. Bigot.
(5) Civ. 1re, 7 mars 2006, D. 2006. IR. 1002 ; ibid. Pan. 2702, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot.
(6) Le nouveau régime du droit à l'image : le test en deux étapes, D. 2004. Jur. 2596, note C. Bigot.
(7) Civ. 1re, 3 avr. 2002, D. 2002. Jur. 3164, note C. Bigot ; ibid. 2003. Somm. 1543, obs; C. Caron ; Légipresse 2002, n° 195. III. 170, note G. Loiseau ; Comm. Com. Elect. 2002, n° 158, obs. A. Lepage ; 19 févr. 2004, D. 2004. Jur. 2596, note C. Bigot, et Somm. 1633, obs. C. Caron ; RTD civ. 2005. 99, obs. J. Hauser ; 8 juill. 2004. n° 02-17.458, RTD civ. 2005. 99, obs. J. Hauser ; D. 2004. IR. 2694 ; ibid. 2005. Pan. 2643, obs. C. Bigot et 02-19.440.
(8) La jurisprudence de la cour d'appel de Paris citée par C. Bigot in Panorama, Droits de la personnalité, juillet 2005 - juillet 2006, D. 2006. 2702.
(9) CEDH gde ch., 22 oct. 2007, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c/ France, (Req. n° 21279/02 et 36448/02), D. 2007. AJ. 2737, obs. S. Lavric.
(10) TGI Paris, 10 févr. 2006, Légipresse n° 230. avril 2006. p 53.
(11) Ord. du 4 avr. 2003.
(12) TGI Paris, 17e ch., 16 nov 2006, Légipresse n° 240. avr. 2007. 72, notre note.
(13) TGI Paris, 2 juin 2004, Légipresse n° 214. sept. 2004. 156, note C. Bigot.
(14) Pour l'image, présomption d'innocence, Revue images documentaires, n° 35/36, p. 17 et s.
(15) Civ. 1re, 20 févr. 2001, Bull. civ. I. n° 42 ; D. 2001. Jur. 199, note J.-P. Gridel ; ibid. Somm. 1990, obs. A. Lepage.
(16) V. sur ce point les chroniques du professeur Théo Hassler in LPA 18 mai 2004. n° 99, 15, et celle de Christophe Bigot, La liberté de l'image entre son passé et son avenir, Légipresse 2001. II. 83.
(17) La panique morale, Grasset, oct. 2004, et L'éthique aujourd'hui, Gallimard 2007.
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