• 6 Septembre 2017

    L'autonomie de la liberté de création ?

    Analyse d'Agnès Tricoire dans la revue Legicom - n°58/2017-1

  • 3 Avril 2017

    Diffamation : Imputer à un journaliste de s’être transformé, face à un homme politique, en « professionnel de la brosse à reluire » n’est pas diffamatoire

    TGI de Paris (17e ch.) 19/01/2017, J-P Elkabbach c/F. Cassegrain et a.

    C’est à la suite d’une interview avec l’ancien chef de l’État, Nicolas Sarkozy, alors mis en examen, que Jean-Pierre Elkabbach avait essuyé quelques critiques en Juillet 2014.

    Accusé de complaisance par une partie de l’opinion publique sur les réseaux sociaux, ainsi que par des confrères du journaliste emblématique d’Europe 1, dans différents articles :

                « Une fois de plus, ses questions ont été plus embarrassantes pour la profession de journaliste que pour l’interviewé » : résume le site Rue89.

    Parmi ces critiques, le journal Marianne avait publié, en septembre 2014, un dossier intitulé « Ceux qui attendent le maître ». Une enquête en référence à Nicolas Sarkozy et à ceux qui souhaitaient son retour à l’Élysée. Au sein de laquelle était consacré un article à Mr Jean-Pierre Elkabbach, qualifié de « journaliste de connivence ».

    Selon l’hebdomadaire, le journaliste « se transforma en professionnel de la brosse à reluire, au point de gêner celui qu’il pensait servir » lors de cette interview.

    S’estimant diffamé, J-P Elkabbach porta plainte contre le journal devant le tribunal correctionnel de Nanterre, arguant que les propos lui imputeraient d’avoir trahi son devoir d’indépendance au bénéfice d’un homme politique dont il est proche.

    Ce jugement nous permet de faire un rappel sur ce délit de presse ainsi que sur la responsabilité qui s’ensuit.

    • La Diffamation renferme l’imputation d’un fait précis

                La diffamation, définit à l’article 29 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la Presse, est l’allégation ou l’imputation d'un fait constitutive d’un délit ou d’une contravention selon son caractère public ou non, qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération d’une personne ou d’un corps constitué.

    À la différence l’injure est toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait précis, dans la mesure où elle n’est pas précédée de provocation, l’injure est un délit lorsqu’elle est publique, et une contravention lorsqu’elle ne l’est pas. 

    • La responsabilité « en cascade » des délits commis par voie de presse

             L’article 42 de la loi de 1881, prévoit une responsabilité « en cascade » des délits commis par voie de presse, les premiers responsables étant les directeurs de publications ou éditeurs, à défaut les auteurs, à défaut les imprimeurs, et enfin à défaut les vendeurs, les distributeur et les afficheurs. L’infraction sera donc constituée par la seul présence de l’élément matériel, l’élément moral étant lui présumé.

    Alors qu’en droit pénal le principe veut que seul l’auteur de l’infraction soit responsable, la loi de 1881 pose une exception, une présomption simple de mauvaise foi étroitement liée à la notion de contrôle du contenu de la publication.

    Ainsi cette responsabilité permet d’identifier plus facilement celui contre qui les poursuites doivent être engagées et ainsi indemniser plus facilement la victime.

    Il ne faut pas confondre le directeur de la publication avec le directeur de la rédaction, en effet le directeur de la publication est le représentant légal de la personne morale éditrice d’une publication, dans les société anonymes le directeur de la publication est le président du directoire ou le directeur général unique, en l’espèce Monsieur F. Cassegrain à l’époque. (Article 6 de la Loi de 1881). Alors que le directeur de la rédaction est responsable des aspects rédactionnels de la publication (en l’espèce Monsieur J. Macé-Scaron à l’époque).

    Les auteurs sont poursuivis comme complices lorsque les directeurs de la publication ou les éditeurs seront mis en cause (Article 43 de la loi de 1881).

    À noter que les actions en diffamation se prescrivent après trois mois révolus, à compter du jour où l’infraction a été commise, c’est à dire à compter de la première publication (écrit porté à la connaissance du public et mis à sa disposition).  (article 65 de la loi de 1881).

    • L’ « exceptio veritatis » ou la preuve de la bonne foi

    Deux moyens de défense s’offrent aux auteurs, soit l’exception de vérité (« exceptio veritatis » article 55 de Loi de 1881), c’est à dire la possibilité de prouver la véracité de ses propos, ou bien la preuve de la bonne foi (l’auteur a poursuivi un but légitime, sans animosité personnelle, en ayant fait preuve de mesure et de prudence, et en ayant réalisé une enquête de manière sérieuse ou de qualité, C. cass. 1ère. Civ. 17/03/2011 10-11.784).

    En l’espèce selon le TGI, l’appréciation du positionnement de Mr Elkabbach par rapport à une personne interviewé est par essence même subjective et susceptible d’être appréciée de manière fluctuante, en rapport avec la sensibilité politique de chacun, certains pouvant l’estimer complaisant et d’autres provocateur.

    Ainsi selon les juges, dire qu’un journaliste s’est transformé « en professionnel de la brosse à reluire » n’est pas suffisamment précis pour être considéré comme diffamatoire.

    Bien que les propos soient sarcastiques et blessants selon les juges du fond, ils ne peuvent pas être considérés comme susceptibles de faire l’objet d’un débat probatoire.

    N’aurait-il fallu alors invoquer l’injure  plutôt que la diffamation ?

    Ben zacken Nathan 

  • 16 Décembre 2016

    Application de la réforme du droit des contrats

    Réforme du droit des contrats et son application :

    L’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats entre en vigueur dès sa publication au titre de l’article 38 de la Constitution, à condition toutefois qu’un projet de loi de ratification soit déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation.

    En effet, l’article 38 dispose que :

    « Le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Les ordonnances sont prises en conseil des ministres après avis du Conseil d'État. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse. »

    C’est ainsi qu’un projet de loi de ratification a été déposé le 6 juillet 2016 devant le Parlement dans le délai 6 mois suivant l’ordonnance, délai fixé par la loi d’habilitation du 16 février 2015.

    Bien que la réforme du droit des contrats portée par l’ordonnance du 10 février 2016 ait fait l’objet d’un tel dépôt de projet de loi, cette dernière n’a jamais été votée par le Parlement. En effet, aucun délai obligatoire n’existe pour le législateur d’adopter une telle loi.

    Elle n’a donc qu’une valeur réglementaire en l’absence de loi de ratification. Cette situation a ainsi interpellé Stéphane Larrière dans un article rédigé le 16 octobre 2016 et accessible à l’adresse internet suivante : http://laloidesparties.fr/reforme-droit-contrats.

    Il semble difficile, selon lui, qu’un texte de nature réglementaire et en l’absence de ratification expresse lui conférant une valeur législative, puisse modifier la loi existante, au regard de la hiérarchie des normes.

    Ainsi, bien que l’ordonnance soit entrée en vigueur, elle ne serait pas applicable car elle resterait un acte administratif qui ne peut modifier la loi existante tant que l’étape de la ratification n’a pas été respectée.

    Monsieur Larrière va encore plus loin en déclarant que trois régimes pourraient cohabiter :

    • les dispositions anciennes du Code civil à valeur législative,

    • Les règles nouvelles de l’ordonnance à valeur réglementaire,

    • Les dispositions de la loi de ratification si elles venaient à modifier l’ordonnance de février 2016.

    Cependant, il semble difficile de contester l’application de cette réforme du droit des contrats, car les délais ont été tenus. En effet, le projet de loi de ratification a été déposé, et l’article 38 de la Constitution n’exige nullement que le projet de loi de ratification soit voté ou même discuté, et ne prévoit, en outre, pas de délai pour une telle ratification, il suffit que le projet soit déposé. La réforme est donc entrée en vigueur et n’est pas caduque.

    Il est cependant possible que la loi de ratification à venir apporte des modifications aux dispositions de l’ordonnance. Cela pourrait alors faire évoluer le contenu de cette ordonnance et créer deux situations différentes entre les dispositions antérieures à la loi de ratification issues de l’ordonnance, et celles issues de la loi de ratification en cas de modifications de l’ordonnance (G. Chantepie, 12 juillet 2016, Blog Dalloz – réforme droit des contrats).

    En outre, et depuis la réforme constitutionnelle de 2008, la ratification doit être expresse comme le prévoit l’alinéa 2 de l’article 38. Ainsi, le projet de loi revêt quasiment une fonction conservatoire en attendant la loi de ratification. Le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ont validé ce principe de validation expresse, en jugeant qu’une ordonnance non expressément ratifiée a un caractère règlementaire et que ses dispositions n’ont pas de valeur législative (CE, 11 mars 2011, M. Alexandre A., n° 341658 et CC n° 2011-219 QPC du 10 février 2012).

    Ainsi, l’ordonnance est entrée en vigueur suite au dépôt du projet de loi de ratification, mais elle reste un acte règlementaire dans l’attente de la loi de ratification pour donner valeur législative aux dispositions prises. Dans cette attente, ces dispositions ne peuvent être contestées que devant le Conseil d’État et non devant le Conseil constitutionnel par voie de QPC (question prioritaire de constitutionnalité).

    Il semble donc que l’application de la réforme ne soit pas discutable puisque le projet de loi a été déposé, les dispositions de l’ordonnance sont donc entrées en vigueur le 1er octobre 2016. Il reste à savoir si la loi de ratification portera modification des dispositions de l’ordonnance ce qui pourrait engendrer deux régimes de droit (G. Chantepie, précitée).

    Camille NOAILLES Avocat à la Cour

  • 18 Octobre 2016

    Opposabilité, vous avez dit opposabilité ? - Dalloz IP/IT

    Dalloz IP/IT 2016 p.488

    L'essentiel

    La Cour de justice de l'Union européenne vient de trancher une nouvelle fois la question de l'incidence du non-enregistrement d'une licence sur l'action en contrefaçon dans un sens qui peut apparaître comme contra legem. Elle était saisie d'une demande de décision préjudicielle portant sur l'interprétation de l'article 32, paragraphe 3, et de l'article 33, paragraphe 2, première phrase, du règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires.
     
    Une société est titulaire d'une licence exclusive, pour l'Allemagne, sur un modèle communautaire de boules à laver, mais cette licence n'a pas été inscrite au registre des dessins ou modèles communautaires. Un tiers, accusé de contrefaçon par la première, a accepté, sur simple sommation, de s'abstenir de distribuer la seconde boule à laver. La licenciée saisit avec succès le tribunal de première instance d'une demande en réparation de son préjudice ainsi que de demandes de mesures d'instruction. Le Tribunal régional supérieur de Düsseldorf s'interroge en appel sur l'interprétation du droit communautaire, et saisit la Cour de justice de l'Union européenne. Voyons l'état du droit, les questions, les solutions et leur portée.
     
    I - Rappel par la Cour des dispositions interprétées
    Les articles 28, 29, 32 et 33 du règlement (CE) n° 6/2002 du 12 décembre 2001 y figurent sous le titre III intitulé « Des dessins et modèles communautaires comme objets de propriété ».

    L'article 28 b) de ce règlement, prévoit que l'enregistrement du transfert d'un dessin ou modèle communautaire enregistré conditionne l'exercice des droits.

    L'article 29, qui porte sur les droits réels prévoit simplement que l'une des parties fait inscrire le gage ou les droits réels sur le même registre.

    L'article 32 régit les licences. Citons-le car il fait l'objet de la deuxième question :

    « 1. Le dessin ou modèle communautaire peut faire l'objet de licences pour tout ou partie de la Communauté. Les licences peuvent être exclusives ou non exclusives.

    [...]

    3. Sans préjudice des stipulations du contrat de licence, le licencié ne peut engager une procédure relative à la contrefaçon d'un dessin ou modèle communautaire qu'avec le consentement du titulaire de celui-ci. Toutefois, le titulaire d'une licence exclusive peut engager une telle procédure si, après mise en demeure, le titulaire du dessin ou modèle communautaire n'agit pas lui-même en contrefaçon dans le délai approprié.

    4. Tout licencié est recevable à intervenir dans l'instance en contrefaçon engagée par le titulaire du dessin ou modèle communautaire afin d'obtenir réparation du préjudice qui lui est propre.

    5. Sur requête d'une des parties, l'octroi ou le transfert d'une licence de dessin ou modèle communautaire enregistré est inscrit au registre et publié ».

    L'article 33, intitulé « Opposabilité aux tiers », et qui fait l'objet de la première question, prévoit quant à lui :

    « 1. L'opposabilité aux tiers des actes juridiques visés aux articles 28, 29, 30 et 32 est régie par la législation de l'État membre déterminé conformément à l'article 27.

    2. Pour les dessins ou modèles communautaires enregistrés, les actes juridiques visés aux articles 28, 29 et 32 ne sont opposables aux tiers, dans tous les États membres, qu'après leur inscription au registre. Toutefois, avant son inscription, un tel acte est opposable aux tiers qui ont acquis des droits sur le dessin ou modèle communautaire enregistré après la date de cet acte, mais qui avaient connaissance de celui-ci lors de l'acquisition de ces droits.

    3. Le paragraphe 2 n'est pas applicable à l'égard d'une personne qui acquiert le dessin ou modèle communautaire enregistré ou un droit sur le dessin ou modèle communautaire enregistré par transfert de l'entreprise dans sa totalité ou par toute autre succession à titre universel ».
     
    II - Les questions préjudicielles
    Le Tribunal régional supérieur de Düsseldorf pose à la Cour deux questions :

    1) L'article 33, paragraphe 2, première phrase, du règlement empêche-t-il le preneur de licence non inscrite dans le registre des dessins ou modèles communautaires d'agir en contrefaçon d'un dessin ou modèle communautaire ?

    2) Si la première question devait appeler une réponse négative, le preneur d'une licence exclusive sur un dessin ou modèle communautaire habilité par le titulaire des droits peut-il prétendre à la réparation de son préjudice propre dans la procédure engagée par lui seul, visée à l'article 32, paragraphe 3, ou ne peut-il qu'intervenir au titre du paragraphe 4 de cet article dans une procédure engagée par le titulaire des droits lui-même en contrefaçon de son dessin ou modèle communautaire ?
     
    III - La réponse de la Cour
    Sur la première question, la Cour convient que l'article 33, paragraphe 2, lu « isolément », pourrait être interprété en ce sens. Et de fait, il apparaît constituer une exception à l'article 32, paragraphe3, qui permet au licencié d'agir seul avec le consentement du titulaire. Ce n'est donc apparemment possible que si la licence a été publiée. Mais la Cour fait figurer en premier dans la liste des dispositions pertinentes le considérant 29 du règlement (CE) n° 6/2002 : « Il est essentiel que l'exercice des droits conférés par un dessin ou modèle communautaire puisse être garanti d'une manière efficace sur tout le territoire de la Communauté ». Elle affirme ensuite qu'il ne faut pas tenir compte seulement des termes mais des objectifs de la disposition à interpréter et cite des précédents (CJUE 22 nov. 2012, Brain Products, aff. C-219/11, pt 13 ; CJUE 16 juill. 2015, Minister for Justice and Equality c/ Lanigan, aff. C-237/15 PPU, pt 35, AJDA 2015. 2257, chron. E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; D. 2015. 1601 ; AJ pénal 2015. 559, obs. J. Lelieur). Au nom de ce pragmatisme, elle va se livrer à une analyse « textuelle » et surtout para ou contra textuelle de ce règlement, sous couvert de contextualité.

    Elle considère tout d'abord que la règle de l'opposabilité aux tiers des seuls actes enregistrés fait l'objet de tempéraments dans le même article. Qu'ils ne soient en rien applicables en l'espèce importe peu, il s'agit de démontrer que la règle n'est pas absolue. La Cour appelle cela le contexte. Contexte toujours, la Cour rappelle que le titre III du règlement sous lequel figure l'article 33 est intitulé « Des dessins et modèles communautaires comme objets de propriété ». Elle en déduit que l'article 33 n'est pas isolé et doit se lire ensemble avec les articles 28, 29 et 32 qui, tous, « contiennent des règles ayant trait aux dessins et aux modèles communautaires en tant qu'objets de propriété », et « se rapportent à des actes ayant en commun d'avoir pour objet ou pour effet de créer ou de transférer un droit sur le dessin ou sur le modèle ». On n'avance pas beaucoup, car il s'agit ici non du propriétaire ou du cessionnaire, mais du licencié. Or, relève la Cour, à l'article 32, paragraphe 3, première phrase, le droit pour le licencié d'engager une procédure relative à la contrefaçon d'un dessin ou d'un modèle communautaire n'est subordonné, sans préjudice des stipulations du contrat de licence, qu'au consentement du titulaire de ce dessin ou de ce modèle. Le paragraphe 5 précise que l'inscription de la licence au registre est effectuée à la requête de l'une des parties. Ce qui n'est pas faux, mais comme ici aucune partie ne l'a demandé, en quoi cela nous avance-t-il ? La Cour veut manifestement que le licencié dont la licence n'a pas été inscrite puisse agir en contrefaçon : voici comment elle s'y prend. Ni l'article 32, ni l'article 29 ne contiennent de disposition analogue à celle de l'article 28, sous b), dudit règlement, aux termes duquel, « tant que le transfert n'a pas été inscrit au registre, l'ayant cause ne peut se prévaloir des droits découlant de l'enregistrement du dessin ou modèle communautaire ». L'article 28 concerne le transfert, entendons la cession, alors que l'article 29 concerne le gage ou les droits réels. Or la licence est régie par l'article 32. Donc, ce que dit l'article 28 et ne dit pas l'article 29 semble de peu de poids, dès lors que l'article 33 les met tous dans le même ensemble pour exiger l'enregistrement de tous les actes concernant un transfert de propriété ou de droits réels aux fins d'opposabilité aux tiers. Mais la Cour trouve un nouvel argument textuel : l'article 28, sous b), « serait dépourvu d'utilité » si l'article 33, paragraphe 2, « devait être interprété comme empêchant de se prévaloir à l'égard de tous les tiers de l'ensemble des actes juridiques visés aux articles 28, 29 et 32 de ce règlement tant que ces actes n'ont pas été inscrits au registre ». Or, le législateur n'a pu écrire une règle inutile. C'est donc que ce qu'il a écrit à l'article 33, paragraphe 2, il ne l'a pas écrit.

    La seconde question préjudicielle est accueillie avec le même empressement, car rien ne servirait au licencié de pouvoir agir s'il ne pouvait faire valoir son préjudice propre. Or, le règlement ne le prévoyait pas. La Cour le déplore : « Alors que l'article 32, paragraphe 4, du règlement (CE) n° 6/2002 énonce que tout licencié est recevable à intervenir dans l'instance en contrefaçon engagée par le titulaire du dessin ou du modèle communautaire afin d'obtenir la réparation du préjudice qui lui est propre, l'article 32, paragraphe 3, de ce règlement ne précise pas si le licencié peut réclamer la réparation de ce préjudice lorsqu'il exerce lui-même l'action en contrefaçon prévue par cette disposition ».

    Ici le raisonnement est moins baroque. La Cour propose de lire ensemble ces deux dispositions qui permettent au licencié d'un dessin ou d'un modèle communautaire d'agir contre le contrefacteur, soit par voie d'action, en engageant la procédure en contrefaçon avec le consentement du titulaire du dessin ou du modèle ou, en cas de licence exclusive, après mise en demeure de ce titulaire si celui-ci n'agit pas lui-même en contrefaçon dans le délai approprié, soit par voie d'intervention, en se joignant à l'instance en contrefaçon engagée par le titulaire. Cette dernière voie est la seule ouverte au titulaire d'une licence non exclusive qui n'obtient pas le consentement du titulaire du dessin ou du modèle pour agir seul. La Cour en déduit que si le licencié peut demander la réparation du préjudice qui lui est propre en intervenant dans l'instance en contrefaçon engagée par le titulaire du dessin ou du modèle communautaire, rien ne s'oppose à ce qu'il puisse également le faire lorsqu'il exerce lui-même l'action en contrefaçon avec le consentement du titulaire du dessin ou du modèle communautaire ou, s'il est preneur d'une licence exclusive, sans ce consentement en cas d'inaction de ce titulaire après l'avoir mis en demeure d'agir.

    La possibilité pour le licencié de réclamer la réparation du préjudice qui lui est propre est conforme à l'objectif énoncé au considérant 29 du règlement, consistant à garantir d'une manière efficace l'exercice des droits conférés par un dessin ou un modèle communautaire sur tout le territoire de l'Union, et à la finalité de l'article 32, paragraphe 4 : « Lui interdire d'agir à cette fin dans le cadre de cette action le rendrait totalement tributaire, y compris en cas de licence exclusive, du titulaire du dessin ou du modèle communautaire pour obtenir la réparation du préjudice qui lui est propre et serait ainsi préjudiciable, dans l'hypothèse où ce titulaire n'agit pas, à l'exercice des mêmes droits » (pt 31). Cette solution qui découle logiquement de la première est moins choquante car elle n'est pas en contradiction avec le texte, se contente d'y ajouter dans un sens qui paraît en effet indispensable sur le plan pratique.
     
    IV - Portée de l'arrêt
    Cet arrêt s'inscrit dans une politique jurisprudentielle de la Cour de justice de l'Union européenne qui dépasse le domaine des dessins et modèles. En effet, la Cour se réfère à une précédente décision concernant la marque (CJUE 4 févr. 2016, Hassan c/ Breiding Vertriebsgesellschaft mbH, aff. C-163/15, D. 2016. 927, note F. Pollaud-Dulian ; Dalloz IP/IT 2016. 203, obs. C. Zolynski) dont la conclusion était la même : l'inscription au registre des marques communautaires n'est pas une condition de recevabilité de l'action en contrefaçon du licencié en dépit de l'article 23 du règlement (CE) n° 207/2009 du 26 février 2009 sur la marque communautaire, qui dispose que « les actes juridiques concernant la marque communautaire visés aux articles 17, 19 et 22 ne sont opposables aux tiers dans tous les États membres qu'après leur inscription au registre [...] ». L'article 22, qui régit les licences, est le pendant de l'article 32 du règlement (CE) n° 6/2002 sur les dessins et modèles. Pour parvenir à ce résultat, la Cour s'était livrée à une interprétation qui a pu être qualifiée « littéraliste et divinatoire » (D. 2016. 927, note F. Pollaud-Dulian). Moins divinatoire que réformiste, la Cour applique (certes en matière économique et non point par soucis d'équité) l'injonction du juge Oswald Baudot à ses pairs : « La justice est une création perpétuelle. Elle sera ce que vous en ferez. N'attendez pas le feu vert du ministre ou du législateur ou des réformes, toujours envisagées. Réformez vous-mêmes » (Harangue de 1974, citée par P. Robert-Diard, Le Monde, 3 août 2016, p. 17). Les juges de La Haye sont moins directs. Ils habillent leur modification de la loi communautaire d'un ravissant déshabillé transparent.
     
    Perspectives
    Cet arrêt, qui ne concerne que le dessin ou modèle communautaire, va-t-il influer sur la règle française de l'opposabilité pour les dessins et modèles nationaux ? L'article L. 521-2 du code de la propriété intellectuelle dispose que le licencié peut agir en contrefaçon s'il dispose d'une licence exclusive et qu'il a mis en demeure le propriétaire d'agir, sans réaction de celui-ci, sauf disposition contraire du contrat de licence. Mais l'article L. 513-3 prévoit que tout acte modifiant ou transmettant les droits attachés à un dessin ou modèle déposé n'est opposable aux tiers que s'il est inscrit au registre national des dessins et modèles. Les deux doivent être lus ensemble. Ainsi, la Cour d'appel de Paris a considéré en 2013, à propos d'un modèle communautaire, en application de l'article 33 du règlement, et à propos d'un modèle international, en application de l'article L. 513-3 du code de la propriété intellectuelle, que l'action en contrefaçon par le licencié n'est permise qu'à compter de l'enregistrement de la licence (Paris, pôle 5, 2e ch.2, 25 janv. 2013, n° 11/02279). La nouvelle solution de la Cour de justice de l'Union européenne ne devrait pas modifier le sens de la jurisprudence française, puisque la directive 98/71/CE du 13 octobre 1998 sur les dessins et modèles précise dans son considérant 6 que les États restent libres de fixer les dispositions de procédure concernant l'enregistrement. Mais peut-être la Cour de justice de l'Union européenne considérera qu'il ne s'agit pas ici d'une règle de procédure, ou que le considérant 3, qui appelle au rapprochement des législations pour le bon fonctionnement du marché intérieur, doit primer, bien que la directive ne comporte aucune disposition sur l'opposabilité ?
     
    Ce qu'il faut retenir
    L'acheteur d'un dessin ou modèle communautaire qui n'a pas fait inscrire son acquisition au registre ne pourra agir en contrefaçon, alors que le licencié le pourra. Pourtant, la finalité de cette règle de la non-opposabilité aux tiers des actes juridiques visés aux articles 28, 29 et 32 de ce règlement qui n'ont pas été inscrits au registre, c'est, selon la cour, de protéger celui qui a ou est susceptible d'avoir des droits sur un dessin ou sur un modèle communautaire en tant qu'objet de propriété. C'est la partie la plus amusante de l'arrêt : l'opposabilité au tiers n'a pas pour objet de protéger les tiers d'un droit qui ne leur a pas été signalé publiquement, mais le titulaire du droit privatif lui-même ! Et encore ne s'agit-il que du licencié et pas du nouveau propriétaire. Il fallait y penser.
  • 20 Septembre 2016

    Chansons et droit pénal - La Scène

    Certaines paroles de chansons peuvent-elles être sanctionnées pénalement ? En est-il de même pour un texte de théâtre ?

  • 6 Septembre 2016

    Orlan contre Lady Gaga : l'intention artistique comme grille de lecture de l'oeuvre d'art (enfin !) - Le Quotidien de l'Art

    TGI 7 juillet 2016

  • 2 Septembre 2016

    Une première en droit des successions des auteurs ! Le cabinet a obtenu une décision qui marquera la jurisprudence.

    La titularité post-mortem des droits moraux de l’auteur a fait l’objet de nombreux débats. Dans un jugement du Tribunal de grande instance d’Alès rendu le 26 janvier 2016 , les juges ont reprécisé les conditions de la dévolution successorale du droit moral en privilégiant la volonté de l’auteur décédé, et ont confirmé une solution nouvelle. La décision est définitive, aucun appel n'ayant été interjeté.

    Les faits étaient les suivants :

    Monsieur X, auteur décédé en 2009, laisse pour lui succéder : sa conjointe survivante, et trois héritiers réservataires, deux enfants nés d’une première union, et un fils issu de sa seconde union.

    Cet auteur avait rédigé un testament en 1998 par lequel il instituait son épouse légataire universelle. Il complétait ce testament par un codicille en 2006, l’instituant également exécuteur testamentaire, lui léguant notamment le droit de divulgation de ses œuvres posthumes et l’exercice de ses droits moraux d’auteur. Il précisait qu’au décès de son épouse, ses droits moraux seraient légués à leur fils.

    Les héritiers issus de la première union ont alors assigné son épouse et leur fils aux fins de voir prononcer la nullité du codicille en ce qu’il dévolue exclusivement à ce dernier les droits moraux d’auteur, à savoir le droit au respect de l’œuvre, du nom et de la qualité de l’auteur décédé, ainsi que le droit de divulgation.

    Au soutien de cette demande, les héritiers du défunt prétendaient que le testament violait les articles L.121-1 et L.121-2 du Code de propriété intellectuelle (CPI).

    Le TGI d’Ales rend une décision particulièrement claire et bien motivée concernant les règles de dévolution du droit moral de l’auteur.

    1. Sur la dévolution du droit au respect du nom, de la qualité et de l’œuvre de l’auteur :

    La transmission de ce droit est prévue par les alinéas 4 et 5 de l’article L.121-1 du CPI :

    • Al. 4 : Il est transmissible à cause de mort aux héritiers de l’auteur,
    • Al. 5 : L’exercice peut être conféré à un tiers en vertu de dispositions testamentaires.

    Selon les demandeurs à l’action, le défunt, après avoir légalement conféré l’exercice de ce droit à son épouse, ne pouvait cependant décider de le transmettre exclusivement à leur fils et ainsi les exclure, cela n’étant pas prévu par l’article susvisé. Ils estimaient en effet que la transmission de ce droit devrait revenir aux héritiers indivisément tel que prévu par l’alinéa 4. Ils s’appuyaient sur la différence terminologique entre titularité (al. 4) et exercice (al. 5) du droit.

    Selon les juges du fond, une telle interprétation littérale des alinéas visés viendrait à dire que l’auteur pourrait confier exclusivement à un tiers l’exercice du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre, excluant donc ses héritiers ou son conjoint survivant, tout en prévoyant que la transmission de ces droits ne pourrait s’opérer qu’au profit de ses héritiers dans l’ordre de dévolution successorale légale quelque soit la volonté de l’auteur.

    Les juges déclarent qu’une telle interprétation, privant les héritiers de l’exercice du droit au respect de l’auteur, ne peut refléter l’esprit de la loi faute de cohérence. Ainsi, ils en concluent que les notions d’exercice et de transmission du droit, prévus dans l’article, sont utilisées de manière indifférente pour organiser ces attributs du droit moral.

    Les juges décident en effet « l’article L121-2 du CPI n’a pas entendu distinguer l’exercice du droit de divulgation de la transmission du droit de divulgation lui-même ».

    Cette position confirme le principe admis selon lequel l’auteur doit disposer d’un pouvoir discrétionnaire pour transférer son héritage moral étant le mieux à même pour déterminer la personne la plus apte à protéger ses droits moraux posthumes.

    Ainsi, l’article L.121-1 doit être interprété en ce sens que l’auteur peut décider de léguer ce droit à toute personne de son choix.

    En outre, les juges rappellent que « la doctrine et la jurisprudence dominante n’opèrent pas de distinction pas entre exercice et transmission des droits moraux de l’article L.121-1 du CPI ». Ainsi, la personne désignée pour exercer ces droits en devient titulaire.

    Au regard de cette interprétation et des dispositions du codicille, la veuve du designer, en tant que légataire universelle, a vocation à devenir titulaire du droit au respect du nom, de la qualité et de l’œuvre du designer.

    Par ailleurs, les demandeurs contaiestent que l’épouse du défunt puisse transmettre à son décès ses droits à son fils issu de son union avec le défunt, arguant que ces droits devraient revenir indivisément aux trois héritiers du designer.

    Les juges rappellent que le droit dévolu à la légataire universelle devient un droit propre. Elle peut donc en disposer à cause de mort. Ces droits dévolus ne peuvent donc revenir par l’effet de la loi aux héritiers ab intestat.

    La question qui se pose est de savoir si l’auteur peut organiser le sort de ses droits moraux à la deuxième génération et donc imposer que ces droits, transmis à son épouse, soient, au décès de cette dernière, transmis à leur seul fils.

    Les juges répondent par l’affirmative et confirment que le droit au respect du nom, de la qualité et de l’œuvre de l’auteur peut parfaitement faire l’objet d’une libéralité graduelle, c’est-à-dire être grevée d’une obligation pour le légataire de les transmettre à tel gratifié à son décès.

    En l’espèce, le codicille prévoyant qu’au décès de la veuve, l’exercice des droits moraux reviendrait à leur fils est valable dans le sens ou la volonté de l’auteur équivaut ici à mettre à la charge de l’épouse survivante l’obligation d’agir ainsi, constituant alors une libéralité graduelle.

    La demande en nullité du codicille formée par les demandeurs est rejetée.

    2. Sur la transmission du droit de divulgation des œuvres posthumes :

    L’article L.121-2 du CPI prévoit un ordre de dévolution spécial pour le droit de divulgation, contrairement au droit au respect dû au nom, à la qualité et à l’œuvre de l’auteur, le droit de divulgation est exercé par l’exécuteur testamentaire qui n’en dispose pas et ne peut le transmettre. La loi fixe en effet un ordre de dévolution comme suit : « sauf volonté contraire de l’auteur, l’exercice de ce droit est exercé dans l’ordre suivant : par les descendants, par le conjoint … ».

    ➢ L’auteur pouvait-il désigner son fils pour exercer ce droit de divulgation, au décès de sa mère, et le choisir au profit des autres héritiers ?

    Il avait très clairement exprimé sa volonté, lors de la rédaction du codicille, en indiquant que son droit de divulgation serait dévolu à son fils au décès de sa femme, cette rédaction étant respectueuse des dispositions de l’article L.121-2.

    ➢ Mais pouvait-il déroger à l’ordre de dévolution en ne désignant qu’un seul de ses héritiers ?

    Les demandeurs affirmaient qu’il n’en avait pas la faculté. Or, les juges rappellent que la volonté de l’auteur prime et qu’une interprétation telle qu’envisagée par les demandeurs serait dépourvue de toute logique et serait donc irrespectueuse de la volonté de l’auteur.

    Les juges déclarent que l’auteur peut souhaiter éviter, notamment dans un souci de cohérence et d’efficacité, que plusieurs personnes soient en charge de l’exercice du droit de divulgation et souhaiter opérer un choix spécifique.

    En l’espèce, l’auteur avait donc la possibilité de modifier l’ordre de dévolution de l’article L.121-2 du CPI et de désigner, son fils issu, de sa seconde union afin d’exercer son droit de divulgation à l’exclusion de ses autres descendants.

    Les juges valident le codicille tel que rédigé concernant la dévolution du droit de divulgation de l’auteur et rejettent la demande en nullité du codicille.

    Ils font une interprétation de la loi à la lumière de la volonté de l’auteur afin de privilégier celle-ci.

    3. Conclusion :

    Un auteur peut donc désigner, dans son testament un premier héritier de son droit moral, puis, au décès de celui-ci, un tiers.

    L’héritage moral n’entre pas dans la réserve héréditaire.

    Cette décision permet ainsi de confirmer la place prépondérante de la volonté de l’auteur. Ce dernier est le mieux à même de connaître la personne la plus apte à exercer et faire respecter son droit moral.

     

    Camille NOAILLES - Avocat à la Cour

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    PHYSIQUE OU INSIDIEUSE, JUSQU’OÙ IRA LA CENSURE DANS L’ART ? - Libération

    Alors que «Dirty Corner» d’Anish Kapoor a été vandalisé une seconde fois à Versailles, ce n’est pas tant la création qui pose problème que la diffusion des œuvres. Il est temps que la loi garantisse réellement la liberté artistique.

    Disponible ici

  • 11 Mai 2015

    Marque et provenance géographique

    Cour d'appel de Paris, 23 mai 2012, n°10/04432



    Dans cette affaire, une société commercialisant de célèbres couteaux de poche reprochait à un exploitant d’un fonds de commerce de restauration l’utilisation à titre de nom commercial d’une de ses marques servant à désigner des produits et services de restauration.

    La demanderesse avait été déboutée en première instance de sa demande en contrefaçon de marque. En appel, la défenderesse lui opposait la nullité de sa marque pour défaut de distinctivité et déceptivité, du fait de la tromperie sur la provenance géographique des produits et services désignés.

    Aux termes de l’article L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle, « {Le caractère distinctif d'un signe de nature à constituer une marque s'apprécie à l'égard des produits ou services désignés. Sont dépourvus de caractère distinctif : (…) b) Les signes ou dénominations pouvant servir à désigner une caractéristique du produit ou du service, et notamment l'espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique, l'époque de la production du bien ou de la prestation de service} ». Ce texte exclut donc de la protection à titre de marque des signes servant à indiquer la provenance géographique du produit ou service désigné par la marque. La sanction a posteriori de l’absence de caractère distinctif est la nullité de la marque.

    La défenderesse a précisément fondé l’absence de caractère distinctif de la marque litigieuse sur le fait que cette marque correspond au nom géographique d’une commune de l’Aveyron, lequel est devenu usuel et générique pour désigner un type particulier de couteau.

    Selon la cour, si cette dénomination est devenue générique pour les couteaux de poche, elle est restée arbitraire et donc distinctive pour les produits et services de restauration, désignés par la marque litigieuse.

    Concernant l’appréciation de la déceptivité de la marque, la cour s’est référée à l’article L. 711-3 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel : « {Ne peut être adopté comme marque ou élément de marque un signe : (…) c) De nature à tromper le public, notamment sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit ou du service } ».

    Les observations suivantes ont été formulées par les juges : il n’est pas démontré que la marque litigieuse serait perçue par le public comme désignant l’origine géographique des couteaux ; le lien entre le lieu de fabrication du couteau et la dénomination de la commune de l’Aveyron ne saurait être nécessairement établi par le public ; et il n’est pas non plus démontré que cette commune bénéficie d’une notoriété particulière pour des produits alimentaires ou de la restauration.

    La cour en a déduit que le signe litigieux servant à désigner des produits et services de restauration sera perçu par le client moyen comme désignant un type de couteau et non pas une commune de l’Aveyron. Que de ce fait, et spécifiquement pour les produits et services désignés, la marque litigieuse ne saurait désigner une provenance géographique et n’est donc pas trompeuse aux yeux du consommateur.

    La cour a débouté le défendeur de sa demande de nullité de la marque après avoir constaté le caractère distinctif et l’absence de tromperie induite par la marque reprenant un nom géographique.
  • 16 Octobre 2014

    Définir l'oeuvre, le défi du droit d'auteur - Recueil Dalloz

    Recueil Dalloz 2014 p.2007

    L'essentiel

    Selon le code de la propriété intellectuelle, « l'oeuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l'auteur ». Mais, s'agissant de la définition de l'oeuvre, la jurisprudence a conservé deux critères prétoriens. Le premier est une condition positive à laquelle elle a recours depuis un siècle : l'originalité. Le second, négatif, l'interdiction de protéger les idées, date de la fin du XIXe siècle, lorsque les écrivains voulurent s'approprier des situations que les juges considérèrent comme banales. Comment ces deux critères ont-ils modifié la définition légale et avec quelles conséquences ? Et ne pourrait-on envisager de revenir à une définition juridique de l'oeuvre plus proche du voeu du législateur ?
     
    Définir, déterminer avec précision les caractères d'un objet, en passant par le langage, est une nécessité pour la communication entre les êtres, et la compréhension du monde. Le degré de précision dépend de l'abstraction du concept. Un concept très concret, par exemple celui de fourchette, implique une forme. Même s'il peut revêtir des aspects formels divers, il y a nécessairement une forme commune qui permet de définir le concept de fourchette. Sa forme est liée à une fonctionnalité qui sont toutes deux aisément descriptibles par le langage. Imaginons que l'on invente un nouvel instrument ayant la même fonction mais en y parvenant par des moyens et une forme différente. L'invention, pour être protégée par le brevet, doit nécessairement être définie dans ses fonctionnalités, afin notamment de vérifier qu'elle remplit bien les critères imposés par la loi, ce qui suppose sa description claire, complète et concise dans le cadre des revendications qui vont fixer l'étendue de la protection (art. L. 612-5 et L. 612-6 CPI). Il n'y a pas de difficulté particulière à définir l'invention par sa description précise. Son principe, sa mise en oeuvre, les caractéristiques particulières techniques, tout est saisissable par la logique des mots. Sa définition précise ne laisse aucune zone d'ombre, elle rend compte totalement, pleinement, de l'invention.

    L'oeuvre est protégée sans dépôt, et surtout sans examen. Elle est protégée avant toute description. La loi la définit ainsi : « l'oeuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l'auteur » (art. L. 111-2 CPI). L'oeuvre est donc définie par la loi en référence à une notion générale, la création, elle-même définie comme l'accomplissement de deux opérations, dont on peut supposer qu'elles ont des temporalités distinctes et chronologiques, la conception et la réalisation. D'où l'on peut déduire deux contre-définitions : n'est pas une oeuvre pour le droit la seule conception, n'est pas une oeuvre pour le droit la seule réalisation. Qu'en est-il ?

    Si la seule conception n'est pas une oeuvre pour le droit, alors l'idée d'oeuvre n'est pas protégeable. Le projet de créer telle forme, tel article, telle émission audiovisuelle, s'il n'est pas matérialisé, ne vaut rien pour le droit. À partir de quand va-t-on considérer qu'un début de réalisation permet une appropriation ? Une simple description écrite d'une oeuvre ayant une forme visuelle permet-elle de protéger l'oeuvre visuelle envisagée, et si oui, comment et jusqu'où ? Ou bien la protection ne s'attachera qu'à la description, en tant qu'oeuvre littéraire ? La difficulté de l'appréhension par le langage de la conception de l'auteur a des conséquences juridiques. On reviendra sur le problème de l'appropriation des idées. Convenons ici que la description de la conception est malaisée, parce qu'elle traduit par le langage un projet d'oeuvre qui doit s'incarner dans une autre suite de mots, pour l'oeuvre littéraire, ou bien par tout autre moyen d'expression (sons, images, formes). Cette difficulté diminue si l'oeuvre est réalisée, et la description peut alors gagner en précision, ce qui permet de mieux définir l'oeuvre candidate à la protection du droit. Retenons ici, et l'on cherchera à préciser ce postulat, que la conception réalisée peut se décrire.

    À l'inverse, si l'on suit la logique de l'article L. 112-1, la seule réalisation de l'oeuvre conçue par autrui ne permet pas de considérer qu'il y a oeuvre. La réalisation est pourtant parfaitement et pleinement descriptible, et ce, par les deux points de vue de celui qui donne les prescriptions et de celui qui les exécute. Logiquement, les deux doivent coïncider. La loi temporise : elle impose la protection du réalisateur de l'oeuvre audiovisuelle (art. L. 113-7 CPI), même quand il adapte un roman qu'il n'a pas écrit, du traducteur qui, par définition, n'est pas l'auteur de l'oeuvre traduite, ou de l'arrangeur qui orchestre une musique déjà composée (art. L. 112-3). La marge de liberté créatrice est très différente dans ces trois exemples. Le plus contraint, le plus tenu par la conception d'un tiers est le traducteur. Il ne peut intervenir que sur la forme, qu'il est toutefois supposé rendre dans sa plus grande exactitude. La loi traite encore différemment les techniciens du film, censés se contenter d'exécuter les directives de l'auteur : ils ne sont pas compris dans la liste des auteurs présumés de l'oeuvre audiovisuelle, quand bien même ils apporteraient à l'oeuvre une partie de sa forme, comme le monteur ou le chef opérateur. La jurisprudence défend fermement les co-auteurs présumés dont le législateur donne une liste à l'article L. 113-7 et refuse notamment la qualité d'auteur aux cameramen(1) et aux directeurs de la photographie(2). Réaliser l'oeuvre n'est donc pas nécessairement la créer(3).

    Sans que ces critères soient prévus par la loi, la jurisprudence a conservé deux critères prétoriens. L'un est une condition positive à laquelle elle avait déjà recours depuis un siècle, l'originalité, et l'autre, négatif, l'interdiction de protéger les idées, date de la fin du XIXe siècle, lorsque les écrivains voulurent s'approprier des situations que les juges considérèrent comme banales. Comment ces deux critères ont-ils modifié la définition légale et avec quelles conséquences ? Et ne pourrait-on envisager de revenir à une définition juridique de l'oeuvre plus proche du voeu du législateur ?
     
    I - L'originalité, critère définitoire de l'oeuvre ou arbitraire du juge ?
     
    Le critère de l'originalité s'applique-t-il à la conception ou à la réalisation ? Puisque l'oeuvre est la réalisation de la conception de l'auteur, on pourrait penser qu'il doit s'appliquer à ces deux étapes qui constituent ensemble, pour le législateur, l'oeuvre de l'esprit.

    Or c'est désormais la seule forme qui intéresse le juge, et une partie de la doctrine. Une partie seulement. Les professeurs André et Henri-Jacques Lucas ont les premiers contesté la distinction idée/forme et, constatant la déclinaison de l'originalité, selon le genre de l'oeuvre, critiqué la thèse de la « géométrie variable »(4). De fait, le droit positif a donné de l'originalité plusieurs définitions selon le type d'oeuvre concernée, notamment à la suite de l'arrêt Pachot et du rapport du conseiller Jonquères(5) : marque de l'empreinte de la personnalité pour les oeuvres appartenant aux catégories classiques des Beaux-Arts et de la littérature, choix arbitraires, artistiques ou esthétiques, activité créative ou effort créatif pour les logiciels et les arts appliqués. Comment les mêmes droits peuvent-ils être accordés selon des degrés d'exigence différents ou des critères différents ? La critique semblerait avoir été entendue par la Cour de cassation. Et l'on peut dégager de sa jurisprudence récente quelques principes permettant d'éclairer la définition actuelle de l'oeuvre.

    La première chambre civile a considéré, à propos d'un modèle de chaussure, que la cour d'appel avait souverainement estimé que « l'ajout d'une semelle à picot qui s'inscrivait dans une tendance de la mode était insuffisant pour témoigner de l'empreinte de la personnalité de l'auteur »(6). Créer une oeuvre, en droit, ce n'est donc pas, ou pas seulement, suivre une tendance de la mode.

    Est-ce être libre ? La liberté de l'auteur, qui permet de distinguer l'oeuvre des autres artefacts humains, avait éclairé la notion d'originalité et de personnalité de l'auteur dans la définition donnée par les professeurs Lucas et Sirinelli(7), qui proposaient de retenir la fantaisie et l'arbitraire. Ces deux notions permettent non pas une reconstitution du processus créateur mais d'en contempler, dans l'oeuvre, les signes. Fantaisie et arbitraire sont le résultat de la finalité sans fin de l'oeuvre, du caractère non utilitaire de sa conception, de sa vocation esthétique et non purement pratique. Si l'on veut affiner la différence entre les deux notions, l'arbitraire est ce qui n'a pas à se justifier, c'est le « parce que » suivi d'un point final, alors que la fantaisie est le signe de la libération des règles, elle signale un travail de l'imagination, et elle signale aussi le plaisir de la réception. La fantaisie est joyeuse, l'arbitraire est grognon. Les deux notions autorisent un examen de l'oeuvre qui va au-delà de ses caractéristiques perceptuelles, en caractérisant le champ dans lequel elle se situe, celui de l'esthétique. Or la Cour de cassation vient de disqualifier le choix arbitraire, affirmant qu'il n'est pas nécessairement original : elle sanctionne une cour d'appel qui a fondé sa décision sur l'absence d'antériorité et le caractère nouveau des choix opérés pour la conception de bâtiments et de leurs aménagements, pour n'avoir pas « caractérisé en quoi ces choix, pour arbitraires qu'ils fussent, portaient l'empreinte de la personnalité de leur auteur »(8). L'arrêt est cassé pour violation des articles L. 112-1 et L. 112-2 du code de la propriété intellectuelle. On cherchera en vain une référence à l'originalité dans ces deux articles. Le premier interdit notamment de juger le mérite de l'oeuvre, le second donne la liste des oeuvres protégeables, en particulier les oeuvres d'architectures dont il était question dans cette affaire. Le visa est donc difficile à comprendre. Tentons une explication : l'arbitraire, précisément parce qu'il ne se justifie pas, ne permet aucun débat judiciaire, il déjoue le contrôle du juge en refusant de s'expliquer. Créer une oeuvre, en droit, ne peut être, seulement, faire des choix arbitraires. La fantaisie, le choix esthétique, subiraient-ils le même sort devant la Cour suprême ? Ce n'est pas la position des juges du fond : le choix esthétique est retenu par le tribunal de grande instance de Paris pour qualifier l'originalité d'oeuvres d'art plastique dans l'affaire Veilhan c/ Orlinsky (9). Tous les choix ne sont donc pas à bannir, dès lors qu'ils s'expliquent. Si la Cour de cassation, dans les deux affaires précitées, réaffirme l'empreinte de la personnalité de l'auteur comme l'alpha et l'omega de l'originalité, par conséquent, de la définition de l'oeuvre, elle est peu diserte, on le voit, sur ce qu'elle entend par là. Essayons de mieux saisir ce critère qu'elle impose.

    Qu'est-ce que cette personnalité de l'auteur qui doit marquer l'oeuvre et se révéler au juge pour qu'il puisse qualifier l'oeuvre ? Ce n'est pas l'identité, ni le statut social de l'auteur : le fait qu'il soit un auteur professionnel ne compte pas, en théorie, puisqu'une oeuvre amateur est, dit-on, protégeable. À l'inverse, on le voit dans la jurisprudence précitée, un plan d'architecte n'est pas nécessairement une oeuvre : tout ce que fait un auteur professionnel n'est donc pas nécessairement une oeuvre. La personnalité ne doit pas être comprise non plus dans son sens familial, psychologique ou généalogique. Ce n'est pas plus le style artistique, puisque de nombreuses décisions sont venues réaffirmer que le style n'est pas protégeable. Ainsi, à propos des contacts peints de l'artiste William Klein(10), la cour d'appel de Paris décide que : « Le droit d'auteur ne saurait protéger un style, quand bien même il serait propre à l'artiste et identifierait immédiatement son auteur, mais protège une forme particulière qui est l'expression de l'effort créatif de l'auteur et qui se trouve dans une oeuvre définie ». Il faut donc nuancer le refus de la protection du style. Il est protégé dans une oeuvre identifiée, dès lors qu'il exprime l'effort créatif de l'auteur, formule inspirée du droit anglo-saxon. La Cour de cassation (certes, il s'agit de la chambre sociale, qui tranche le litige malgré la réforme du contentieux au moyen de la faculté d'évocation de la cour d'appel) affirme que la personnalité de l'auteur doit être portée par un effort créatif(11). Ce critère, qui porte sur l'activité de création, permet de contourner le recours à la notion de personnalité. Mais on peut douter qu'il soit en sainteté auprès de la première chambre civile, qui, dans un arrêt tout récent, énonce que le juge du fond ne peut à la fois retenir que l'oeuvre est « d'une assez faible originalité » et refuser de retenir la contrefaçon « faute d'originalité créative »(12). Ainsi, il n'y a pas deux originalités, l'une faible, l'autre créative. Il n'y a pas de degrés dans l'originalité. Il n'y a pas de qualificatif de l'originalité. L'originalité est, ou n'est pas. La Cour ne se risque toutefois pas à expliquer ce qu'elle entend par personnalité de l'auteur, critère décidément, ou délibérément, mystérieux. L'affirmation que l'oeuvre porte ou ne porte pas l'empreinte de la personnalité de l'auteur, personnalité que nul ne connaît, puisqu'elle n'est pas définie (et c'est, somme toute, heureux), laisse toute latitude au juge de considérer l'oeuvre comme oeuvre pour le droit, ou de lui refuser la protection du droit d'auteur, si bien que l'on peut douter que le jugement du mérite ait été réellement éradiqué du raisonnement judiciaire(13), malgré la référence fréquente des arrêts à l'article du code de la propriété intellectuelle qui interdit de le prendre en compte(14).

    Cette situation paradoxale, qui exige de l'auteur qu'il s'explique lorsque le juge, quant à lui, ne précise pas ce qu'il entend par le critère de protégeabilité, génère un aléa judiciaire d'autant plus fort que l'appréciation de l'originalité relève du pouvoir souverain des juges du fond dès lors qu'elle est énoncée comme l'empreinte de la personnalité de l'auteur. Le couvercle se referme donc sur le mystère qui donne au juge tout pouvoir en lui permettant, sous couvert d'une motivation stéréotypée, de ne pas motiver sa décision. Affirmer que telle oeuvre porte ou non l'empreinte de la personnalité de l'auteur ne revient-il pas, dès lors, à énoncer un jugement idiosyncrasique, non argumenté, hors débat, aléatoire, imprévisible ? La définition de l'oeuvre par l'originalité ne fixe rien, n'est pas précise, ne permet aucune détermination certaine, ni même probable, et laisse les praticiens dans une inconfortable incertitude.

    Avant de tenter une piste de réflexion qui pourrait diminuer l'arbitraire de la qualification juridique de l'oeuvre, il faut encore tenter de comprendre le rôle joué par le critère de l'originalité, cantonné à la forme de l'oeuvre.
     
    II - De l'originalité à la forme
     
    Le principe de la non-protection des idées, fort utile lorsqu'il s'agit d'éviter qu'un auteur s'approprie ce qui appartient à tous, ne signifie pas, tout au moins au début du XXe siècle, que l'oeuvre soit une forme, bien au contraire. Dans l'affaire Courteline, à propos de la prétendue reprise d'une pièce de l'auteur (comédie) dans un film muet (pantomime), la Cour suprême privilégie la conception de l'oeuvre : « si le droit de propriété d'un auteur s'étend à la reproduction de ses oeuvres par un procédé mécanique, notamment par le moyen du cinématographe, il faut tout au moins que, par le choix du sujet, la composition et le développement des scènes, l'oeuvre représentée puisse être considérée comme une contrefaçon ». D'ailleurs, la Cour s'étonne que la cour d'appel ait retenu la notion de forme, bien qu'elle l'approuve d'avoir déduit « des dissemblances qu'elle relevait entre l'agencement général et dans ce qu'elle a appelé la forme des deux pièces que la pantomime n'était pas une contrefaçon de la comédie »(15).

    L'oeuvre protégée est l'oeuvre de l'esprit, comme l'énoncent notamment les articles L. 111-1 et L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle. Comment en est-on arrivé à ne plus examiner que la forme au détriment de la conception ? Examinons la raison pratique : il serait logique que les juristes privilégient l'examen de la forme pour des raisons pratiques, car ils ont accès à cette forme. À ce raisonnement, on peut opposer deux objections. D'abord, on vient de le voir avec la décision Courteline, l'examen de la conception de l'oeuvre n'a rien d'impossible. Encore faudrait-il préciser ce que l'on entend par conception. Ensuite, la forme, l'apparence de l'oeuvre, est loin d'être toute la forme. Sa description ne rend pas compte de l'oeuvre. Avant d'aller plus avant sur ces deux points, il faut dire un mot de la distinction entre forme et fond.

    Hors champ juridique, on constate une belle unanimité, dont on ne citera que quelques exemples qui ne sont pas les plus contemporains - ce qui montre que la question est réglée depuis longtemps -, pour affirmer qu'il est impossible de séparer la forme de l'idée de l'oeuvre. « Il n'y a rien d'autre dans l'oeuvre d'art que ce qui se rapporte au contenu et sert à l'exprimer »(16), affirme Hegel. Hugo n'a de cesse de contester cette distinction, affirmant que « la forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang (...) la forme, c'est le fond fluide coulant entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas de fond, pas de forme. S'il n'y a point de fond, de quoi la forme est-elle la forme ? », ou encore, la forme est « le fond, rendu visible »(17). La distinction entre forme et fond est donc une très vieille théorie de l'art, très contestée, on le voit, au XIXe siècle, remise au goût du jour en droit par Pouillet, dont tout indique pourtant qu'elle est impraticable. L'historien Henri Focillon écrit, en effet, en 1934 : « Les vieilles antinomies esprit-matière, matière-forme, nous obsèdent encore avec autant d'empire que l'antique dualisme de la forme et du fond. Même s'il reste encore quelque ombre de signification ou de commodité à ces antithèses de logique pure, qui veut comprendre quoi que ce soit à la vie des formes doit d'abord commencer par s'en libérer »(18). Or le juriste doit comprendre avant de juger. S'il est impossible de distinguer, dans l'oeuvre, entre forme et fond, le juriste aurait-il un don particulier lui permettant de dissocier l'indissociable ? D'où vient cet impératif de ne s'attacher qu'à la forme (censée, pour le juriste, exister par elle-même) pour définir l'oeuvre ?

    Pouillet, ardent défenseur de la protection par le droit d'auteur de l'art appliqué, dont le militantisme doctrinal a abouti, on le sait, à la loi de 1902, est le père de l'adage selon lequel les idées sont de libre parcours. Sa définition du royaume des idées inspirera fortement Desbois : c'est un « fonds commun » de l'humanité qui « appartient de toute éternité à tout le monde », « trésor inépuisable et qui s'accroît à mesure qu'on y puise »(19). Les idées dont il parle ici sont les idées générales, banales, les thèmes, les sujets, qui ne peuvent être appropriés sous peine de limiter considérablement ce que l'on appelle aujourd'hui non plus liberté d'expression, mais plus spécifiquement liberté de création. Mais, de façon plus générale, Pouillet s'oppose à la protection de la pensée.

    Comment le droit positif est-il parvenu à ne plus considérer l'oeuvre que comme une réalisation de l'auteur, comment a-t-il gommé la pensée, l'étape de la conception, de l'esprit, du fond, dans la définition juridique contemporaine de l'oeuvre ? Avant le comment, le pourquoi. C'est qu'il fallait, pour protéger les objets utilitaires par le droit d'auteur, ne retenir que la forme pour justifier le processus d'élaboration de l'oeuvre par l'entreprise, sans aucun auteur identifié. Il fallait donc éloigner l'oeuvre de la pensée et de la création, toutes deux liées à l'individu-auteur, pour permettre que le droit d'auteur devienne un outil de protection des créations de l'industrie. S'il est difficile de soutenir qu'une entreprise pense, il est plus aisé de montrer qu'elle fait, qu'elle produit des objets concrets ou virtuels (qui méritent protection, sans aucun doute, toute la question étant de savoir quelle protection est adaptée pour les créations revendiquées par une personne morale).

    Ici, un détour par l'originalité est de nouveau nécessaire : car, dès lors que l'on a voulu conférer aux entreprises des droits imaginés pour protéger la personne du créateur à travers son oeuvre, on a vidé de son sens la notion d'originalité définie comme marque de la personnalité de l'auteur. Justifier de la personnalité de l'auteur inconnu est tout aussi impossible que d'expliquer sa conception, son cheminement créatif, ce qu'il a voulu dire dans la forme. L'entreprise qui réclame protection du droit d'auteur pour ses produits industriels se contente donc de justifier de la forme de l'objet candidat à la protection, la décrit et prétend que la forme revendiquée est originale. Pour accueillir sa demande, les tribunaux ont accepté de déconnecter le critère de l'originalité de la nécessité d'identifier l'auteur. Le paradoxe de la dé-subjectivation de la notion de personnalité aboutit à ce que les juges ont maintenu l'antienne de la personnalité de l'auteur, même quand la personne physique de l'auteur n'est pas connue, et s'affirment donc capables d'identifier l'empreinte de la personnalité de l'auteur inconnu ! Voilà comment le critère de l'originalité a permis de protéger des oeuvres sans auteur, mais aussi sans idée esthétique, sans conception de la forme en tant qu'oeuvre, comme le fameux boulon ou le panier à salade en plastique.

    Ainsi, le critère prétorien de l'originalité a progressivement remplacé le critère légal de la conception. En rompant avec l'ensemble des théories de l'oeuvre qui considèrent, depuis Platon, que forme et fond sont indissociables, et sous le prétexte de protéger le domaine commun, transformé en paravent démocratique d'une revendication catégorielle, celle de l'industrie, le droit d'auteur positif français a écarté toute référence à la conception de l'oeuvre, sauf, paradoxe, pour juger des oeuvres limites, dont la protection par le droit d'auteur ne va pas de soi, comme les logiciels, les bases de données ou les oeuvres d'art appliqué, les juges ayant recours à la notion d'effort créateur.

    Ce faisant, le droit positif s'est engagé dans une dangereuse incohérence : comment peut-on justifier notre droit moral, notamment dans les discussions internationales avec les pays anglo-saxons, mais également en droit interne, si l'on ne peut plus corréler la protection de la personne de l'auteur dans l'oeuvre (droit moral), avec l'identification de sa subjectivité dans l'oeuvre (originalité) ? En outre, la distinction entre idée et forme dénie à l'oeuvre sa spécificité d'être, comme l'affirme pourtant la loi, une oeuvre de l'esprit. Enfin, le dernier avatar de cette dé-définition de l'oeuvre est la transformation de l'originalité, dont on a compris qu'il s'agit désormais d'une fiction juridique, en nouveauté, et ce, malgré les termes de la loi n° 57-298 du 11 mars 1957 et les efforts de la Cour suprême pour rappeler que la nouveauté n'est pas le critère du droit d'auteur. Le débat sur l'absence d'antériorité est systématique devant le juge du fond dès que l'objet réclamant protection est un objet utilitaire, et l'on comprend en réalité, même si on ne peut l'approuver, que les juges se réfugient dans un critère objectif, la nouveauté, lequel donne au moins l'impression de rendre une décision motivée et argumentée.

    Le critère de l'originalité a montré ses limites et son arbitraire, de façon certainement plus claire désormais qu'il se referme. La tendance lourde des juges du fond est, ces dernières années, de rejeter des causes qui auraient prospéré quelque temps auparavant. Le refus de protection, opposé au justiciable, montre de façon plus éclatante encore que lorsque le monopole était accordé largement, que le critère de l'originalité est le fait du prince. Désormais, auteurs individuels et entreprises subissent une insécurité juridique qui a de graves conséquences sur le plan économique : pour ceux qui ont compté sur le droit d'auteur alors qu'ils auraient pu, si le droit positif l'avait exigé, déposer des dessins et modèles, la situation est même catastrophique.

    On se risquera à suggérer une piste de réflexion qui permettrait peut-être au droit d'auteur de retrouver un peu de cohérence.
     
    III - Forme et idée de l'oeuvre
     
    Pour tenter de réconcilier loi et pratique, on proposera de recentrer la définition de l'oeuvre sur l'idée de l'oeuvre. Lorsqu'il définit l'oeuvre, le professeur Gautier récuse, à raison, la protection de « l'idée nue »(20) qu'il identifie comme le noyau de l'oeuvre (thème, intrigue, situation), noyau dont il précise qu'il est le plus souvent banal dans les domaines littéraire, dramatique (théâtre) ou audiovisuel. M. Gautier conteste la théorie de la forme : « sans les idées, il n'y aurait pas d'oeuvre du tout »(21), et dénonce la confusion entre le fond et la forme dans la jurisprudence : « C'est, en réalité, parce que l'idée est banale qu'on ne la protège pas, serait-elle mise en forme »(22). La solution qu'il propose est de recourir au seul critère de l'originalité, qu'il s'agisse de forme ou d'idée. Proposant de s'attaquer à la définition même de la forme, il suggère de retenir la mise en forme de l'idée, soit « le fait de parvenir à une précision suffisante quant à l'oeuvre future dans l'exposé que l'on peut en faire à autrui »(23) et encore à une « détermination des contours de ce qui n'est pas un vague thème, un sujet encore flou ». Il propose donc une nouvelle acception de la notion de forme : « Au total, la précision ou l'individualisation devrait être le vrai critère de détermination de la protection formelle par le droit d'auteur »(24). Si nous ne pouvons que rejoindre la critique, la solution proposée appelle une observation. En effet, une invention doit être décrite précisément pour être protégée. Donc, si la description est évidemment nécessaire, la précision ne peut être le seul critère de la forme de l'oeuvre, car elle ne permet pas de distinguer celle-ci de l'invention. Quant à l'originalité, le critère est obscur. Retenons donc, avec le professeur Gautier, que la mise en forme de l'idée est le coeur de la protection de l'oeuvre, et tentons de préciser ce que nous proposons d'appeler idée de l'oeuvre.

    L'idée de l'oeuvre n'est ni l'idée nue, ni l'idée dans l'oeuvre : elle se distingue du message, du thème, du sujet, du propos. L'idée de l'oeuvre est ce que l'auteur exprime dans et par la forme, c'est-à-dire dans cet espace de liberté qui fait appel à sa raison et à sa sensibilité tout ensemble. L'idée de l'oeuvre n'est pas le libre cours de l'imagination, elle est son organisation pour que l'oeuvre puisse, dans sa forme, la traduire. Pour représenter une idée générale, qui doit rester libre, l'auteur dispose d'une infinité d'incarnations possibles selon son imagination, sa culture, ses convictions, et son savoir-faire. Parmi ces possibilités qui s'offrent à l'auteur, celui-ci va fixer son choix sur ou dans un type particulier de forme, l'affiner, la polir, pour qu'advienne ce qui donnera la forme de l'oeuvre, dont seul l'habitacle, l'apparence se matérialise.

    La forme, qui est plus que l'apparence, nous ne la voyons pas plus ou pas moins que l'idée. Qui peut dire la forme d'une peinture, sont-ce ses strates, ses composantes précises, les couleurs et matériaux utilisés, ou bien la seule forme représentée ? Et, si la forme est abstraite, comment la décrire sans risque d'erreur ? L'on peut dire de façon précise comment une phrase est construite, ou comment un récit s'enchaîne, mais la forme de l'oeuvre littéraire est bien plus que cela : style, composition, il faut bien une description précise qui ne peut se cantonner à la surface et doit nécessairement expliquer le projet pour que le juge soit convaincu que l'oeuvre est oeuvre. Chercher à décrire une oeuvre par sa seule forme reviendrait à n'en décrire que la surface (ce que l'on nomme en philosophie analytique, de façon très parlante, l'habitacle). Donc, pour décrire la forme de l'oeuvre, il faut nécessairement dépasser son apparence, nécessaire mais insuffisante, puisque tout discours peut se prêter à une analyse stylistique ou textuelle, même un article de loi : cette analyse purement formelle ne permet donc pas de singulariser la spécificité de l'oeuvre.

    Décrire la forme, c'est, osons l'affirmation, décrire l'idée. Parce que la forme est précisément le véhicule de l'idée qu'elle incarne. Alors, l'idée générale devient particulière, elle n'est plus une simple idée, mais une Idea (25), une représentation artistique, d'abord projetée, conçue au-dedans de l'esprit de l'artiste, et qui préexiste à sa représentation au-dehors. L'idée de l'oeuvre est conçue comme un rapport de correspondance entre le sujet de la représentation et la représentation elle-même. L'idée de l'oeuvre préexiste « en acte » dans l'esprit de l'auteur. Le passage à l'acte, cet acte créateur que le droit a tant de mal à appréhender, cette conception, va donner une oeuvre, fixée, dont la particularité est d'être objectivement indescriptible : c'est bien là que réside la difficulté extrême du droit confronté à l'oeuvre. On peut décrire l'enveloppe, mais l'enveloppe n'est pas la forme. Décrire un roman, une musique, un tableau, c'est donner des indications techniques sur les mots, les sons ou les matériaux picturaux qui ne rendent que très partiellement compte de l'oeuvre, ou bien c'est, déjà, interpréter l'oeuvre, il suffit, à cet égard, de lire la décision Veilhan c/ Orlinsky précitée. Décrire l'oeuvre, c'est se risquer à un dialogue subjectif avec l'oeuvre, qui est elle-même par nature subjective. Les critiques, dont c'est le métier, savent bien qu'il y a mille façons de décrire une oeuvre, et qu'aucune n'est objective. La critique est par nature dans le champ du débat, quand le jugement de droit se situe du côté de l'autorité. Or l'autorité n'est admissible que si elle est discutable, paradoxe du jugement de droit sur l'oeuvre qui doit donc proposer une motivation claire.

    D'autant que le jugement d'autorité est indispensable sur le plan pratique. Si le juge est contraint d'appliquer la loi, il ne peut pour autant accueillir toutes les revendications sans les examiner. Il faut bien un sas, afin de ne pas admettre que tout soit oeuvre, du moins pour le droit. Dès lors que le monopole accordé par la loi est destiné à l'accaparement par un seul contre tous, il faut bien réguler. Précisons donc encore ce que nous entendons par idée de l'oeuvre : elle est la concrétisation dans l'oeuvre de l'intention de créer une oeuvre à finalité esthétique. Cette concrétisation doit avoir un caractère symbolique qui prétend, par les moyens de l'expression ou de la représentation, recevoir le statut d'oeuvre. En elle s'exprime une subjectivité particulière, et non pas une personnalité.

    Commençons par la fin de la définition proposée car c'est la plus aisée à régler, dès lors qu'il s'agit d'une règle pratique, procédurale. Le cas des oeuvres orphelines étant bien entendu excepté, dès lors qu'il y a moyen de connaître l'auteur, celui-ci devrait systématiquement être en mesure d'expliquer en quoi l'oeuvre revendiquée est la réalisation de sa conception. Si l'auteur est décédé, c'est la tâche des héritiers. Il n'est pas logique, pour la démonstration de la protégeabilité de l'oeuvre, que des procédures en contrefaçon soient menées sans que l'auteur en soit informé, et qu'il soit à même de se constituer devant le tribunal saisi afin de défendre sa création. Même quand il a cédé les droits patrimoniaux et le droit de poursuivre les tiers en contrefaçon, rappelons que le droit moral témoigne du lien indéfectible entre l'auteur et l'oeuvre. Ce droit est causé par le fait que l'auteur a créé une oeuvre, laquelle constitue une adresse de l'auteur au public, adresse subjective cherchant à susciter un sentiment esthétique que l'auteur seul, mieux que quiconque, peut expliquer aux juges. Or ce droit est incessible. L'oeuvre n'est donc pas une invention, ni même un dessin et modèle, car le lien entre l'auteur et l'oeuvre ne peut jamais être rompu. Il n'y a pas, en droit d'auteur, de totale dépossession, volontaire ou subie, possible. Dès lors, un procès sans l'auteur est incompatible avec l'approche personnaliste du droit d'auteur à laquelle personne ne semble réellement prêt à renoncer, malgré les incohérences actuelles du droit positif.

    Bien sûr, un auteur peut se tromper et penser qu'il réinvente ce que d'autres ont déjà créé avant lui, et alors il ne faut pas le laisser s'approprier ce qui doit appartenir à tous. C'est bien dans l'oeuvre incarnée et réalisée que l'idée de l'oeuvre de l'auteur doit être identifiée. Où l'on voit que l'idée de l'oeuvre n'est qu'un critère dérivé de l'exégèse de la définition légale de l'oeuvre, telle qu'elle figure à l'article L. 111-2 du code de la propriété intellectuelle. Rien de bien révolutionnaire, donc.

    Précisons maintenant le type d'idées constituant l'idée de l'oeuvre. Identifier l'idée de l'oeuvre permet de distinguer l'oeuvre de l'idée nue, mais également des autres types d'artefacts, objets produits par l'homme à vocation purement utilitaire, technique... L'idée de l'oeuvre n'est ni pratique, ni théorique, mais symbolique : elle renvoie aux moyens de l'expression ou de la représentation. C'est pourquoi elle n'est pas séparable de la forme. S'il ne peut y avoir oeuvre sans idée(26), l'idée de l'oeuvre permet de caractériser et de vérifier l'intention de faire oeuvre.

    La création est un acte intentionnel, mais l'intention est particulière : il ne suffit pas que la forme exprime le fond, ce que fait tout discours, il faut que les deux aient été conçus en tant qu'oeuvre, c'est-à-dire dans un but esthétique et symbolique. Peu importe, et là-dessus les tribunaux sont vigilants, que l'oeuvre ait réussi son adresse ou non, puisque le jugement de mérite est légalement prohibé, peu importe que l'oeuvre ait trouvé son public, qu'elle ait une critique favorable, ou même qu'elle soit restée dans le tiroir de l'écrivain ou dans l'atelier de l'artiste, comme le précise la loi. Ce qui compte, c'est qu'elle ait été conçue comme oeuvre. Par exemple, les revendications portant sur des documents de témoignages (les photos personnelles publiées sur les réseaux sociaux), dont le sujet importe plus que la forme, ne sont pas nécessairement des oeuvres si leurs auteurs n'ont pas d'intention esthétique, mais purement affective. Toute pratique amateur d'un art quel qu'il soit ne débouche pas nécessairement sur la création au sens juridique - tous ceux qui ont fabriqué des cendriers en pâte à sel ou des colliers de nouilles à l'école le savent.

    Reconstruire, décrire, décoder et expliquer l'idée de l'oeuvre permet de vérifier comment l'auteur s'est rendu maître de la forme. Théophile Gautier définissait, en 1834, l'artiste (au sens générique du terme) comme celui qui travaille les formes pour être un « homme de l'art », un « expert dont le souci est l'oeuvre »(27), « qui a la capacité de créer un univers de mots qui sera le sien, d'être un maître de langue et de style, de réagir surtout contre cet usage utilitaire ou stéréotypé du langage que l'on trouve, par exemple, dans la prose, dans les discours officiels, dans les poésies académiques »(28). La forme ne s'oppose donc pas tant à l'idée qu'à l'absence de forme, à la forme banale, convenue, stéréotypée, et c'est bien le problème des tribunaux d'éviter qu'une personne s'approprie le banal. Mais le banal est indéfinissable, puisqu'il suppose de tout connaître... Il vaut donc mieux caractériser en quoi la forme est l'incarnation de l'idée de l'oeuvre, au sens du travail conceptuel et formel que l'auteur met en oeuvre dans sa création. Cette analyse, qui s'apparente au travail critique, est déjà, peu ou prou, le travail que font aujourd'hui les praticiens sous l'étiquette de la justification de l'originalité devant les tribunaux.

    Ajoutons enfin que l'idée de l'oeuvre en tant qu'expression de l'intentionnalité de l'auteur de s'exprimer dans une forme symbolique se retrouve dans la jurisprudence sous forme de constat, généralement pour des oeuvres qui ne relèvent pas du domaine des Beaux-Arts, de leur caractère artistique ou esthétique. Ces deux critères étaient utilisés par la jurisprudence avant la loi de 1902, la plupart du temps pour refuser la protection des oeuvres d'art appliqué par le droit d'auteur, raison pour laquelle le législateur a interdit de juger une oeuvre d'après son mérite ou sa destination(29). Mais l'article L. 111-2 du code de la propriété intellectuelle ne les a pas écartés, et les tribunaux les utilisent, souvent de façon indifférenciée, et dans un sens souvent positif, pour accepter la protection sollicitée. Ils ne sont pourtant pas équivalents. Le caractère artistique réfère à l'appartenance au champ de l'art, qualité objective, qui relève du fait, quand le critère esthétique réfère au jugement de goût. Ce qui n'implique pas nécessairement qu'il soit évaluatif, ce que la loi proscrit. Dire d'un objet qu'il est esthétique, c'est constater qu'il s'adresse à l'autre selon une modalité qui est celle de la sensibilité, et non celle de la raison pure. Le caractère artistique ou esthétique, qui permet de classifier l'objet candidat à la protection, n'est donc pas la valeur artistique ou esthétique, qui implique une évaluation du mérite. Les tribunaux semblent d'ailleurs l'avoir parfaitement compris.

    Précisons encore que tous les genres d'oeuvres sont porteurs d'idées de l'oeuvre. Sous prétexte qu'elle serait plastique, l'oeuvre d'art serait, selon certains, spontanée, jaillirait dans la forme sans rien devoir à sa conception. Il n'est pas besoin d'aller prendre des exemples dans l'art contemporain, qui en fourmille évidemment, pour contredire cette assertion : la main n'est rien sans l'esprit, sauf à adopter en droit une conception de l'art plastique qui est contredite par toute l'histoire de l'art, l'oeuvre étant cosa mentale depuis la Renaissance. Les peintres ont gagné leurs galons d'artiste en revendiquant faire avec leurs images de la poésie, comme la poésie fait de la peinture(30), et ont pu ainsi accéder à la catégorie des arts libéraux, arts de la pensée. Postuler que l'oeuvre d'art plastique serait pure forme, pure réalisation, n'est donc pas raisonnable.

    En conclusion, il semble difficile de cesser de recourir au critère de la personnalité de l'auteur qui justifie, redisons-le, le droit moral et le caractère éminemment personnaliste du droit d'auteur français. Mais éclairé par l'idée de l'oeuvre, il change de sens. S'il vient en conclusion d'une description de l'oeuvre dans laquelle on tentera de montrer les raisons de la forme, l'idée de l'oeuvre telle qu'elle s'incarne sous les yeux du juge, alors la conclusion s'imposera que c'est bien la subjectivité de l'auteur qui fait l'oeuvre. Les jugements de droit sur l'oeuvre pourraient ainsi retrouver leur cohérence avec les postulats légaux.

    Mots clés :
    PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE * Droit d'auteur * Oeuvre * Définition

    (1) Civ. 1re, 1er mars 1988, n° 86-12.211, Bull. civ. I, n° 61 ; RIDA juill. 1988. 103.


    (2) TGI Paris, 6 févr. 2008, n° 06/06837, RIDA oct. 2008. 363, note P. Sirinelli.


    (3) Il faut excepter la décision Renoir c/ Guino, par laquelle la Cour de cassation considéra le maître important et l'élève réalisant une sculpture sous instructions comme co-auteurs, estimant que Guino avait eu le loisir d'exprimer sa propre originalité dans l'oeuvre. Civ. 1re, 13 nov. 1973, n° 71-14.469, D. 1974. 553, note C. Colombet ; JCP 1975. II. 18029, obs. M.-C. Manigne.


    (4) A. et H.-J. Lucas et A. Lucas-Schloetter, Traité de la propriété littéraire et artistique, 4e éd., LexisNexis, 2012, nos 60 et 124.


    (5) Cass., ass. plén., 7 mars 1986, n° 83-10.477, RDPI 1986. 213.


    (6) Civ. 1re, 20 mars 2014, n° 12-18.518, D. 2014. 784.


    (7) A. Lucas et P. Sirinelli, L'originalité en droit d'auteur, JCP 1993. 3681.


    (8) Civ. 1re, 22 janv. 2014, n° 11-24.273, RTD com. 2014. 106, chron. F. Pollaud-Dulian.


    (9) TGI Paris, 3e ch., 3e sect., 21 mars 2014, n° 13/16933, Propr. intell. 2014, n° 52, p. 254, note J.-M. Bruguière.


    (10) Paris, 23 sept. 2011, n° 10/11605, RLDI 2011, n° 78, p. 6, note N. Walravens.


    (11) Soc. 24 avr. 2013, n° 10-16.063, RTD com. 2013. 699, obs. F. Pollaud-Dulian.


    (12) Civ. 1re, 30 avr. 2014, n° 13-15.517.


    (13) M. Vivant et J.-M. Bruguière, Droit d'auteur et droits voisins, Dalloz, 2012, n° 190, p. 155.


    (14) V. C. Carreau, Mérite et droit d'auteur, Paris, LGDJ, 1981, et L'oeuvre de l'esprit, indifférence du genre et du mérite ?, in A. Besamon, F. Labarthe et A. Tricoire (dir.), L'oeuvre de l'esprit en question(s), Mare Martin, à paraître, p. 125 s.


    (15) Paris, 12 mai 1909, DP 1910. 2. 81, note Claro ; S. 1910. 2. 257, note Taillefer ; Req. 27 juin 1910, Le droit d'auteur, n° 10, 15 oct. 1910, p. 142, nous soulignons.


    (16) Hegel, Esthétique, Aubier, Éditions Montaigne, 1944, t. I, p. 128.


    (17) V. Hugo, Oeuvres complètes, Critique, Bouquins, 1985, p. 575.


    (18) H. Focillon, La vie des formes, Quadrige PUF, 1990, p. 51.


    (19) E. Pouillet, Traité de propriété littéraire et artistique, 3e éd., Maillard et Claro, 1908, n° 14, p. 36.


    (20) P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, 8e éd., PUF, 2012, nos 38 s.


    (21) Ibid., n° 40.


    (22) Ibid., n° 41.


    (23) Ibid., n° 42.


    (24) Ibid., n° 45.


    (25) E. Panofsky, Idea, Tel Gallimard, 1989, p. 87.


    (26) B. Edelman, qui maintient la distinction entre idée et forme, reconnaît ne pas imaginer « qu'une forme puisse exister sans idée », Création et banalité, Dalloz, 1983, p. 73 s.


    (27) A. Preiss, L'art pour l'art et le Parnasse, Histoire de la littérature française, XIXe siècle, t. 1, 1851/1891, Bordas, p. 56.


    (28) T. Gautier, Mademoiselle de Maupin, Folio, Gallimard, 1973, p. 28-30.


    (29) V. A. Tricoire, La définition de l'oeuvre, th., Paris 1, dir. P. Sirinelli, juill. 2012.


    (30) Ut pictura poesis est.
     
     
  • 20 Septembre 2014

    Cession de droit à vie - La Scène

    Un photographe peut-il nous céder ses droits "à vie" ?

  • 7 Avril 2014

    L’équilibre entre les droits moraux de l’architecte et les prérogatives du propriétaire matériel de l’immeuble

    Cour de cassation, 1ère chambre civile, 17 octobre 2012, n° 11-18638

    Malgré leur indépendance proclamée à l’article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle, les droits du propriétaire du support de l’œuvre sont souvent amenés à interférer avec les droits de l’auteur. La chose est encore plus fréquente en matière d’œuvre architecturale puisque la création n’a pas qu’une vocation esthétique ; elle est également destinée à remplir une fonction pratique pour l’acheteur des lieux (usage d’habitation, commercial etc). Un récent arrêt de la Cour de cassation est venu rappeler les conséquences de la cohabitation de ces deux types de droit.

    Depuis 1992, la Cour de cassation impose de rechercher un équilibre dans l’articulation des prérogatives de chacun (Cour de cassation, 1ère chambre civile, 7 janvier 1992, n° 90-17534). Selon elle : « la vocation utilitaire du bâtiment commandé à un architecte interdit à celui-ci de prétendre imposer une intangibilité absolue de son œuvre, à laquelle son propriétaire est en droit d'apporter des modifications lorsque se révèle la nécessité de l'adapter à des besoins nouveaux ; […] il appartient néanmoins à l'autorité judiciaire d'apprécier si ces altérations de l' œuvre architecturale sont légitimées, eu égard à leur nature et à leur importance, par les circonstances qui ont contraint le propriétaire à y procéder. ».

    Le droit moral de l’architecte sur la forme de son œuvre n’est donc pas absolu et doit se concilier avec les intérêts légitimes du propriétaire de l’immeuble. Ce constat ressort également de l’arrêt présentement commenté.

    Il s’agissait d’un architecte ayant conçu les plans d’un édifice composé de deux bâtiments symétriques. Dans la conception de l’architecte, les deux immeubles constituaient un tout indivisible. Cependant, pour des raisons pratiques de financement, les travaux se sont divisés en deux phases correspondant chacune à l’édification d’un des deux immeubles. Une fois le premier bâtiment réalisé et les fondations du second entamées, les travaux se sont arrêtés pendant une période de dix ans. Finalement, le propriétaire du terrain a vendu le terrain mitoyen du premier bâtiment à une société qui a procédé à la construction d’un immeuble de nature totalement différente de celui originellement envisagé par l’architecte. Ce dernier a donc agi au titre de la violation de son droit moral sur l’œuvre architecturale qui, selon lui, était dénaturée par l’édification du second immeuble.

    La Cour d’appel de Rennes (Rennes, 8 mars 2011) a rejeté les demandes de l’architecte en estimant que celui-ci avait implicitement renoncé à l’achèvement de son œuvre et ne pouvait donc se prévaloir des droits afférents. En effet, les juges d’appel ont estimé qu’ « en renonçant à la réalisation complète de son projet initial, il a perdu son droit d’auteur sur l'œuvre d'origine ».

    À l’évidence, ce raisonnement n’a pas convaincu la Cour de cassation qui a profité de l’occasion pour réaffirmer le principe énoncé dès le second article du code de la propriété intellectuelle (L. 111-2) : « L'œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l'auteur. ». La protection d’une œuvre n’est, en aucun cas, conditionné par son caractère abouti et la Cour le rappelle en affirmant que : « l’œuvre inachevée bénéficie de la protection du droit d’auteur ». Sur la question de la renonciation aux droits d’auteur, elle précise également que : « la renonciation à un droit ne se présume pas et ne peut résulter d’une attitude passive ».
    En revanche, sur la question centrale du litige, la Cour valide la décision de la Cour d’appel de Rennes en ce qu’elle a estimé que « (le droit moral de l’architecte) ne faisait pas obstacle à l’édification d’un bâtiment mitoyen dont l’architecture s’affranchissait du projet initial ».
    Ainsi, si le principe d’une articulation équilibrée des droits est affirmé depuis 1992 en jurisprudence, les modalités d’appréciation de la cohabitation des droits de chacun restent encore à définir (pour un commentaire plus détaillé sur cette décision, se référer à l'article du Professeur F. Pollaud-Dulian, Revue trimestrielle de droit commercial 2012, p. 777).

    Les décisions citées dans cet article sont consultables sur le site internet Légifrance.fr

    Claire Bosséno – Cabinet Agnès Tricoire
     

  • 7 Avril 2014

    Droit des marques et référencement sur internet

    High Court of justice, Chancery division, 10 février 2014 : Cosmetic warriors Ltd et Lush Ltd / Amazon.co.uk et Amazon EU SARL La question de l’utilisation sur internet de marques appartenant à des tiers a déjà été évoquée sur ce site concernant les pratiques liées à la réservation de mots clés sur le service Adwords de Google. Les stratégies publicitaires basées sur le référencement se déclinent désormais en de multiples variantes sur lesquelles revient la décision rendue le 10 février 2014 par la High Court of Justice. Les premiers agissements considérés par le juge londonien correspondaient à des faits assez classiques de « {position squatting} ». En l’espèce, la société Amazon avait acheté divers mots clés reprenant la marque « Lush » auprès du service Adwords. En pratique, l’internaute qui tapait le mot « Lush », ou une entrée associée à ce signe, dans le moteur de recherche Google, voyait s’afficher, à droite des résultats dits « naturels », des liens commerciaux, reproduisant la marque « Lush » et renvoyant vers le site Amazon UK. La société Amazon n’ayant pas l’autorisation de distribuer les produits Lush, les liens litigieux orientaient en réalité l’internaute vers des pages du site Amazon UK proposant des produits similaires vendus par des sociétés tiers. Sur ce point, les représentants de la société Amazon soutenaient en défense que le consommateur moyen, figure juridique de référence en la matière, étant habitué à la pratique des liens commerciaux sur les moteurs de recherche, était ainsi parfaitement à même de distinguer les liens internet propres à la marque Lush et ceux renvoyant vers les sites d’autres sociétés. Cet argument n’a pas convaincu le juge de la Chancery Division qui a estimé qu’en l’espèce, la présentation de l’annonce renvoyant vers le site d’Amazon ne permettait pas à l’internaute moyen de déterminer que le lien provenait d’un annonceur extérieur à la marque Lush. Plus précisément, le juge britannique a considéré que l’internaute, sachant que le site Amazon distribue une variété de marques très étendue, ne pouvait s’attendre à ce que cette société fasse figurer la marque Lush sur une annonce alors même qu’elle ne proposait pas à la vente les produits de cette marque. Selon la High Court, le risque de confusion entre les produits Lush et ceux vendus sur le site Amazon était ici manifeste puisque l’internaute pourrait avoir des difficultés à comprendre qu’il n’existe aucun lien économique entre Amazon et la société Lush. Les actes dénoncés constituaient donc, pour les juridictions britanniques, une atteinte à la fonction d’identification d’origine de la marque. La décision prend ainsi la suite des principes dégagés par la CJUE, dans l’arrêt Google France (CJUE, 23 mars 2010, C-236/08 à C-238/08 : Google France SARL et Google Inc. Contre Louis Vuitton Malletier SA). En effet, la juridiction de l’Union avait alors estimé que : « le titulaire d’une marque est habilité à interdire à un annonceur de faire, à partir d’un mot clé identique à ladite marque que cet annonceur a sans le consentement dudit titulaire sélectionné dans le cadre d’un service de référencement sur internet, de la publicité pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels ladite marque est enregistrée, lorsque ladite publicité ne permet pas ou permet seulement difficilement à l’internaute moyen de savoir si les produits ou services visés par l’annonce proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ou, au contraire, d’un tiers ». Il est cependant des cas où les magistrats estiment que l’internaute moyen est à même de déterminer les origines respectives des liens figurant dans les résultats naturels et ceux affichés dans la partie des liens commerciaux. En l’espèce, la seconde annonce visée dans les demandes de la société Lush ne reprenait pas la marque Lush en elle-même mais affichait des noms de produits identiques à ceux généralement associés aux recherches liées à la marque, des « bath bombs » en l’occurrence. Comme pour les premiers faits décrits, la fonction du lien commercial était donc de renvoyer l’internaute recherchant des produits de la marque Lush vers leurs équivalents dans des marques distribuées sur le site Amazon UK. Dans ce cas précis, l’internaute moyen a été considéré apte à différencier les annonces faisant référence aux produits de la marque Lush et celles liées à d’autres sociétés. La fonction d’identification d’origine de la marque n’ayant pas été affectée, les demandes de la société Lush ont été rejetées sur ce point. Ce point est à rapprocher de la décision rendue en 2012 par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans une autre affaire de « position squatting » impliquant le service Adwords de Google (Cass. com., 25 septembre 2012, n° 11-18.110). Le raisonnement alors développé par les magistrats était très proche de celui de la juridiction britannique sur la question des bath-bombs : « l’arrêt relève toutefois que les annonces, qui sont classées sous la rubrique liens commerciaux et qui s’affichent sur une colonne nettement séparée de celle afférente aux résultats naturels de la recherche effectuée, avec ces mots clés, sur le moteur de recherche de Google, comportent des messages qui en eux-mêmes, se limitent à désigner le produit promu en des termes génériques ou à promettre des remises, sans référence implicite ou explicite aux marques, et sont chacune suivies de l’indication, en couleur, d’un nom de domaine ne présentant aucun rattachement avec la société Auto IES ; que la cour d’appel, qui en a déduit que chaque annonce était suffisamment précise pour permettre à un internaute moyen de savoir que les produits ou services visés par ces annonces ne provenaient pas de la société Auto IES ou d’une entreprise qui lui était liée économiquement mais, au contraire, d’un tiers par rapport au titulaire des marques, ce dont il ne résultait, en l’espèce, aucune atteinte à la fonction d’identification d’origine de la marque, a pu, […] retenir qu’aucun acte de contrefaçon de marque ne pouvait être imputé à M. X et aux sociétés Y. ». Pour les juges britanniques et français, réserver comme mot-clé, via un service tel qu’Adwords, un terme ou une expression identique à la marque d’autrui n’est pas répréhensible {per se}. Le cœur du litige se situe en réalité autour de la forme et du contenu de l’annonce générée par la saisie des mots réservés : est-elle susceptible de faire croire à l’internaute que les produits visés par l’annonce provenait de la société Lush ou d’une société économiquement liée? En l’espèce, pour le second type d’annonces, la société Amazon faisait simplement figurer des noms génériques de produits et cette circonstance ne semble pas suffisante pour induire le public en erreur selon la High Court. La seconde pratique soumise à l’examen de la cour londonienne différait quelque peu du « position squatting » connu de nos juridictions puisqu’elle s’opère directement sur le site internet de l’annonceur. En l’espèce, le moteur de recherche interne du site Amazon UK était basé sur un algorithme enregistrant les recherches des internautes afin de les afficher ensuite en tant que suggestion lors des requêtes suivantes. En l’espèce, une personne tapant l’expression « Lush », ou même simplement ses deux premières lettres, dans la zone de recherche du site, voyait s’afficher diverses suggestions (« Lush Beauty », « Lush Products » etc) qui renvoyaient à des pages Amazon UK proposant à la vente des produits d’autres marques, similaires ou proches de ceux entrés dans la requête de l’internaute. Une nouvelle fois, elle relève l’existence d’un risque de méprise de l’internaute moyen sur l’identité des sociétés proposant les produits associés à une requête comportant le mot « Lush » sur le site Amazon UK. Selon la High Court, ces utilisations de la marque Lush par la société Amazon UK ont porté atteinte à la fonction d’identification d’origine de la marque ainsi qu’à sa fonction publicitaire et d’investissement. Bien que les représentants d’Amazon aient fait savoir à la presse qu’ils envisageaient de faire appel de cette décision, la solution rendue permet aux observateurs de la matière d’envisager des solutions adaptées et proportionnées pour encadrer le développement des pratiques publicitaires impliquant l’utilisation de la marque d’autrui sur internet. Aux vues des convergences entre les applications françaises et britanniques de la jurisprudence Google France, cette décision de la High Court pourrait s’avérer intéressante à considérer à l’occasion des contentieux similaires qui ne manqueront certainement pas de s’élever devant nos juges nationaux. Il faut également relever ici que la responsabilité de la société Google pour les atteintes commises via son service de référencement publicitaire n’a pas été mise en cause. Les prestataires de référencement jouissent en effet, du fait de leur rôle supposé passif et strictement technique, d’un statut assez protecteur. Tel qu’il résulte de la décision Google France précitée, l’opérateur de référencement ne pourra voir sa responsabilité engagée que dans deux hypothèses : • s’il a joué un rôle actif dans la réalisation de la contrefaçon, en suggérant la sélection d’une marque concurrente par exemple, • si, après avoir eu connaissance des atteintes, il n’agit pas promptement pour supprimer le lien ou le rendre inaccessible. Son régime de responsabilité est assimilable à celui, dont bénéficient les hébergeurs de contenus. À ce titre, la cour d’appel de Paris s’est récemment prononcée en faveur de cette qualification d’hébergeur pour la société Google dans l’exploitation de son service Adwords (Paris, 11 décembre 2013, n° 12/03071). Le litige concernait ici la responsabilité de la société Google dans des faits d’atteintes à la vie privée d’un comédien. En l’espèce, les requêtes mentionnant le nom de l’acteur déclenchaient l’affichage, dans les liens commerciaux, d’une annonce renvoyant vers un article d’une revue people décrivant la vie sentimentale du comédien. Suivant une « analyse concrète du processus de création et de mise en ligne de l’annonce incriminée », comme préconisé par la CJUE, les juges d’appel ont considéré que , « le processus de création de l’annonce a été le fait de l’annonceur, en l’occurrence la société PRISMA, qui seule a rédigé le contenu des liens commerciaux, et a fait le choix des mots clés » et que « rien dans ce document (le contrat entre Google et l’annonceur ) ne démontre que les sociétés Google sont intervenues dans le choix des mots clés ou dans la rédaction de l’annonce, l’article 4.1 de ces conditions générales stipulait que le client est seul responsable des cibles des messages publicitaires et des informations accessibles sur les pages web », avant de conclure que « le statut des société Google est celui de l’hébergeur, qui n’est pas soumis à l’obligation de contrôle a priori des contenus fournis par les annonceurs selon la loi dite sur la communication numérique du 21 juin 2004 ». En pratique, la responsabilité des sociétés exploitant des moteurs de recherches proposant une fonction publicitaire n’est donc que très rarement engagée, ce qui peut sembler paradoxal étant donné leur rôle a priori déterminant dans la réalisation de la contrefaçon. Sans doute, la CJUE a t-elle considéré qu’une obligation de contrôle a priori serait, en pratique, difficile voire impossible à mettre en place. En réaction à la multiplication des contentieux autour de son service Adwords, la société Google a pourtant communiqué sur le développement de divers outils destinés à lutter contre les annonces enfreignant les droits des tiers (http://googleblog.blogspot.fr/2012/04/inside-view-on-ads-review.html). Ces procédures impliquent plusieurs niveaux de contrôles informatisés des contenus (annonce, site vers lequel renvoie l’annonce, compte de l’annonceur) et, éventuellement, pour les contenus les plus sensibles ou délicats à examiner, une vérification humaine en fin de processus. Les chiffres avancés par la société Google étant sujets à caution, il est pour l’instant impossible de déterminer l’impact de la mise en place de ces procédures sur la réalité des usages du service Adwords, du point de vue des titulaires de droits de propriété intellectuelle. Claire BOSSÉNO - Cabinet Agnès TRICOIRE
  • 21 Mars 2014

    Les relations contractuelles entre artistes et galeries - Le Quotidien de l'Art

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  • 21 Mars 2014

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  • 21 Février 2014

    Les oeuvres en séries limitées : quelques pistes pour y voir clair - Le Quotidien de l'Art

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  • 24 Janvier 2014

    Protéger le design - Le Quotidien de l'Art

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  • 1 Novembre 2013

    Liberté de création et atteinte à la vie privée - Légipresse

    Christine Angot et Lionel Duroy versus leurs "personnages".

  • 4 Octobre 2013

    Précisions sur la détermination de la loi applicable à un litige international

    Cour de cassation, 1ère chambre civile, 10 avril 2013, n° 11-12.508

    Lors d’un litige présentant des éléments d’extranéité, la question première consiste à déterminer la loi applicable au litige : la lex loci protectionnis (la loi du lieu où est demandée la protection) ou la lex loci originis (la loi du lieu d’origine de l’œuvre).

    L’article 5.2 de la Convention de Berne lève à priori les doutes en la matière puisqu’il énonce que « l’étendue de la protection ainsi que les moyens de recours garantis à l’auteur pour sauvegarder ses droits se règlent exclusivement d’après la législation du pays où la protection est réclamée ». A première vue, cet article se prononce nettement en faveur de l’application de la lex loci protectionnis.

    Cependant, l’analyse de la jurisprudence et de la doctrine sur ce point révèle deux interprétations très divergentes de l’article Une partie des observateurs de la matière estime que les dispositions de l’article 5.2 ont une portée générale et donc que la loi applicable est celle du pays de l’Union où l’auteur demande la protection. Cette approche a pourtant longtemps coexisté avec une autre position considérant que l’article 5.2 n’aurait vocation à s’appliquer que pour le contenu des droits d’auteurs. Pour les partisans de cette interprétation, l’expression « l’étendue de la protection » ne viserait que la sanction de la violation des droits. Dans cette optique, la détermination du titulaire des droits échapperait donc au domaine de l’article 5.2 de la Convention de Berne et ne serait donc pas régie par la règle de conflit de loi qu’il contient.

    Les deux positions ont trouvé des échos en jurisprudence. Certaines décisions se sont ouvertement prononcées pour une approche restrictive de l’article 5.2 (voir par exemple : CA Paris, 4e ch. B, 14 mars 1991, SARL La Rosa c/ Sté Almax international SPA) quand d’autres ont estimé qu’il fallait entendre plus largement la portée de l’article (voir par exemple. : CA Paris, 5e ch. A, 1er oct. 2008, Sté HMP et a. c/ Sté Marie-Claire Album).

    La Cour de cassation a récemment tranché le débat par une décision rendue cette année et dont la large publication paraît établir qu’elle a entendu imposer son interprétation de l’article 5.2.

    Il était question d’un reporter-cameraman, salarié d’une chaîne de télévision américaine, et affecté à long terme aux bureaux français de la chaîne. Suite à son licenciement, le journaliste a agi devant les juridictions françaises sur le fondement du droit d’auteur puisqu’il estimait que l’exploitation de ses œuvres par la société américaine sans son autorisation constituait une violation de ses droits.

    Contrairement au droit français, le droit d’auteur des créateurs-salariés répond, outre-Atlantique, à la logique du « work made for hire » : l’employeur est le seul détenteur des droits d’auteur sur l’œuvre créée par son employé. La question de l’application des principes français de titularité des droits était donc déterminante en l’espèce.

    La Cour de cassation s’est nettement prononcée dans le sens d’une application totale de la lex loci protectionnis au litige. L’énoncé du principe ne laisse pas de place au doute : « la détermination du titulaire initial des droits d'auteur sur une oeuvre de l'esprit est soumise à la règle de conflit de lois édictée par l'article 5-2 de la Convention de Berne, qui désigne la loi du pays où la protection est réclamée ».

    Pour la Cour de cassation, « l’étendue de la protection » visée à l’article 5.2 concerne donc aussi bien la sanction des droits d’auteur que les problématiques liées à la titularité et à la cession des droits. La lecture unitaire des dispositions de l’article 5.2 reçoit ici les faveurs de la Haute cour qui tranche par cet arrêt un débat particulièrement nourri en doctrine (pour un commentaire plus détaillé de cette décision, se référer à l’article de E. Treppoz, Semaine juridique – édition générale, n° 25, 17 juin 2013, 701).

    Les décisions citées dans cet article sont consultables sur le site internet Légifrance.fr

    Claire Bosséno – Cabinet Agnès Tricoire
     

  • 30 Septembre 2013

    Le contrat passé pour l’enregistrement de la bande originale d’une œuvre audiovisuelle n’emporte pas présomption de cession des droits de l’artiste-interprète au profit du producteur


    Cour de cassation, 1re chambre civile, 29 mai 2013, pourvoi n°12-16583

    La pléthore d’intervenants et l’importance centrale de l’investissement financier dans la réalisation d’une œuvre audiovisuelle ont incité le législateur à un certain aménagement des règles applicables à ce type de création. A cet égard, l’article L. 132-24 alinéa1er du code de la propriété intellectuelle (CPI) indique que le contrat de production audiovisuelle emporte présomption de cession des droits d’exploitation des co-auteurs au producteur de l’œuvre. Il en va de même concernant les artistes-interprètes participant à l’élaboration d’un film ; l’article L. 212-4 du CPI prévoit que le contrat liant ces derniers au producteur « vaut autorisation de fixer, reproduire et communiquer au public la prestation de l’artiste-interprète ». La Cour de cassation a récemment tranché une question, débattue en jurisprudence et en doctrine, concernant le sort des droits des artistes-interprètes travaillant sur la bande originale d’une œuvre audiovisuelle.

    Les faits étaient les suivants : suite à la diffusion télévisée, dans les années 60, d’une interprétation de la pièce « Le Bourgeois gentilhomme », l’INA a commercialisé la captation sous la forme de vidéogramme. La SPEDIDAM (société de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes de la musique et de la danse), estimait que l’INA aurait dû, préalablement à la diffusion de cet enregistrement, obtenir l’autorisation des artistes-interprètes. Elle a donc sollicité la réparation du préjudice personnel de chacun des artistes ayant interprété la musique de la représentation, ainsi que celle du préjudice collectif affectant l’ensemble de la profession.
    Selon la société de gestion collective, l’article L. 214-4 du CPI n’avait pas ici vocation à s’appliquer aux musiciens ayant enregistré l’accompagnement musical de la pièce puisqu’ils n’avaient pas participé stricto sensu à la conception de l’œuvre-audiovisuelle. La SPEDIDAM en concluait donc que c’était l’article L. 212-3 du CPI qui devait s’appliquer en l’espèce et que toute reproduction et communication au public étaient donc, selon la lettre de l’article, « soumises à l’autorisation écrite de l’artiste-interprète ».

    La Cour d’appel de Paris a rejeté ces demandes (Paris, 18 janvier 2012) en soulignant l’imbrication structurelle de la bande originale à l’œuvre audiovisuelle. Selon elle, la composition musicale était partie prenante de l’œuvre en ce que cette dernière avait été conçue précisément pour en sonoriser les séquences animées d’images.

    Les juges de la Cour de cassation ont tranché le litige dans le sens inverse en estimant que « la signature d’un contrat entre un artiste-interprète et un producteur ne vaut autorisation de fixer, reproduire et communiquer au public la prestation de l’artiste-interprète que s’il a été conclu pour la réalisation d’une œuvre audiovisuelle ». Et la Cour de conclure son raisonnement en affirmant que « ne constitue pas un contrat conclu pour la réalisation d’une œuvre audiovisuelle le contrat souscrit par chacun des interprètes d’une composition musicale destinée à figurer dans la bande sonore de l’œuvre audiovisuelle ».

    La clarté des termes de la décision permet d’y voir plus clair sur un point qui divisait jusqu’alors la jurisprudence et la doctrine. La question posée, à savoir, l’artiste-interprète qui signe la bande sonore d’une œuvre audiovisuelle participe t-il à la réalisation de l’œuvre audiovisuelle au sens de l’article L. 212-4 du CPI, recevait en effet des réponses très divergentes.
    La Cour d’appel de Paris s’est fait le relai de ces hésitations. En 1992 (Paris, 10 novembre 1992), elle affirmait que « si elle devait s’insérer dans la bande originale d’un film, la prestation chantée […] n’appartenait pas au domaine audiovisuel puisqu’elle était dissociable des images projetées, parmi lesquelles cet interprète ne figurait pas. ». Le critère du caractère dissociable de la bande sonore, qui semblait donc être déterminant en 1992, n’a pourtant pas été repris par cette même Cour dix ans plus tard. En effet, la Cour d’appel (Paris, 26 février 2003) a ensuite estimé que « la prestation de l’artiste musicien consistant en l’interprétation de la partie sonore musicale du film a été fournie en vue de la réalisation d’une œuvre audiovisuelle. ». De même, en 2010 (Paris, 18 juin 2010), elle a jugé que « l’interprétation […] n’a été réalisée que pour constituer l’accompagnement musical des images ; qu’il s’agit d’une interprétation musicale destinée à être incorporée aux images du film, et réalisée uniquement pour les besoins de l’œuvre audiovisuelle. ».

    Face à ces contradictions jurisprudentielles et à la division de la doctrine (pour un commentaire plus détaillé sur ce point, se référer à l’article de G. Querzola au Recueil Dalloz 2013, p. 1870), le présent arrêt de la Cour de cassation paraît enfin clore le débat : l’artiste signant la bande originale d’une œuvre audiovisuelle ne participe pas à la réalisation de cette dernière. Il ne peut donc se voir opposer la présomption de l’article L. 212-4 du CPI et son autorisation écrite est requise pour toute reproduction ou communication de sa prestation au public dans les conditions de l’article L. 212-3 du CPI.

    La décision commentée dans cet article est consultable sur le site internet légifrance.fr

    Claire Bosséno - Cabinet Agnès Tricoire
  • 30 Septembre 2013

    Un motif décoratif est-il susceptible de constituer une marque figurative distinctive?

    Cour d’appel de Paris, pôle 5, ch. 2, 14 décembre 2012 : Burberry Limited c/ SAS Gifi Mag

    Aux termes de l’article L. 711-1 du code de la propriété intellectuelle (CPI), une « marque de fabrique, de commerce ou de service est un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou d’une personne morale. ». Un signe ne peut donc constituer une marque que s’il présente un caractère distinctif. Cette exigence se retrouve également dans les textes unionistes (directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008 et règlement n° 207/2009 du 26 février 2009) qui font de l’absence de distinctivité de la marque un motif de nullité ou de refus d’enregistrement.

    La distinctivité de la marque s’évalue à deux niveaux :

    - par rapport aux usages habituels du secteur : la représentation de la marque est-elle usuelle dans le domaine concerné?
    - par rapport à la perception du public : le consommateur moyen assimile-t-il le signe à la marque associée ?

    C’est sur cette vaste question du caractère distinctif que la cour d’appel de Paris a dû se pencher avec la difficulté supplémentaire d’avoir à examiner une marque figurative uniquement constituée d’un motif décoratif.

    Il s’agissait ici pour les juges d’appel d’établir si le fameux « carreau Burberry » présentait la distinctivité nécessaire à son enregistrement au titre de marque communautaire. La question s’est posée suite à la retenue douanière de plusieurs milliers de chaussons contrefaisant, selon la société Burberry, sa marque enregistrée auprès de l’OHMI (Office de l’Harmonisation dans le Marché Intérieur). En première instance, le tribunal de grande instance de Paris (TGI Paris, 15 mars 2012) a rejeté l’action en contrefaçon engagée par la maison britannique. La société Gifi, destinataire des chaussons litigieux a, comme lui permet l’article 99 du Règlement communautaire 207/2009, contesté la validité de ladite marque et en a donc demandé la nullité. Les juges de première instance ont déclaré la marque nulle du fait de son défaut de distinctivité. La société Burberry a relevé appel de ce jugement.

    Le point le plus discuté du litige tenait à la nature même du motif élu par la société Burberry pour identifier sa marque. Le carreau Burberry est une adaptation des traditionnels tartans écossais et ce type de motifs est, à l’évidence, non appropriable car appartenant au folklore et donc au domaine public. A ce premier obstacle à l’enregistrement de la marque s’en ajoutait un autre de taille : la marque litigieuse était une variation en noir et blanc des carreaux Burberry ; l’absence de couleur rendait l’appréciation de la distinctivité encore plus hasardeuse en l’espèce.

    Afin de démontrer que le motif enregistré était communément utilisé dans le domaine vestimentaire, la société Gifi a produit plusieurs modèles de chaussons reprenant, selon elle, le quadrillage utilisé par la société Burberry.

    La cour d’appel n’a pas suivi cette position et a entamé son raisonnement en procédant à une fine description du motif enregistré : « Il s’agit d’une marque figurative constituée d’un carreau formé par trois lignes verticales claires également espacées, se croisant avec trois autres lignes horizontales claires également espacées, la couleur blanche prédominant aux points d’intersection des lignes intercalaires et d’une ligne unique verticale claire se croisant avec une ligne unique horizontale claire, sur fond plus sombre. ».

    Examinant les pièces présentées par la société Gifi, la cour d’appel a estimé qu’ « aucun des modèles de charentaises produits ne présente un motif strictement identique à celui du carreau Burberry ». Elle en a déduit que : « Les pièces fournies par l’intimée ne permettent donc pas de prouver que le carreau Burberry en noir et blanc appartiendrait au folklore celte ou écossais, qu’il serait très fréquemment utilisé dans le domaine vestimentaire, ce qui lui ôterait tout caractère distinctif. ».

    De même, sur la distinctivité du signe aux yeux du public concerné, la SAS Gifi avançait que la société Burberry utilisait le motif litigieux uniquement comme élément de décoration et non comme une marque. Ce raisonnement a été rejeté par la cour d’appel qui a relevé que « le fait que le carreau Burberry soit utilisé comme motif décoratif sur les chaussons en plus de son usage de marque ne fait pas obstacle à sa protection tant que le public concerné établit un lien entre le motif et la marque et qu’il ne perçoit pas uniquement le signe comme une décoration. ».

    La cour d’appel de Paris a donc estimé que le consommateur de ce type de produits faisait le lien entre ce motif particulier et la marque. Le carreau Burberry est donc, de ce point de vue, distinctif au sens où l’exige l’article L. 711-1 du CPI.

    C’est sur ces considérations que la cour d’appel de Paris a infirmé le jugement du TGI et affirmé la validité de la marque. Sur la contrefaçon, la société Gifi s’est ainsi vue condamner à une lourde amende en réparation du préjudice découlant de l’atteinte portée à la valeur patrimoniale de la marque Burberry.

    Il est intéressant de confronter la solution de cet arrêt à une décision rendue la même année par le Tribunal de première instance de l’Union européenne (TPIUE, 19 septembre 20112, T. 26/11 : V. Fraas GmbH c/ OHMI). Saisi d’une affaire concernant, là encore, l’enregistrement d’un motif écossais au titre de marque, le tribunal a pourtant estimé que le signe litigieux ne présentait pas de caractère distinctif.

    Selon les juges européens (point 74 et 75) : « il convient de relever que, d'un point de vue graphique, la représentation des carreaux en cause ne comporte aucune variation notable par rapport à la représentation conventionnelle de tels motifs et que, dès lors, le public pertinent ne percevra en réalité qu'un motif banal et courant. En conséquence, en l'absence d'éléments aptes à l'individualiser de telle sorte qu'elle n'apparaisse pas comme un motif ordinaire, la représentation en cause ne saurait remplir une fonction d'identification s'agissant des produits concernés. Elle est donc, en elle-même, dépourvue de caractère distinctif. ».

    Il faut ici noter que le raisonnement diffère légèrement de celui développé par la cour d’appel de Paris. Quand cette dernière déduisait la distinctivité de la marque de l’absence de reprise à l’identique du motif Burberry sur les produits présentés à l’audience, le tribunal européen exigeait lui une « variation notable par rapport à la représentation conventionnelle de tels motifs ». Entre ces deux méthodes d’appréciation, le degré d’exigence ne semble pas équivalent ( pour un commentaire plus détaillé sur ce point, se référer à l’article de A. Mercier et S. Colombet, L’appréciation de la distinctivité intrinsèque d’une marque constituée exclusivement d’un motif décoratif, Communication Commerce électronique n°6, juin 2013, étude 10).

    Claire Bosséno - cabinet Agnès Tricoire


  • 20 Septembre 2013

    Droit d'auteur et Copyright - La Scène

    Qu'est ce qui différencie le droit d'auteur du Copyright ?

  • 14 Aout 2013

    Précisions sur les conditions de protection des créations d'art appliqué par les droits de propriété intellectuelle

    CA Paris, pôle 5, ch.2, 22 février 2013, n° 12/02741 Un arrêt de la Cour d'appel de Paris est récemment venu apporter quelques précisions sur les conditions de la protection en matière d'art appliqué, notamment sur la frontière entre les créations protégeables et le domaine du genre ou de l'idée. La société X a déposé et commercialisé dès 2006 un modèle de nappe d'inspiration toscane. La société Y a, quelques années plus tard, mis sur le marché une nappe qui, selon la société X, reprenait les caractéristiques essentielles de leur modèle. Cette dernière a donc agi en contrefaçon au titre de la violation de ses droits d'auteur et de ses droits sur le modèle. Le tribunal de grande instance de Paris a accueilli l'action en contrefaçon et a donc condamné la société Y au paiement de diverses sommes tout en lui interdisant de poursuivre la fabrication et la commercialisation de la nappe jugée contrefaisante. Celle-ci a fait appel du jugement en remettant en cause l'originalité de la première nappe ainsi que la validité du dépôt de modèle. Sur le terrain des droits d'auteur, l'appelant a donc mis en avant le défaut d'originalité de la nappe. Il estimait en effet que les motifs la décorant étaient « banals », que les formes et les dessins utilisés étaient usuels en matière de linge de table et que la combinaison de ces divers éléments ne dotait pas le modèle d'une « physionomie propre traduisant un parti esthétique qui porte l'empreinte de la personnalité de son auteur ». A cette argumentation, la cour d'appel a au contraire répondu que : « Si des motifs composant la nappe, fleurs, flocons, pétales rosaces, volutes, quadrillages de bandes font partie du domaine public, leur combinaison et agencement particuliers revendiqués, appréciés de manière globale, en fonction de l'aspect d'ensemble, lui confèrent une physionomie singulière du fait de l'assemblage des bandes de rayures de différentes couleurs avec les motifs ornementaux dont la combinaison est particulière démontrant l'effort créatif et un parti pris esthétique portant l'empreinte de la personnalité de leur auteur conférant ainsi à cette nappe une originalité protégeable au titre du droit d'auteur. » Ainsi, même si l'ornementation reprenait des motifs et des symboles non protégeables car appartenant au domaine public, c'est dans les choix opérés sur leur agencement que se caractérisait la liberté créatrice de l'auteur. La mise en forme particulière de motifs courants a donc conféré à la nappe son originalité et donc, sa qualité d'œuvre de l'esprit protégeable au titre du droit d'auteur. Concernant le droit des dessins et modèles, les appelants invoquaient l'absence de caractère propre et nouveau du modèle déposé par la société X. Il faut ici rappeler que ces deux qualités sont, aux termes de l'article L. 511-1 du code de la propriété intellectuelle, les deux conditions nécessaires à la protection du droit des dessins et modèles. C'est une nouvelle fois en considération de l'expression de la liberté créatrice du concepteur que la cour d'appel a rejeté les prétentions de la société Y. Le modèle résultait, selon les juges, « d'une combinaison et d'un agencement particuliers de motifs qui confèrent au modèle une physionomie propre en raison de l'assemblage des bandes de rayures de différentes couleurs avec les motifs ornementaux ». Le caractère propre du modèle tenait donc à la « combinaison particulière » des motifs choisis. La réunion de ces éléments donnait à la nappe une physionomie propre permettant à l'utilisateur averti de distinguer son apparence de celle d'autres produits. La cour d'appel a tenté ici de préciser le plus finement possible la limite entre le domaine du genre et de l'idée et celui de la création protégeable. La différence semble donc principalement résider dans la liberté créatrice de l'auteur et dans la mise en œuvre de véritables choix esthétiques personnels. Les décisions citées dans l'article sont consultables sur le site internet légifrance.fr Claire Bosséno - Cabinet Agnès Tricoire


  • 14 Aout 2013

    La condition d’originalité et la recevabilité de l’action en contrefaçon

    Cour de cassation, chambre commerciale, 29 janvier 2013, n°11-27.351

    L’originalité, classiquement définie comme l’empreinte de la personnalité de l’auteur, conditionne la qualification d’œuvre de l’esprit et donc la protection du droit d’auteur. Au niveau procédural pourtant, la Cour de cassation a récemment rappelé que l’originalité ne conditionnait pas la recevabilité de l’action en contrefaçon.

    Les faits étaient les suivants : la société X a lancé la commercialisation de plusieurs modèles de meubles créés par Monsieur X. Le designer et son distributeur ont agi en contrefaçon contre la société Y qui avait postérieurement mis en vente un modèle de meuble reprenant, selon eux, les caractéristiques essentielles de deux modèles communautaires déposés par la société X auprès de l’OHMI. Parallèlement à des demandes fondées sur le parasitisme et la concurrence déloyale, c’est sur le terrain du droit d’auteur que les demandeurs ont réclamé réparation.

    La cour d’appel de Paris (Paris, 21 septembre 2011, pôle 5, ch. 1, n° 10/12067) a rejeté l’action en contrefaçon engagée par la société X au motif que, les meubles ne présentaient pas l’originalité requise à la protection du droit d’auteur. Les juges du fond ont en effet souligné que les deux modèles commercialisés par la société demanderesse étaient eux-mêmes des déclinaisons d’un « type connu de meubles rustiques » ne révélant pas de « réelle activité créatrice ». Partant de ce constat, la cour d’appel a donc estimé que les modèles litigieux ne revêtaient pas l’empreinte de la personnalité de leur auteur et ne pouvaient donc être regardés comme originaux.

    Parallèlement, Monsieur X a également agi à titre personnel, en tant que créateur des meubles litigieux, sur le fondement de son droit moral. Sur ce point, la cour d’appel a jugé l’action irrecevable en raison de l’absence d’originalité des pièces.

    C’est ici que se situe l’intérêt principal de l’arrêt rendu par la Cour de cassation. Celle-ci censure en effet la cour d’appel en estimant que « l'originalité des œuvres éligibles à la protection au titre du droit d'auteur n'est pas une condition de recevabilité de l'action en contrefaçon ». L’absence d’originalité ne saurait donc être invoqué au titre d’une exception d’irrecevabilité de l’action.

    La solution n’est pas nouvelle et dépasse le cadre de la propriété intellectuelle. Elle est simplement l’application d’un principe procédural de droit commun comme en témoigne l’article visé par la Cour : l’article 31 du code de procédure civile.

    Cet article dispose en effet que : « L’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention… ». Celui qui a un intérêt à agir est donc en droit de le faire, quoiqu’il en soit de la légitimité de ses prétentions. L’article 30 du même code reflète également cette dissociation entre la forme et le fond puisqu’il définit l’action comme « le droit, pour l’auteur d’une prétention, d’être entendu sur le fond de celle-ci afin que le juge la dise bien ou mal fondée ». La distinction entre la recevabilité d’une action et l’examen des prétentions au fond ressort clairement de la rédaction de cet article.

    La solution dégagée ici par la chambre commerciale s’inscrit dans la continuation d’une jurisprudence constante affirmant que « l’intérêt à agir n’est pas subordonné à la démonstration préalable du bien-fondé de l’action » (Cour de cassation, 1re chambre civile 17 mai 1993, n° 91-15761 ; Cour de cassation, chambre sociale, 11 juillet 2000, n° 97-43645 ou encore Cour de cassation, 2ème chambre civile, 13 janvier 2005, n° 03-13531).

    Ainsi, même si l’objet soumis à l’examen des juges ne présente pas le caractère d’originalité requis, il n’en reste pas moins que celui qui dispose d’un intérêt à agir est en droit de faire examiner ses demandes au fond. En l’espèce, même si les juges ont finalement conclu au défaut d’originalité des pièces litigieuses, ils ne pouvaient déclarer irrecevable l’action de leur créateur dans la mesure où celui-ci disposait d’un intérêt à agir en contrefaçon.

    Les décisions citées dans l’article sont consultables sur le site internet légifrance.fr

    Claire Bosséno - Cabinet Agnès Tricoire
  • 14 Aout 2013

    La protection d’un patronyme sur le fondement du droit d’auteur

    Cour de cassation, 1ère chambre civile, 24 avril 2013, n°12-14525

    La protection contre les atteintes aux droits de la personnalité, et notamment au patronyme, est a priori étrangère aux droits de propriété intellectuelle. Les demandes d’un artiste sur la défense de son nom ont pourtant permis à la Cour de cassation de préciser la place du nom en matière de droit d’auteur et de droit des marques.

    L’affaire opposait une célèbre société américaine à Monsieur X, scénariste, dont le patronyme était l’exact homonyme d’une nouvelle gamme de soda commercialisée par ladite compagnie. S’estimant lésé par cette situation, c’est devant les tribunaux que l’auteur a tenté d’obtenir des réparations financières et l’annulation du dépôt de la marque litigieuse. Pour ce faire, il s’appuyait sur le droit au respect du nom, l’un des attributs du droit moral de l’auteur, ainsi que sur des dispositions propres au droit des marques.

    Suite au rejet de ses prétentions par la cour d’appel de Versailles, l’artiste a décidé de se pouvoir en cassation mais ses demandes y ont connu le même insuccès.

    En effet, la Cour de cassation a approuvé le raisonnement des juges d’appel en estimant que « le droit moral de l'auteur au respect de son nom est attaché à l'œuvre de l'esprit qui porte l'empreinte de sa personnalité ; que c'est, dès lors, à bon droit que la cour d'appel a retenu que M. X... ne pouvait prétendre, sur le fondement de l'article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle, à la protection de son nom patronymique en tant que tel… ».

    Les droits d’auteur trouvent leur siège dans l’œuvre de l’esprit. Elle est le socle des droits patrimoniaux et moraux dont dispose l’auteur. Ce principe ressort clairement de l’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle qui indique que « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. ». Dès le premier article du code, le législateur a entendu rappeler, par l’incise, « sur cette œuvre », que le droit d’auteur n’existe pas sans œuvre à protéger.

    Or Monsieur X n’invoquait pas ici son droit moral sur une œuvre mais sur son seul patronyme. La logique de la Cour de cassation est donc simple : l’artiste ne peut se prévaloir des droits que le code de la propriété intellectuelle associe à une œuvre lorsque l’œuvre en question n’existe pas.

    En outre, la Cour de cassation a estimé que le nom d’artiste de Monsieur X ne pouvait, « en lui-même », être regardé comme une œuvre de l’esprit. Ce dernier s’étant contenté de reprendre son patronyme pour signer ses œuvres, le nom d’artiste ne contenait donc pas la marque de l’originalité nécessaire à la protection du droit d’auteur.

    Cependant, il faut noter que la jurisprudence a déjà considéré qu’un titre constitué d’un seul prénom était protégeable par le droit d’auteur (Cour d’appel de Versailles, 12ème ch., 11 janvier 2001, n°1998-1245). Dans cette affaire, les juges ont estimé que le titre de la série de romans « Angélique » pouvait être regardé comme une œuvre de l’esprit à part entière.

    A la différence des titres, dont la protection est expressément envisagée par le code de la propriété intellectuelle à l’article L 112-4, aucun texte ne prévoit la protection d’un patronyme ou d’un nom d’artiste par le droit d’auteur.

    Cet argument n’est pourtant pas dirimant puisque le principe porté par l’article L. 112-1 du même code prévoit que le genre et la forme d’expression sont des critères indifférents pour la caractérisation d’une œuvre de l’esprit. Il ne serait alors pas impossible d’imaginer qu’un simple nom d’artiste puisse être protégé par le droit d’auteur (pour un commentaire plus détaillé sur ce point, se reporter au commentaire de Pierre-Dominique Cervetti dans la Revue Lamy droit de l’immatériel, n° 95, p.14).

    En dehors du droit d’auteur, l’artiste a également tenté de se retrancher derrière le droit des marques en demandant l’annulation du dépôt. Il invoquait pour cela les dispositions de l’article 711-4 du code de la propriété intellectuelle selon lesquelles : « Ne peut être adopté comme marque un signe portant atteinte à des droits antérieurs, et notamment : […] au droit de la personnalité d’un tiers, notamment à son nom patronymique, à son pseudonyme ou à son image ».

    L’atteinte aux droits de la personnalité constituée par le dépôt d’une marque n’est cependant pas constituée de manière automatique, du seul fait de l’existence d’une homonymie. Encore faut-il que le tiers en question puisse démontrer, notamment, que son patronyme ait acquis une notoriété suffisante pour que l’existence de la marque soit susceptible de créer une confusion avec son nom.

    Cette démonstration faisant défaut en l’espèce, la Cour de cassation est donc une nouvelle fois allée dans le sens de la cour d’appel en estimant que l’utilisation d’un nom de marque similaire à celui du scénariste « ne pouvait induire un risque de confusion susceptible de porter atteinte aux droits de la personnalité de Monsieur X ».

    Les décisions citées dans l’article sont consultables sur le site internet légifrance.fr

    Claire Bosséno - Cabinet Agnès Tricoire
  • 14 Aout 2013

    La caractérisation de l’originalité d’une photographie

    Cour de cassation, 1re chambre civile, 10 juillet 2013, n°11-22.222

    La décision tendant à nier à une œuvre photographique son caractère original, et donc sa qualité d’œuvre de l’esprit, doit être précisément motivée. La cour de cassation le rappelle dans cette décision qui vient censurer la brièveté des motivations des juges du fond.

    Il s’agissait ici d’un chauffeur d’autocar, Monsieur X, qui avait l’habitude de réaliser quelques clichés lors de ses déplacements professionnels. Lesdites photographies étaient ensuite réutilisées par son employeur pour la réalisation de catalogues publicitaires.

    N’ayant pas donné son accord à de telles reproductions, le conducteur a demandé réparation pour ce qu’il estimait être une violation de ses droits d’auteur sur les clichés.

    La cour d’appel de Colmar a rejeté ses demandes en estimant que « les photos insérées dans les catalogues publicitaires sont des photos de sites touristiques ou de manifestations célèbres qui ne présentent pas une originalité particulière manifestant l'empreinte de la personnalité de leur auteur ; (…) qu'elles n'ont pour objet que de reproduire une image fidèle des lieux visités ».

    Cette motivation n’a pas répondu aux exigences de la Cour de cassation en la matière. Celle-ci a en effet rappelé que « les juges du fond sont tenus de rechercher de façon concrète si les œuvres soumises à leur examen ne portent pas l'empreinte de la personnalité de leur créateur ». Selon elle, les juges d’appel ont « statué suivant une motivation d'ordre général sans avoir recherché si, de façon concrète, les photographies litigieuses n'auraient pas porté l'empreinte de la personnalité de Monsieur X ».

    Cette partie de l’arrêt est donc censurée pour manque de base légale. Les juges d’appel auraient dû préciser en quoi les photographies litigieuses n’étaient pas porteuses de l’empreinte de la personnalité de leur auteur. Le raisonnement développé par la cour d’appel pêchait ainsi, aux yeux de la cour de cassation, par sa généralité.

    L’appréciation de l’originalité d’une photographie passe par l‘examen de nombreux indices par lesquels le juge doit s’assurer que l’œuvre n’est pas le simple fruit d’une reproduction mécanique. Sont ainsi généralement pris en compte, le choix du sujet, la technique utilisée, la mise en scène, l’éclairage ou encore, l’angle de la prise de vue. En l’espèce, la cour d’appel s’est contentée de constater la banalité du sujet ce qui, d’une part, est insuffisant par rapport aux exigence de la Cour de cassation et qui, d’autre part, relève quasiment du jugement et du ressenti personnel, critères subjectifs en théorie bannis de l’appréciation d’une œuvre.

    En outre, la cour d’appel a procédé à une analyse globale de l’originalité des clichés, sans procéder à un examen individuel de chacun. Cette méthode est également critiquée par la Cour de cassation qui a donc une nouvelle fois affirmé qu’en matière d’originalité, « les juges sont tenus de rechercher si, et en quoi, chacune de ces œuvres porte ou non l’empreinte de la personnalité de son auteur ».

    Les juges ne pouvaient donc se prononcer sur l’originalité de tout un groupe d’œuvres. L’empreinte de la personnalité de l’auteur doit être recherchée au cas par cas et le juge doit donc expliquer, œuvre par œuvre, les raisons du rejet ou de la caractérisation de l’originalité.


    Cette décision vient donc réaffirmer toute la rigueur de la méthode préconisée par la Cour de cassation en matière d’appréciation de l’originalité des œuvres photographiques.

    D’autre part, cet arrêt met également en lumière un problème récurrent en matière de création salariée. Les employeurs oublient trop fréquemment que la circonstance d’un contrat de travail n’emporte pas cession automatique des droits d’auteur à leur égard. Le principe est pourtant mentionné dès le premier article du code de la propriété intellectuelle, en son deuxième alinéa : « L’existence ou la conclusion d’un contrat de louage d’ouvrage ou de service par l’auteur d’une œuvre de l’esprit n’emporte pas dérogation à la jouissance du droit reconnu par le premier alinéa… ». En l’absence de cession de droits et en dehors de quelques cas bien précis (le logiciel ou l’œuvre collective), le salarié créateur d’une œuvre de l’esprit reste en principe le seul titulaire des droits sur sa réalisation.

    Les décisions citées dans l’article sont consultables sur le site internet légifrance.fr

    Claire Bosséno - Cabinet Tricoire
  • 14 Aout 2013

    La parodie et le pastiche selon la Cour d’appel de Paris

    CA Paris, 25 janvier 2012, n°10/09512 CA Paris, 21 septembre 2012, n°10/11630

    A deux reprises au cours de l’année 2012, la Cour d’appel de Paris a eu l’occasion de préciser les contours de l’exception de parodie et de pastiche en droit de la propriété intellectuelle.

    • Première affaire (CA Paris, 25 janvier 2012, n°10/09512) :

    Une société éditrice d’un grand quotidien national reprochait à un journal satirique l’imitation du titre de son journal et la reproduction des caractéristiques essentielles de sa présentation. Elle avait été déboutée en première instance de sa demande en contrefaçon de droit d’auteur et de marque. Sur la contrefaçon de droits d’auteur revendiqués sur le titre, la maquette et la charte graphique du quotidien national, le défendeur ne contestait pas l’imitation mais se prévalait de l’exception de pastiche prévue par l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle selon lequel « {Lorsque l'œuvre a été divulguée, l'auteur ne peut interdire : (…) 4° La parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre} ». Le pastiche est défini comme « {l’œuvre littéraire ou artistique dans laquelle on imite un style, la manière d’un écrivain, d’un artiste, soit dans l’intention de tromper, soit dans une intention satirique} » (dictionnaire Larousse). Les juges d’appel ont repris les trois critères présidant depuis de nombreuses années à la recevabilité de l’exception de parodie ou de pastiche, encore dénommés les lois du genre : « {pour apprécier si la société X est fondée à invoquer l’exception de pastiche, il faut rechercher si l’imitation dont il lui est fait grief : - comporte des transformations, arrangements ou adaptations, fruits d’un effort créatif se donnant pour fin de faire rire ou sourire, - se distingue suffisamment de l’œuvre originale pour ne pas être confondue avec elle, s’adresse à un public ou un marché différent, - est exempte d’intention de nuire ou de dénigrement } ». Lors de l’examen de la première condition, les juges ont estimé que la transformation des noms des fondateurs et directeurs du journal imité « {fondée sur le calembour, suffit à établir l’intention humoristique, l’appréciation de la qualité ou de l’intensité de l’effet comique produit étant hors de propos} ». S’agissant de la deuxième condition, la cour a relevé différentes mentions sur le journal parodique, le contenu de la publication ou encore le fait que le public du journal imité soit composé de lecteurs lettrés aptes à « {distinguer informations et extravagances, journalisme et divagation} » pour conclure à l’absence de tout risque de confusion entre les deux publications. Sur le troisième point, les juges ont exclu l'intention de nuire, constatant l’évidence du calembour et du second degré. A l’issue de cette analyse, l’exception de pastiche a été retenue par la cour et la contrefaçon de droit d’auteur rejetée. Concernant la contrefaçon du titre du journal quotidien déposé comme marque, la Cour d’appel de Paris a au préalable précisé que le caractère distinctif et notoire de cette marque était certain et que l’imitation qui en était faite n’était pas contestée par le journal satirique. L’absence d’exception de pastiche ou de parodie en droit des marques a ensuite été soulignée. La Cour a considéré que ce défaut était compensé par le fait qu’aucun risque de confusion n’a préalablement relevé sur le plan du droit d’auteur, analyse qui gardait toute sa pertinence dans l’appréciation du risque de confusion en droit des marques. Et d’ajouter que si les produits désignés étaient identiques, leur objet (la satire ou l’information), leur public, leur prix et leur périodicité faisaient qu’ils se situaient sur des marchés différents. Pour débouter l’appelant de ses demandes en contrefaçon de marque, la Cour a réaffirmé le principe de liberté d’expression prévalant sur la protection de la marque. L’interdiction de publier le journal parodique pour protéger de tels intérêts, demande formulée par l’appelante, aurait constitué une mesure disproportionnée compte tenu du principe supérieur de la liberté de la presse.

    • Seconde affaire (CA Paris, 21 septembre 2012, n°10/11630):

    Une société éditrice de presse magazine faisait grief à une autre société éditrice l’imitation et la reprise des éléments caractéristiques de son magazine. Elle l’avait assigné en contrefaçon de marque, de dessins et modèles et de droit d’auteur sur le titre du magazine original, sa couverture ou encore la composition de ses articles. De son côté, le défendeur ne contestait pas la reprise de nombreuses caractéristiques essentielles de la publication originale mais se prévalait d’une démarche parodique et de pastiche. Proche de la notion de pastiche, la parodie est définie comme « {l’imitation satirique d’un ouvrage sérieux dont on transpose comiquement le sujet ou les procédés d’expression} » (dictionnaire Larousse). Concernant la contrefaçon du titre du magazine déposé en tant que marque, le défendeur admettait que le droit des marques ne prévoit aucune exception de parodie mais avançait, d’une part, que ce droit a une nature purement économique, et ne pouvait donc être opposé que dans la seule sphère commerciale entendue strictement, et d’autre part, que la diffusion du magazine parodique était étrangère à la recherche d’un profit. Les juges se sont écartés de ce raisonnement en affirmant que « {si la diffusion de la revue [parodique] l’a été avec l’intention de polémiquer, cette intention n’est cependant pas étrangère à la vie des affaires} », après avoir relevé que cette revue avait été proposée à la vente, avait effectivement généré des recettes financières et était destinée au même lectorat que la revue parodiée. Ils ont malgré tout exclu tout risque de confusion, tant sur les plans visuel, phonétique que conceptuel, entre la marque et le titre de la revue parodique, pour conclure à l'absence de contrefaçon des marques. Par ailleurs, la société éditrice du magazine parodié s’est prévalue de droits d’auteur sur le bandeau du titre, la couverture et la composition des articles, prétendument contrefaits par le défendeur. La Cour d’appel de Paris a de nouveau veillé au respect des lois du genre pour apprécier la recevabilité de l’exception de parodie invoquée par le défendeur : « {si la parodie est l’imitation satirique d’un texte en le détournant de ses intentions finales afin de produire un effet comique, elle n’est cependant autorisée que si elle révèle une intention humoristique évidente, si elle n’engendre aucune confusion entre l’œuvre seconde et l’œuvre parodiée laquelle ne doit pas être dénigrée et avoir pour conséquence de lui nuire} ». Les juges ont ici repris les trois conditions précédemment exposées : l’intention et l’effet comique produit sur le lecteur ; l’absence de risque de confusion entre la parodie et l’œuvre parodiée ; et enfin, l’absence de dénigrement de l’œuvre parodiée. Pour retenir l’exception de parodie et conclure à l’absence de contrefaçon, les éléments suivants ont été soulignés : le fait que le magazine imité soit lui même satirique ne faisait pas obstacle à sa parodie ; la présence de nombreuses mentions sur le magazine parodique suffisamment claires pour écarter tout risque de confusion de l’acheteur ; le magazine parodique utilisait, de manière plus marquée, les méthodes outrancières de l’original ; et il n’avait pas été démontré que la publication ait nui aux intérêts de la société éditrice du magazine imité. Enfin, cette dernière invoquait une atteinte à la couverture type du magazine déposée en tant que dessin ou modèle. Le défendeur, reconnaissant la protection et la reproduction de l’ensemble des éléments caractéristiques du modèle, arguait de l’absence de recherche d’un profit ainsi que de l’indispensable reproduction de ces éléments de la couverture pour que le lecteur reconnaisse le magazine parodié et que le pastiche produise son effet. Les juges se sont fondés sur l’article L 514-4 du Code de la propriété intellectuelle, lequel réprime toute atteinte aux droits des titulaires dessins et modèles, sans considération du risque de confusion dans l’esprit du public ou encore du caractère parodique du support reproduisant le modèle. Selon la Cour, il s’agissait au contraire de « {déterminer si le produit litigieux reproduit pour l’observateur averti les caractéristiques essentielles du modèle déposé au point d’engendrer la même impression d’ensemble} ». Pour ce faire, les juges ont choisi comme référent une personne attentive et suffisamment informée des magazines humoristiques, et ont détaillé la couverture du magazine parodique ainsi que les mentions divergentes de l’original. Ils en ont conclu que la démarche parodique ne pouvait échapper à ce référent et ont décrit sa perception de la couverture de la façon suivante : il focalisera son attention sur l’ensemble de la page puis sur les nombreuses mentions divergentes, lesquelles lui feront réaliser qu’il s’agit d’une parodie et atténueront la reprise des éléments caractéristiques du modèle de couverture pour ensuite lui procurer une nouvelle impression visuelle d’ensemble. Et de conclure à l’absence de contrefaçon du modèle déposé.

  • 14 Aout 2013

    Précisions sur la portée de l’article L. 336-6 du Code de la propriété intellectuelle

    Cour de cassation, 1ère chambre civile, 12 juillet 2012, n°11-20.358 Une association de défense de l’industrie phonographique française reprochait à une société administrant un moteur de recherche sur internet une fonctionnalité de son service suggérant des mots clés lors de la saisie de la requête par l’internaute. Via cette fonctionnalité, le moteur de recherche génère automatiquement des propositions de mots qui s’affichent et s’associent aux termes saisis par l’internaute lors de sa requête. Cette liste de proposition est basée sur un algorithme rassemblant des données statistiques collectées lors des précédentes requêtes des internautes. Précisément, le demandeur faisait grief au moteur de recherche l’association systématique de mots clés de sites internet permettant l’échange d’enregistrements sans l’autorisation des artistes à des noms de chansons ou d’artistes saisis par l’internaute. L’association avait assigné le moteur de recherche non pas sur le fondement de la contrefaçon, mais sur celui de l’article L. 336-6 du Code de la propriété intellectuelle, afin d’obtenir du juge des référés une mesure de suppression des termes litigieux. Aux termes de ce texte, « {En présence d'une atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin occasionnée par le contenu d'un service de communication au public en ligne, le tribunal de grande instance, statuant le cas échéant en la forme des référés, peut ordonner à la demande des titulaires de droits sur les œuvres et objets protégés, de leurs ayants droit, des sociétés de perception et de répartition des droits visées à l'article L. 321-1 ou des organismes de défense professionnelle visés à l'article L. 331-1, toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d'auteur ou un droit voisin, à l'encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier } ». L’atteinte au droit d’auteur doit donc être caractérisée et la mesure sollicitée doit permettre de faire cesser l’atteinte. En appel, les juges, après avoir retenu l’automaticité du service de référencement dépendant d’un algorithme basé sur les recherches des autres internautes, avaient estimé que la suggestion de ces sites ne constitue pas en elle-même une atteinte au droit d’auteur et ce, pour deux raisons. Premièrement, les fichiers figurant sur ces sites n'étaient pas tous nécessairement destinés à des téléchargements illégaux, lesquels résultaient de l’usage qui en était fait par les utilisateurs. Deuxièmement, l’atteinte au droit d’auteur ne pouvait résulter que du fait que l’internaute s'était rendu sur le site suggéré et avait ensuite téléchargé le phonogramme protégé, acte pour lequel le moteur de recherche ne pouvait être tenu pour responsable. Et d’ajouter par ailleurs que la suppression des suggestions ne rendait pas l’accès à ces sites moins facile pour conclure au rejet de la demande sur le fondement de l’article L. 336-6 du Code de la propriété intellectuelle. Ce raisonnement a été censuré par la Cour de cassation, caractérisant l’atteinte au droit d’auteur de la manière suivante : « {le service de communication au public en ligne des sociétés X orientait systématiquement les internautes, par l’apparition des mots-clés suggérés en fonction du nombre de requêtes, vers des sites comportant des enregistrements mis à la disposition du public sans l’autorisation des artistes-interprètes ou des producteurs de phonogrammes, de sorte que ce service offrait des moyens de porter atteinte aux droits des auteurs ou aux droits voisins } ». La Cour a ajouté, concernant les mesures sollicitées, qu’elles « {tendaient à prévenir ou à faire cesser cette atteinte par la suppression de l’association automatique des mots-clés avec les termes des requêtes, de la part des sociétés X qui pouvaient ainsi contribuer à y remédier en rendant plus difficile la recherche des sites litigieux, sans pour autant, qu’il y ait lieu d’en attendre une efficacité totale} ». La Cour de cassation ne s'est pas prononcée sur le caractère automatique de la fonctionnalité proposée par le moteur de recherche pour apprécier l’atteinte portée au droit d’auteur ou au droit voisin, lequel avait été relevé par la Cour d'appel. L’argument de la neutralité technologique avait été rejeté auparavant par le Tribunal de grande instance de Paris, à propos d’une affaire concernant l’e-reputation d’une société (TGI Paris, 15 février 2012, n°11/09723). La cour a en outre précisé la portée et l’objectif des mesures sollicitées : en supprimant les suggestions, le moteur de recherche rendait plus difficile l’accès aux sites d’échanges d’enregistrements, et améliorait ainsi la prévention contre l’atteinte au droit des auteurs et artistes-interprètes. Aux termes de cette décision, l’article L. 336-6 du Code de la propriété intellectuelle permet ainsi de demander au juge des référés d'ordonner des mesures tendant, non pas à une efficacité totale, mais à une amélioration de la lutte contre la violation des droits de propriété intellectuelle. L'arrêt de la Cour de cassation est consultable sur le site internet www.legifrance.fr
  • 14 Aout 2013

    Edition 2013 : 1ère édition du code des procédures civiles d’exécution

    Réparties en six livres, les parties législative et réglementaire du premier Code des procédures civiles d’exécution sont entrées en vigueur le 1er juin 2012, en vertu de l’ordonnance n°2011-1895 du 19 décembre 2011 et du décret n°2012-783 du 30 mai 2012. Cette codification à droit constant par voie d’ordonnance a été autorisée par la loi n°2010-1609 du 22 décembre 2010. Ces six livres détaillent les dispositions générales des procédures d’exécution, les procédures d’exécution mobilière, la saisie immobilière, l’expulsion, les mesures conservatoires et les dispositions relatives à l’outre-mer. L’ouvrage regroupe la grande majorité des mesures de contrainte dont dispose un créancier à l’encontre de son débiteur tenu d’exécuter ses obligations en vertu d’un titre exécutoire et opère un certain nombre de renvois à d’autres codes pour des procédures très spécifiques. Le code des procédures civiles d’exécution intègre notamment la loi n°91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution, son décret d’application n°92-755 du 31 juillet 1992, lesquels étaient anciennement intégrés dans le code de procédure civile, et la loi n°2007-1544 du 29 octobre 2007 relative à la lutte contre la contrefaçon, et notamment les dispositions applicables en matière de saisie-contrefaçon. Les dispositions relatives à la saisie immobilière, réformées par l’ordonnance n°2006-461 du 21 avril 2006, disparaissent du code civil et figurent désormais aux articles L. 311-1 et suivants du Code des procédures civiles d’exécution. Ce code est présenté en préambule comme une réponse au souci d’amélioration de l’accès au droit et comme l’achèvement de la loi de 1991, laquelle formulait déjà l’objectif de réunion des textes dans un même ouvrage. Ce rapport souligne en outre l’importance de l’exécution des jugements et des obligations qui en découlent, et rappelle que la Cour européenne des droits de l’Homme reconnaît un véritable droit à l’exécution, condition du droit à un procès équitable et du principe de prééminence du droit. Le Code des procédures civiles d'exécution est consultable sur le site internet www.legifrance.fr
  • 1 Avril 2013

    L'affaire DSK / Iacub : les limites de la liberté de création

    Le droit à la liberté d'expression ne peut prévaloir sur les atteintes à la vie privée...

  • 1 Janvier 2013

    Les clauses de cession de droits d'auteur des les marchés publics

    Dans le cadre des marchés publics, les clauses de cession de droit doivent respecter les dispositions du code de la propriété intellectuelle et, éventuellement, si le contrat s'y réfère, le CCAG-PI.

  • 1 Décembre 2012

    L'auteur personne morale ou physique ? Étapes

    Les conflits d'autorité entre les entreprises de design et leurs ex-collaborateurs.

  • 5 Juillet 2012

    Affaire Orelsan : prévisible décision de relaxe du rappeur - Recueil Dalloz

    TGI 12 juin 2012 

  • 17 Février 2012

    Quand les architectes cèdent leurs plans... mais pas le droit de s'en servir - Le Moniteur

    La cour de cassation retient que la cession de leurs plans par les architectes n'implique pas celle de leurs droits patrimoniaux. Cela pourrait bousculer les habitudes contractuelles des marchés de maîtrise d'oeuvre.

  • 4 Juillet 2011

    Droit des consommateurs : la vente sur internet ne peut être résiliée unilatéralement !

    Quand vous achetez un produit en ligne, le vendeur peut-il résilier la vente et remettre immédiatement ce produit en vente à un prix supérieur? Cette pratique, fréquente sur les sites de vente en ligne de livres de disques ou de films rares ou épuisés, est parfaitement illégale.

    En effet, en droit civil, la vente est parfaite au moment où se fait l'accord sur la chose et le prix, c'est à dire au moment où l'acheteur accepte l'offre.

    C'est à ce moment que s'opère le transfert de propriété : le prix est payé par le débiteur, le vendeur n'a plus qu'une obligation de livraison.

    Dans ces conditions, la résiliation unilatérale de la vente est non seulement fautive mais sans effet, puisqu'il faut l'accord de l'acheteur pour qu'elle soit valable.

    L'acheteur peut soit poursuivre la vente, c'est à dire réclamer son exécution, soit réclamer à être non seulement remboursé du prix payé, frais de transport inclus, mais indemnisé s'il subit un préjudice.

    Les sites de vente en ligne feraient bien de surveiller les vendeurs qui font régulièrement l'objet de commentaires de clients déçus dont la vente a ainsi été rompue de façon illégale. En effet, il n'est pas impossible de considérer qu'ils favorisent ces pratiques illégales en ne sanctionnant pas ces clients. dès lors les sites de vente pourraient bien voir engagée leur responsabilité, comme ceux qui facilitent les ventes de contrefaçon en tenant de s'abriter derrière un mécanisme de responsabilité "hors sol".

  • 1 Mai 2011

    Qu'est ce que la pornographie ? Les tribulations d'un concept mou confronté à l'art contemporain

    Cour de cassation (ch. crim.) 2 mars 2011 Association La Mouette

  • 1 Avril 2011

    La vraie vie est un roman - Libération

    Les personnages étant fictifs, toute ressemblance serait fortuite. Parfois, elle ne l’est pas et finit en justice. Tenté par l’autofiction, notre rédacteur en a débusqué tous les pièges. Ce que ne firent pas Zola, Simenon, Desplechin…

    Par Edouard Launet

    Disponible ici

  • 27 Janvier 2011

    L'oeuvre des autres - Recueil Dalloz

    Recueil Dalloz 2011 p.296

    Dans le cas de biographies ressemblantes, peut-on parler de plagiat dès lors qu'il s'agit de raconter chronologiquement la vie d'une personne ?

    Ce ne sont pas les faits qui appartiennent à l'auteur, même si, quand il a passé des années à les reconstituer, les lui « emprunter » peut relever de la démarche parasitaire, condamnable sur le terrain de la concurrence déloyale. Toutes les biographies consacrées à la même personne ne se ressemblent pas. Qu'il se fonde sur un travail de recherche ou sur l'imagination, l'auteur tisse, raconte, invente, incarne, corrèle, suggère ; il fait oeuvre originale, dit la jurisprudence. Ont ainsi été condamnés Henri Troyat, de l'Académie française, pour une biographie de Juliette Drouet publiée chez Flammarion, et largement puisée dans celle de Gérard Pouchain et Robert Sabourin (Fayard). Si la motivation de la cour d'appel est moyennement convaincante, qui parle de choix et d'agencement de l'auteur, comme pour un mécano, son comparatif l'est beaucoup plus car les emprunts sont légion (Paris, 4e ch. A, 19 févr. 2003). Alain Minc a également été condamné pour une biographie de Spinoza, publiée par Gallimard, et trop empruntée à celle de Patrick Rödel (Climats) (TGI Paris 16 oct. 2001). Dans le cas de Patrick Poivre d'Arvor, « sa » biographie d'Hemingway sera mise en vente sans les passages incriminés, dit son éditeur Arthaud, et l'éditeur de Peter Griffin, auteur de la biographie originelle qui semble, selon l'Express (4 janv. 2011), avoir très fortement inspiré le journaliste, étudie la possibilité d'une action judiciaire.

    Le cas de PPDA n'est-il pas le symptôme d'une pratique éditoriale « limite » ?

    S'il y a procès, ce sera pour l'exemple, le public ayant été, grâce au scandale, protégé d'une double supercherie. Arthaud a endossé publiquement la responsabilité qui incombe normalement à l'auteur, lequel doit garantir son éditeur contre toute contrefaçon. En expliquant qu'il avait envoyé des épreuves non définitives (mais dédicacées par PPDA) à la presse, Arthaud révèle que l'auteur figurant sur la couverture ne connaissait peut-être pas le contenu de son livre. La presse évoque Bernard Marck, nègre « supposé » (que c'est beau la présomption d'innocence renversée), qui s'est exprimé pour dire qu'il n'était pas le nègre, avec un bémol de taille : « En tout cas je ne le conçois pas comme ça. Et quand on donne sa parole... », déclare-t-il au Parisien (7 janv. 2011). Dure loi des contrats. Pourtant, s'ils soumettent les nègres à l'anonymat, ils contredisent le droit moral auquel on ne peut renoncer dit le code de la propriété intellectuelle. Voilà donc un système illégal dans son principe : un auteur renonce contre monnaie sonnante à ses droits, une personne connue fait fonctionner son nom comme une marque, et l'éditeur est à l'initiative d'une juteuse tromperie du public qui n'est presque jamais réprimée. Est-ce parce que le livre n'est qu'un exemplaire, une reproduction, alors que l'oeuvre d'art est unique ? Si vous achetez une oeuvre aux enchères, le commissaire-priseur vous doit une garantie légale d'authenticité de l'oeuvre. Il engage sa responsabilité et la vente peut être annulée pour tromperie sur une qualité essentielle de l'oeuvre si elle n'est pas de l'auteur déclaré (on se souvient de la jurisprudence Spoerri...). Alors qu'un éditeur n'est jamais poursuivi en nullité de la vente, car l'enjeu est tellement minime. La pratique du nègre littéraire est donc florissante.

    Les auteurs peuvent-ils invoquer le droit de citation ?

    Peter Griffin ne figure pas, selon l'Express, dans la bibliographie d'Hemingway publiée sous le nom de PPDA. Cela ne suffirait d'ailleurs pas à justifier un emprunt : la citation doit être courte, entre guillemets et référer directement à sa source. Ici, il s'agirait d'une centaine de pages, ce que reconnaît l'éditrice dans Le Monde, qui parle de paraphrase grossière. Donc, pas d'une citation. L'acte de ne pas écrire est une forfaiture en littérature, alors que l'emprunt est une démarche recevable dans l'art contemporain : le style de l'appropriationnisme a sa chef de file, Elaine Sturtevant, qui redonne à voir les oeuvres d'autres artistes sans que son exposition à Paris en 2010 ait été perturbée par le moindre procès en contrefaçon. Elle fabrique, à partir des oeuvres de Warhol, Duchamp ou Stella, un autre « objet », dont elle modifie le sens, et ne ment pas au public : elle revendique l'emprunt et nomme l'oeuvre originale. Ce n'est pas pour autant une citation car l'oeuvre est copiée dans son intégralité. L'art de la référence plastique a donc évolué avec l'accord des artistes. Les procès sont rares, même si ce phénomène a suscité des vocations plus ou moins « honnêtes ». Beaucoup plus grave que tout cela, le copier-coller est le drame de l'Education nationale et le cauchemar des jurys de thèses et des revues scientifiques. Aucune discipline (architecture, littérature, sciences humaines, droit...) n'est à l'abri. L'université a trop longtemps validé ces pratiques d'emprunts. Le cas le plus classique était celui du professeur qui emprunte à son thésard. Aujourd'hui, certains soutiennent des thèses qu'ils n'ont pas écrites mais copiées, ou publient des articles volés. Cela rappelle les « docteurs » de Molière....

  • 1 Décembre 2010

    Le Rap, entre fiction et réalité - La Scène

    Les textes des chansons sont-ils des fictions qui doivent-être analysées non comme l'opinion du chanteur, mais comme des métaphores artistiques, ou sont-ils du discours direct ?

  • 1 Novembre 2010

    Le corps mort comme objet d'exposition - Légipresse

    Aux termes de l'article 16-1-1 al2, du code civil, les restes des personnes décédées doivent être traités avec respect, dignité et décence. L'exposition de cadavres à des fins commerciales méconnaît cette exigence.

  • 6 Juillet 2010

    La bd numérique : nouveaux marchés, nouvelles censures


    L’histoire de la censure de la bande dessinée n’est pas une nouveauté liée au numérique ; pour leurs éditions papier, on ne compte plus les auteurs qui ont du refaire des images pour pouvoir être édités, du sage Roba, accusé de mauvais traitement à animaux sur le cocker Bill, à Morris, maltraitant Joe Dalton un peu trop violemment au goût de la Commission de protection pour la jeunesse. Tous, y compris Hergé, ont plié. Cette commission qui dépend du ministre de l’intérieur continue à s’attaquer aujourd’hui aux auteurs de façon complètement irrationnelle (voir les récents déboires de Riad Satouf, la commission lui ayant reproché d’utiliser le mot « arabe » prétendument raciste, on croit rêver…). On ne peut pas dire que les représentants des auteurs aient été d’une grande efficacité dans ce domaine, ni que de sonores protestations se soient élevées en solidarité envers les auteurs sommés de redessiner ou de réécrire. Tant que la censure reste un combat isolé, et si l’éditeur n’épaule pas son auteur, ce dernier, persuadé par des arguments catégoriques (le refus de publication en général) pourtant en contradiction avec ses droits moraux, cède, notamment parce qu’il est en situation économique défavorable.
    Le combat contre la censure va-t-il avoir lieu sur internet ? On peut en douter. Car l’adaptation de la BD papier à l’univers numérique livre les auteurs à une troisième ligne de censeurs, non plus l’Etat cette fois, ni leur propre éditeur, mais les société privées qui diffusent ou vendent, et qui imposent leurs propres règles, lesquelles tiennent largement autant du commerce que de la loi qu’elles interprètent chacune à leur manière. Si SFR ne supporte pas les tétons, Bouygue refuse les poils, ou vice et versa. Dernier avatar de cette dissémination de le censure et du politiquement correct, la censure d’une adaptation d’Ulysse de James Joyce par Apple. Laquelle ne tolère pas la nudité masculine même lorsqu’elle n’a rien de provocateur : la nudité n’est pas la pornographie, et la loi ne permet pas de l’interdire, que l’on soit en France ou aux Etats Unis. Or il suffit de regarder les images censurées http://ulyssesseen.com/comic/us_comic_tel_0063.html : elles sont parfaitement inoffensives. Rien de moins « excitant » que ce grand corps mou et bedonnant dessiné par Robert Berry et publié par Throwaway Horse. Le mal, est, le plus souvent, dans l’œil du censeur. Obligé de recouper ces images pour que le sexe en disparaisse, Robert Berry se défend d’avoir été censuré pour l’application IPad. Il se dit même chagrin qu’on le dise pour lui . Apple dispose de la seule tablette qui permet une lecture digne de ce nom, et l’ami Bob est très fier d’avoir réalisé cette BD pour eux. Tout s’est très bien passé, les règles ayant permis la censure sont un petit détail, même pas un inconvénient, et il espère que la collaboration future sera aussi fructueuse que ce joli début. Voilà une déclaration dont a du mal à douter de la sincérité et qui a du faire la joie d’Apple. La censure du marché est beaucoup plus convaincante pour les auteurs que la censure d’Etat. Triste époque.
    Le droit français donne aux auteurs français des armes juridiques que leurs confrères anglo-saxons n’ont pas. Encore faut-il qu’ils décident de s’en servir, et que les éditeurs les soutiennent dans ce combat pour la liberté d’expression et de création. Certains, chez ces derniers, résistent aux sirènes qui tentent de les décourager de publier en faisant valoir une interprétation très extensive de telle ou telle disposition légale. Ils honorent la profession. Et ne sont pas poursuivis, preuve qu’ils ont raison.

    Cet article a été publié dans le dernier numéro de la revue DBD
  • 30 Mars 2010

    Une bibliothèque numérique à la française

    Depuis le lancement, en 2005, d’un projet de référencement de livres sur Internet, « Google Livres », la société Google s’est donnée pour mission de rendre le savoir du monde accessible à tous en bâtissant une gigantesque bibliothèque numérique. Une ambition discutable qui se heurte désormais à la justice française.

    En effet, plusieurs filiales de la Martinière, dont les Editions du Seuil, ont assigné la société Google, lui reprochant d’avoir numérisé, sans leur autorisation et pour les besoins de son site, plus d’une centaine d’ouvrages dont elles détiennent les droits. Elles leur reprochaient également de permettre aux utilisateurs du site d’accéder à la reproduction complète des couvertures des ouvrages numérisés et à des extraits des ouvrages apparaissant à l’écran sous forme de bandeaux de papier déchirés.

    Le Tribunal de Grande instance de Paris, le 18 décembre 2009, a condamné Google et a saisi cette occasion pour affirmer clairement plusieurs principes.

    En premier lieu, le Tribunal considère que la loi française a seule vocation à s’appliquer en l’espèce. La société Google invoquait en effet l’application du droit américain, en vertu de l’article 5§2 de la Convention de Berne, selon lequel la loi applicable en matière de délits complexes commis sur le réseau Internet serait celle de l’Etat sur le territoire duquel se sont produits les agissements délictueux.

    L’enjeu est de taille, pouvant permettre l’application de la loi américaine et donc du Copyright Act de 1976, nettement moins protecteur que le droit d’auteur « à la française », et surtout l’exception de « fair use » (article 107), exception au droit exclusif redoutable puisqu’elle reconnaît, sous certaines conditions fort heureusement, que « l’usage loyal d’une œuvre protégée (…) ne constitue pas une violation des droits d’auteur ».

    La réponse n’est pas simple, les tribunaux ayant des opinions divergentes en la matière. La Cour de cassation, dans un arrêt du 30 janvier 2007, a précédemment considéré qu’en application de la Convention de Berne, la législation du pays où la protection est réclamée n'est pas celle du pays où le dommage est subi mais celle de l'Etat sur le territoire duquel se sont produits les agissements délictueux, les Etats-Unis en l’espèce.

    Le tribunal ne suit pas en l’espèce ce raisonnement et considère que « la loi applicable (…) est celle de l’Etat du lieu où le fait dommageable s’est produit ; que ce lieu s’entend aussi bien de celui du fait générateur du dommage que de celui du lieu de réalisation de ce dernier ». Il en conclut à l’application de la loi française, la France étant le pays qui entretient les liens les plus étroits avec le litige : numérisation d’œuvres d’auteurs français, internautes français, Google France ayant son siège social en France…

    Dans un second temps, le tribunal se prononce sur les atteintes au droit d’auteur et retient l’application de l’article L. 122-4 CPI au litige, qui interdit « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause ». Après avoir refusé l’application de l’exception de courte citation invoquée par Google, il conclut donc à la contrefaçon des œuvres.

    Il retient également l’atteinte à l’intégrité des œuvres, défendue par la SGDL, en raison de « l’affichage sur le site internet incriminé d’extraits d’œuvres (…) tronqués de façon aléatoire et sous forme de bandeaux de papier déchirés ».

    Conclusion, 300 000 euros de dommages et intérêts, une mesure d’interdiction sous astreinte, de publication de la décision, le tout avec exécution provisoire. Ce qui signifie que l’appel de Google n’est pas suspensif.

    Il n’y a pas qu’en France que « Google Books » pose des problèmes. Aux Etats-Unis, les principaux acteurs, Google, l’Authors Guild et l’Association of American Publishers ont peiné à trouver un accord. La première version décidait pour l’ensemble du monde, y compris l’Europe, ce qui était tout de même d’un extraordinaire impérialisme et d’une légalité plus que douteuse. La seconde, qui date du 13 novembre 2009, restreint les territoires concernés aux USA, Canada, Royaume Uni (qui est pourtant en Europe) et Australie. Ce nouvel accord prétend notamment gérer les droits des œuvres dites orphelines, œuvres protégées et divulguées mais dont les titulaires de droits ne peuvent être identifiés ou retrouvés. Cependant, le département de justice a encore refusé de l’approuver en février 2010, cette fois pour pratiques anticoncurrentielles, ce qui compromet grandement le projet de bibliothèque numérique du géant américain. Les intellectuels français qui s’étaient fait les défenseurs de Google dans les pages du Monde et qui avaient plaidé chaleureusement la cause du privé contre celle du public en sont donc provisoirement pour leurs frais.

    En France, un accord entre les éditeurs pour la numérisation des œuvres ne semble pas encore à l’ordre du jour. Le rapport Tessier, rendu le 12 janvier 2010 au Ministre de la Culture, propose la mise en place d’une grande plate-forme de consultation commune, fondée sur un partenariat public-privé, réunissant les éditeurs et les bibliothèques publiques patrimoniales, à l’image peut être de Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque Nationale de France.

    De même, la mission Zelnik-Toubon-Cerruti, sur le développement de l’offre légale culturelle en ligne, a prévu qu’une concertation doit être menée avec les éditeurs français. A noter que le rapport préconise également la taxation des revenus publicitaires de Google et des plus gros sites Internet (MSN ou Yahoo) afin de « mettre un terme à cet enrichissement sans fin et sans contrepartie ».

    Caroline Liannaz et Agnès Tricoire
  • 30 Mars 2010

    Le Web 2.0 et les droits de Propriété Intellectuelle

    • Le Web 2.0, la diffusion des œuvres et le droit d’auteur

    Le Web participatif et les sites de partage de vidéos se développent massivement, transformant le paysage numérique. Sur le plan du droit d’auteur, se pose la question de savoir si ces sites communautaires peuvent être ou non qualifiés d’hébergeurs et bénéficier du régime de responsabilité qui en découle. La Loi pour la Confiance dans l’Economie Numérique (LCEN) du 21 juin 2004, distingue en effet, au sein des services de communication au public en ligne, entre le service hébergeur, simple prestataire technique, et le service éditeur de contenus pleinement responsable des contenus mis à la disposition du public, y compris pour le respect des droits des auteurs de ces contenus.

    L’article 6-I-2 de cette loi prévoit qu’ont qualité de fournisseur d’hébergement « les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons, ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ». A l’inverse des éditeurs, les hébergeurs ont le statut de prestataires techniques et bénéficient par conséquent d’un régime de responsabilité limitée à l’hypothèse suivante : l’hébergeur est responsable si, au moment où il a eu connaissance des contenus illicites, ou de faits ou circonstances faisant apparaître ce caractère, il n’a pas agi promptement pour en retirer les données ou en rendre l’accès impossible. Selon cette responsabilité limitée, visant au développement de l’économie numérique, l’hébergeur ne saurait être réputé avoir a priori connaissance du caractère illicite des contenus fournis par les utilisateurs, et n’est pas soumis à une obligation générale de contrôle préalable de ces contenus. Le législateur a voulu soustraire l’hébergeur à une obligation générale de surveillance et de contrôle des informations stockées.

    Cette disposition, visant à l’origine les hébergeurs totalement passifs, fournissant une simple prestation de stockage de contenus, s’applique-t-elle aux sites participatifs du Web 2.0, et notamment des plates-formes de partage de contenus, telles que Myspace, Youtube ou encore Dailymotion, hébergeurs actifs qui assurent au moyen d’un service qu’ils exploitent le stockage et la diffusion des contenus stockés ?

    Ces sites de partage refusent la qualité d’éditeurs au motif qu’ils n’ont pas le pouvoir de déterminer les contenus devant être mis à la disposition du public sur le service dont ils ont la charge. Une simple amélioration de l’architecture du site et un agencement du contenu, sans véritable choix éditorial, ne confère pas la qualité d’éditeur.

    Les tribunaux semblent s’être enfin mis d’accord sur la qualification des sites de partage de vidéos, à l’occasion d’un litige mettant en cause le site de vidéos communautaires « Dailymotion », auquel était reproché la diffusion du film « Joyeux Noel » de Christian Carion en streaming, deux ans après sa sortie en salle (2005).

    Dans un arrêt du 6 mai 2009, la Cour d’appel de Paris a en effet considéré que Dailymotion a la qualité d’hébergeur et non d’éditeur. La Cour d’appel rappelle à cette occasion que la LCEN n’édicte aucune interdiction de principe à l’exploitation commerciale d’un service hébergeur au moyen de la publicité et par la commercialisation d’espaces publicitaires.
    Dans un jugement du 13 mai 2009, le TGI de Paris a considéré que les sites communautaires Youtube, Google vidéo, Dailymotion, avaient tous la qualité d’hébergeur, entendu comme « le prestataire qui n’est pas personnellement à l’origine du contenu et de sa mise en ligne quand bien même il fournirait à l’internaute les moyens d’une mise en ligne de contenus avec des avertissements quant à la licéité des informations transmises, sans en contrôler la teneur ab initio et en ne s’autorisant qu’un contrôle a posteriori ».

    Il est enfin à souligner que les juges semblent encourager une collaboration entre les sites communautaires, hébergeurs, et les ayants droit, afin d’éviter une remise en ligne de contenus précédemment jugés contrefaisants. Ainsi, dans une affaire opposant notamment J.-Y. Lafesse à Google, le Tribunal de Grande Instance de Paris a considéré, dans un jugement du 24 juin 2009, que la société Google ne pouvait être poursuivie pour la remise en ligne de contenus illicites identiques, dès lors que les ayants droit n’avaient pas collaboré avec le site de partage, en vue d’assurer la protection des œuvres, comme cela avait pourtant été proposé.

    Ainsi, la qualification d’hébergeur pour les plates-formes de partage de vidéos est désormais établie (TGI Paris, 3e ch., 1e sect.., 22 septembre 2009, Omar et Fred c/ Youtube ; CA Paris, 2e ch., 11 décembre 2009, J.-Y. Lafesse c/ Sté OVH, Waza et autres). Néanmoins, sans affirmer que ces sociétés ont acquis leur notoriété et bâti leur succès commercial sur la prolifération de la contrefaçon, il est légitime de se demander si les juges n’auraient pas pu mettre à leur charge une obligation de surveillance plus poussée.

    • Les sites de ventes aux enchères et les titulaires de propriété intellectuelle

    La même problématique a vu le jour, s’agissant de la mise en ligne d’annonces contrefaisantes sur le site « ebay.fr » et de la vente de produits contrefaisants. La société eBay stocke les annonces réalisées par les vendeurs, potentiellement contrefaisantes, et les met en ligne pour leur compte.

    Les sociétés du groupe l’Oréal ont donc assigné eBay en contrefaçon. L’Oréal soutenait que, en raison de son activité commerciale d’exploitante d’une plateforme de courtage aux enchères sur Internet, eBay était pleinement responsable du contenu de son site Internet et encourait la responsabilité de plein droit attachée au statut d’éditeur de contenu. La société eBay revendiquait, quant à elle, le régime de responsabilité attaché à l’hébergeur, pour la seule mise à disposition des internautes d’un service de stockage des annonces rédigées et mises en ligne par les vendeurs.

    Le Tribunal de Grande Instance de Paris, le 13 mai 2009, relève que la société eBay joue un rôle d’intermédiaire entre les vendeurs et acquéreurs, via la mise à disposition de moyens techniques, mais n’intervient jamais sur le contenu des offres et notamment l’objet mis en vente, ni sur le processus de la vente. Dès lors, le tribunal décide que l’activité d’eBay doit être qualifiée d’activité d’hébergement, au sens de la LCEN.

    Pourtant, dans des espèces comparables, les juges du fond ont précédemment considéré eBay comme éditeur de services de communication en ligne à objet de courtage, car elle met à disposition des vendeurs des outils de mise en valeur du bien vendu, organise des cadres de présentation des objets sur leur site en contrepartie d'une rémunération, et crée les règles de fonctionnement et l'architecture de leur service d'enchères. Le Tribunal de Grande Instance de Troyes, en a conclu, le 4 juin 2008, qu’eBay, ici opposée à Hermès, n’est pas dispensée de veiller à ce que son site internet ne soit pas utilisé à des fins répréhensibles, et la considérant comme « éditeur de services de communication en ligne à objet de courtage », l’a condamnée à verser à Hermès la somme de 20.000 euros à titre de dommages intérêts, pour ne pas avoir satisfait à son obligation de veiller à l’absence d’utilisation répréhensible de sa marque de son site.

    Dans un litige l’opposant à diverses sociétés du groupe LVMH, le Tribunal de commerce de Paris a retenu, par trois jugements du 30 juin 2008, la qualité de courtier d’eBay, et non de simple hébergeur, et l’a condamnée à verser à LVMH plus de 38 millions d’euros de dommages et intérêts, pour avoir favorisé et amplifié la commercialisation de produits contrefaisants. La cour d’appel est saisie.

    Ainsi, la jurisprudence est particulièrement disparate, ce qui rend la position des justiciables bien inconfortable. Au niveau européen, un arrêt de la CJCE serait bienvenu pour clarifier la situation des titulaires des marques face aux sites d’annonces aux enchères.



    Caroline Liannaz et Agnès Tricoire
  • 25 Mars 2010

    L’utilisation de marques comme mots clés sur le Web

    L’époque où Google était un simple moteur de recherche, aussi connu soit-il, est désormais révolue. Le géant américain a su diversifier ses produits pour devenir un acteur incontournable de l’économie virtuelle et de la publicité en ligne. Mais à quel prix ?

    Parmi les offres de publicité en ligne proposées par Google, figure le service « Adwords ». Ce service permet aux annonceurs, moyennant la réservation de mots clés, de faire apparaître de manière privilégiée, sous la rubrique liens commerciaux, les coordonnées de leur site en marge des résultats d’une recherche sur Internet, en cas de concordance entre le mot clé et le mot recherché.

    Le problème réside dans le fait que les annonceurs n’hésitent pas à choisir des marques à titre de mots clés. Les grandes sociétés voient ainsi leurs marques associées à l’offre commerciale de contrefaçons manifestes de leurs produits, apparaissant sous la rubrique liens commerciaux.
    Parmi ces sociétés, les sociétés Louis Vuitton Malletier, Viaticum, Luteciel et autres, mécontentes de voir leurs marques ainsi associées à des offres contrefaisantes, ont assigné la société Google pour contrefaçon de marque. Les juges du fond ont retenu sans grande difficulté la contrefaçon et ont condamné Google, en premier instance puis en appel, dans un arrêt du 23 mars 2006.

    C’était sans compter avec la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 20 mai 2008, a estimé que cette question était loin d’être évidente et nécessitait un recours préjudiciel, devant la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) pour éclairer sur l’interprétation de deux directives (marques et commerce électronique) au regard du litige.
    Il s’agissait notamment de savoir, au regard de la directive de 1988, texte central du droit des marques, et de son article 5 qui en constitue le cœur, si « le prestataire de services de référencement payant qui met à la disposition des annonceurs des mots clés reproduisant ou imitant des marques déposées, et organise par le contrat de référencement, la création et l’affichage privilégié, à partir de ces mots clés, de liens promotionnels vers des sites sur lesquels sont proposés des produits identiques ou similaires à ceux couverts par l’enregistrement de marques, fait un usage de ces marques que son titulaire est habilité à interdire ? ».

    L’avocat général, dans des conclusions communiquées en septembre 2009, avait considéré très clairement que Google n’est pas contrefacteur et qu’un titulaire de marque ne peut interdire à Google de mettre à disposition des annonceurs un service tel que « Adwords », au motif notamment qu’ « il est important de ne pas permettre que l’objectif légitime d’empêcher certaines atteintes aux marques n’aboutisse à interdire tout usage de marque fait dans le contexte du cyberespace ».

    La CJCE vient de se prononcer sur la question le 23 mars 2010 et a rendu une décision favorable pour Google, nettement moins pour les annonceurs.
    La Cour considère en effet que la réservation par un annonceur d’un mot clé constitue un usage de la marque et qu’à ce titre, une entreprise peut interdire l’usage d’un mot clé identique à sa marque « lorsque ladite publicité ne permet pas ou difficilement à l’internaute moyen de savoir si les produits ou les services visés par l’annonce proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ou, au contraire, d’un tiers ».

    En revanche, s’agissant de la responsabilité de Google, en tant que prestataire de services de référencement, la Cour considère que le fait de stocker en tant que mot clé un signe identique à une marque et organiser l’affichage d’annonces à partir de celui ci ne constitue pas un usage du signe.

    Elle laisse enfin la question de la qualification de Google en tant qu’hébergeur en suspens et renvoie aux juridictions nationales le soin de déterminer le rôle, actif ou neutre, de Google, afin de la faire bénéficier, le cas échéant, du régime de responsabilité atténuée applicable aux prestataires techniques.

    Il semblerait donc que les annonceurs publicitaires soient les grands perdants de cette affaire, puisqu’ils engagent leur responsabilité eu égard à l’usage à titre de marque.

    Le célèbre site aux enchères, eBay, en a fait les frais dans deux jugements récents, en date du 18 septembre 2009 et du 11 février 2010, rendus par le Tribunal de Grande Instance de Paris : il a été condamné à payer, à la société Louis Vuitton et aux filiales du groupe du même nom, de lourdes indemnités.

    La société eBay avait en effet réservé, auprès de moteurs de recherche, des mots clés proches de marques appartenant au groupe, pour générer sur les pages de résultat correspondantes un lien commercial vers les sites eBay et capter ainsi les internautes initialement intéressés par les titulaires des marques.

    C’est de la contrefaçon de marques !

    Caroline Liannaz et Agnès Tricoire

  • 1 Février 2010

    Les graphistes salariés - Étapes

    Le droit d'auteur des graphistes salariés.

  • 1 Janvier 2010

    Parodie, caricature et BD

    Comment juger de la caricature et de la parodie ?

  • 23 Septembre 2009

    Un baiser inoubliable - Le Monde

    Citée dans "Dommage(s). A propos de l'histoire d'un baiser", sous la direction de Corinne Rondeau et Eric Mézil 

    Disponible ici

     

  • 1 Septembre 2009

    Le graphiste auteur - Étapes

    Le graphiste peut-il se prévaloir du statut d'auteur ?

  • 1 Juillet 2009

    Les dangers du relativisme pour la liberté de l'art

    En France, un débat a vu le jour au début des années 2000. Plus ou

    moins assumé (certains débatteurs omettant de dire d’où ils tirent

    les idées qu’ils contestent, ce qui rend le débat compliqué), il oppose

    ceux qui pensent que la liberté de création ne doit pas être une

    exception à la liberté d’expression générale, laquelle doit être absolue

    et sans limite, et ceux qui pensent que les artistes ne doivent pas

    avoir de privilèges et doivent subir la loi de tous. Une troisième

    position, médiane, affirme que les discours haineux doivent être

    réprimés, mais que les représentations sexuelles doivent être libres ...

  • 19 Juin 2009

    L'art et l'idée - La Gazette Drouot

    Que dit la loi sur les critères de protection de l’art conceptuel ?
    Le point sur cette problématique juridique.

    Disponible ici

  • 30 Décembre 2008

    La censure du cinéma, ça suffit ! Libération

    Il y a quelques années, divers rapports sur la violence à la télévision ont accusé le cinéma de tous les maux, sans remettre en question les séries policières ultraviolentes faisant l’apologie de la peine de mort et diffusées le samedi après-midi sur TF 1. L’un d’eux, celui de Blandine Kriegel, comparait le public adulte à des enfants devant Guignol… Compris dans son ensemble, le système de classification et de diffusion du cinéma en salle et à la télévision fait la brillante démonstration de ce que le public adulte n’est plus considéré comme tel.

    Disponible ici

     

  • 30 Décembre 2008

    La censure du cinéma, ça suffit ! Libération

    Il y a quelques années, divers rapports sur la violence à la télévision ont accusé le cinéma de tous les maux, sans remettre en question les séries policières ultraviolentes faisant l’apologie de la peine de mort et diffusées le samedi après-midi sur TF 1. L’un d’eux, celui de Blandine Kriegel, comparait le public adulte à des enfants devant Guignol… Compris dans son ensemble, le système de classification et de diffusion du cinéma en salle et à la télévision fait la brillante démonstration de ce que le public adulte n’est plus considéré comme tel.

    Disponible ici

  • 1 Octobre 2008

    Le droit d'auteur des salariés

    Le premier article du code de la propriété intellectuelle (CPI) pose le principe que le salarié

    jouit pleinement de ses droits d’auteur malgré le contrat de travail. Dès lors, les droits

    d’auteur du salarié, droits d’autoriser l’exploitation de l’oeuvre, n’appartiennent pas

    automatiquement à l’employeur. L’entreprise, si elle souhaite l’exploiter doit se faire céder les

    droits patrimoniaux de l’auteur.

  • 1 Octobre 2008

    Fiction et Diffamation

    CEDH 22 octobre 2007 - L'affaire Lindon / JM Le Pen

  • 21 Juillet 2008

    Les architectes face au droit d'auteur - Le Moniteur

    Le droit d’auteur est reconnu aux architectes… depuis 1902, et il a encore bien du mal à s’appliquer. En témoigne, le litige actuel entre l’agence Moatti et Rivière et la fondation Luma.

    Disponible ici

  • 21 Juillet 2008

    Les architectes face au droit d’auteur - Le Moniteur

    Le droit d’auteur est reconnu aux architectes… depuis 1902, et il a encore bien du mal à s’appliquer. En témoigne, le litige actuel entre l’agence Moatti et Rivière et la fondation Luma.

    Disponible ici

  • 15 Juillet 2008

    Le CDD d'usage : retour à la loi - Légipresse

    En adoptant le 23 janvier dernier un retour au strict encadrement au CDD d'usage, la Cour de cassation a notamment tiré les conséquences de la directive 1999/70 venue encadrer le recours successif à des CDD, considérés comme une source d'abus potentiels, par le biais de dispositions protectrices minimales...

     

  • 11 Octobre 2007

    Du bon usage du référé en droit d'auteur - Recueil Dalloz

    Recueil Dalloz 2007 p.2448
     

    Les publicités qui puisent dans les formes créées par les auteurs d'oeuvres d'art contemporain ou de design sont nombreuses. L'inspiration est plus ou moins distanciée, plus ou moins répréhensible. Lancée dans la presse début 2007, une campagne publicitaire du styliste anglais John Galliano utilise une série de photographies de mode en couleur présentées sous forme de planche-contact et entourées de marques de couleur. Or, cette façon de mettre en valeur les photographies est une technique utilisée par William Klein depuis les années 1990, qui lui permet de revisiter des photographies qui datent parfois des années 50. Lors de la rétrospective qui lui a été consacrée au Centre Pompidou du 7 décembre 2005 au 20 février 2006, ont été exposées des planches contact en très grand tirage de certaines de ses photographies les plus célèbres, comme nouveaux « objets photographiques ». Porteuses d'un geste pictural que Klein revendique également dans ses photographies, les images sont ainsi montrées dans la série et dans le mouvement de leur prise de vue. La peinture qui les entoure, les barre ou les recadre devient geste « expressif... rageur presque vengeur - la peinture contre la photographie »(1). Cette peinture, dont il déclare au Monde (20 avr. 2007) tenir secret le procédé qui fait tenir la laque sur le support argentique des photographies le plus souvent en noir et blanc, utilise des couleurs contrastées.

    La proximité entre la campagne publicitaire de John Galliano et ces contacts peints a semblé si évidente au juge des référés que celui-ci condamnait le 28 mars dernier la société John Galliano, qui avait pourtant cessé la publication des publicités litigieuses, pour « reproduction portant atteinte aux droits d'auteur de William Klein », à 200 000 euros de provision sur dommages et intérêts, et à une publication de la décision. En l'état de nos informations sur les suites de cette affaire, le conseil du photographe aurait l'intention de saisir le juge du fond, tandis que celui du styliste aurait saisi la cour d'appel pour faire baisser les dommages et intérêts, selon le Monde du 20 avril 2007.

    Tout, dans cette décision, déborde l'habitus judiciaire : la publication de la décision (I), le montant des dommages et intérêts, pour une faute, la contrefaçon, qu'il n'est pas habituel que le juge tranche en référé lorsqu'elle ne porte pas sur une contrefaçon à l'identique (III), et ce d'autant qu'elle exige que l'oeuvre soit jugée protégeable (II).
     
    I - Sur la publication ordonnée
     
    Le juge constate que le trouble a cessé « du fait du retrait des publicités illicites ». Dès lors, on peut se demander si la mesure de publication de la décision ordonnée peut l'être sur le fondement de l'alinéa 1er de l'article 809 du nouveau code de procédure civile. Cette mesure, qui n'est d'ailleurs pas motivée, risque en effet d'avoir un caractère irréversible puisqu'elle est revêtue de l'exécution provisoire (art. 489 NCPC). Comment le juge du fond pourrait-il revenir sur une décision publiée sans désavouer le juge des référés ? C'est pourtant le sens de la jurisprudence actuelle. Dans une décision toute récente(2), la Cour de cassation décide que pour que le juge puisse en référé ordonner toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne, en l'espèce une lettre et un communiqué argués de diffamation, et ordonner la publication de la décision, point n'est besoin que les auteurs du texte litigieux soient les titulaires ou les exploitants du site mis en cause. La Cour de cassation renvoyant l'affaire devant la Cour d'appel de Rennes qui avait infirmé ces mesures, on peut raisonnablement interpréter cet arrêt comme ne considérant pas que la mesure de publication comportait un caractère irréversible.

    Quelques années plus tôt, à propos cette fois d'une contrefaçon à l'identique de traductions et de textes, constatée dans un ouvrage publié par Ramsay sur Louis Jouvet, la Cour d'appel de Paris retenait dans une décision fort motivée la contrefaçon, et précisait que, « dans l'exercice des prérogatives que lui confère l'article 809 alinéa 1er du nouveau code de procédure civile, le juge des référés doit adapter la mesure de son intervention à ce qui est strictement nécessaire à la défense des droits de l'auteur sans nuire de manière excessive au principe de la libre diffusion des oeuvres de l'esprit ; Considérant que si cette application du principe de proportionnalité conduit à rejeter la demande d'interdiction de publication ou de suppression des passages litigieux présentée par les intimés, elle autorise en revanche la publication d'un communiqué judiciaire, y compris dans la revue "Histoire" ; qu'une telle mesure n'est nullement incompatible avec le caractère provisoire des ordonnances de référé puisqu'elle se borne à informer le public des décisions prises par cette juridiction sans suggérer que les droits des parties ont fait l'objet d'une appréciation définitive et n'exclut pas qu'une autre information soit diffusée lorsque les juges du fond se seront prononcés sur le différend »(3).

    C'est faire confiance au public (et à l'efficacité de l'enseignement du droit dans les écoles de la République) que de présumer qu'il connaît la différence entre la procédure de référé et la procédure de fond. Mais imaginons que nous vivons dans ce meilleur des mondes. Si la mesure de publication prononcée en référé entre dans la compétence du juge des référés, encore faudrait-il, nous semble-t-il, que le juge du fond soit saisi, et que le juge des référés puisse s'en assurer. En outre, si le tribunal modifie la décision de son président, il devrait, dans le raisonnement tenu par la Cour d'appel de Paris, prononcer, alors que rien ne l'y oblige, une mesure de publication au moins identique, aux vertus curatives, et que celle-ci soit effectuée dans les mêmes supports de presse. Pour la bonne tenue du raisonnement, il faudrait aussi que les magazines soient lus par les mêmes personnes que celles qui ont lu la première publication judiciaire, à défaut de quoi le caractère irréversible de la mesure pourrait être au moins partiellement démontré. On voit là que la chaîne de conditions n'offre pas la meilleure sécurité juridique au justiciable, ce qui nous conduit à suggérer qu'il ne paraîtrait pas contraire à une bonne administration de la justice qu'en référé, elle se contente de faire cesser le trouble illicite, par tous moyens appropriés. Que ces moyens puissent avoir également un caractère irréversible ne tient alors qu'à la violation des droits et à la nécessité impérieuse qu'il y a de la faire cesser.
     
    II - Le juge des référés et l'originalité
     
    En tout état de cause, le juge devait statuer sur la demande de provision. Rappelons que, dans cette occurrence, le juge des référés n'a pas tant à caractériser le trouble manifestement illicite, qui justifierait une mesure conservatoire ou de remise en l'état, que l'existence d'une créance au bénéfice du demandeur sur le fondement d'une obligation non sérieusement contestable.

    Devant, en l'espèce, qualifier cette créance sur un terrain délictuel, celui de la contrefaçon, encore fallait-il que l'emprunt porte sur un élément protégeable. Contrairement à une demande de provision après un accident de circulation, pour laquelle le juge des référés n'a aucun mal à identifier le véhicule impliqué dans l'accident, et à en déduire les obligations financières de l'assureur récalcitrant(4), en l'espèce, pour juger les publicités illicites, il fallait préalablement juger que les oeuvres de Klein étaient originales.

    Il fallait donc, en premier lieu, les identifier. L'ordonnance ne le permet pas, et on ignore quelles oeuvres le juge des référés a examinées. Leur originalité était contestée par la société John Galliano qui reconnaissait la matérialité des faits, mais opposait que la demande de William Klein ne reposait pas sur la reproduction d'une oeuvre précisément identifiée, et ne pouvait réclamer la protection d'un genre.

    Le photographe opposa que la contrefaçon porte non seulement sur « le principe des contacts peints », ce qui relève de l'idée, mais encore sur « la forme des inscriptions de laque soulignant les photographies ». Précisant la forme, il indique trois caractéristiques reprises par l'ordonnance :

    - contact agrandi d'un fragment de pellicule 24 x 36 avec mention des numéros de vues tels qu'inscrits en marge de perforations du film,

    - traces de laque entourant chacune des prises de vue,

    - marque de laque rouge en forme de ligne brisée sous et sur la bande sélectionnée, formant une flèche dirigée vers le centre de l'image.

    N'est-ce pas faire la part du travail judiciaire réservée au juge du fond, qui nécessite la discussion en collégialité, que de dire ce qui est original, ce qui est oeuvre protégeable pour le droit ? N'est-ce pas pour le juge l'un des exercices de qualification les plus difficiles en ce qu'il exige d'aborder le plus objectivement possible un « objet subjectif », l'oeuvre, et de rechercher dans sa forme la marque de la personnalité de son auteur ? Dès lors, cette question, à notre sens, devrait relever de celles que la Cour de cassation réserve au juge du fond(5). Sans entrer trop avant dans le débat sur la nature du droit d'auteur(6), on rappellera la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 2006 qui affirme que le droit d'auteur se situe dans le champ d'application de la propriété qui s'est étendu à des domaines nouveaux(7). Or, même s'il s'agit d'un type particulier de propriété, si l'on veut qu'il continue à se distinguer d'un droit des producteurs versus copyright, la Cour de cassation affirme que le juge des référés n'a pas à trancher la propriété d'un bien (Com. 20 juill. 1983, Bull. civ. IV, n° 233). Que le raisonnement se fasse par analogie ou par application directe au droit d'auteur, ne peut-on en déduire que la décision portant sur un litige concernant la protégeabilité d'une oeuvre n'est pas de la compétence du juge des référés ?

    Sur le fond, la décision sur l'originalité est fort intéressante. Si la solution nous semble juste, puisque le geste artistique de William Klein est reconnu comme une oeuvre, l'argumentation n'est pas sans quelques failles qui pourront certainement être réparées soit par la cour d'appel, soit par le juge du fond.

    D'emblée, il est fait référence à la grande notoriété de William Klein. En quoi cet élément, dont on ne verrait pas la nécessité de la mention s'il ne comptait pour rien, doit-il entrer dans l'appréciation que fait le juge du litige ? On serait tenté de répondre que le droit d'auteur ne repose sur aucun critère institutionnel, si l'on n'était pas convaincu que dans la pratique, la notoriété ou son absence compte toujours au moins un peu. D'abord, selon le principe qu'on ne prête qu'aux riches, la notoriété intervient dans l'appréciation du montant des dommages et intérêts (si quelque étudiant encore naïf nous lit, ce qui est fort improbable, parce que les étudiants ne sont plus naïfs, qu'il nous soit pardonné cette défloraison brutale d'une réalité sociale implacable). En amont de la question financière, la notoriété pèse également sur l'idée que l'on se fait de l'oeuvre et de son originalité. Quand le juge connaît déjà l'oeuvre qui se soumet à son jugement de droit, il doit se défaire de son jugement esthétique, en tous cas de sa partie évaluative (le jugement esthétique étant l'accord libre entre la sensibilité et la raison, ce que Kant nous enseigna il y a fort longtemps dans la toujours sublime Critique de la Faculté de Juger). La loi le lui impose(8), et c'est un exercice difficile. D'autre part, quand le juge, comme l'avocat, découvre de grands artistes grâce à son métier, il doit alors lutter contre l'émotion, le déplaisir, ou même contre l'indifférence suscitée par l'oeuvre. L'oeuvre, quand elle est oeuvre, ne laisse jamais totalement indemne (l'indifférence étant soit le constat de son échec, ce qui peut nous décevoir, soit de notre inaptitude à la recevoir, ce qui peut être préoccupant). C'est pourquoi le droit d'auteur est une si belle discipline qui oblige à la froideur quand l'oeuvre sollicite bien autre chose.

    Dans ce cas d'espèce, le juge des référés propose une explication générique sur le travail des contacts peints de William Klein. Aucune oeuvre n'est visée intrinsèquement ou explicitement, mais c'est le genre qui semble original au juge, qui se réfère aux « éléments qui constituent une constante dans l'oeuvre peint de William Klein », à une « composition » dont la déclinaison importe peu, alors que le droit d'auteur ne protège que des oeuvres individualisées.

    La curiosité du raisonnement tient encore à un renversement de syllogisme juridique : l'originalité semble déduite du caractère, acquis pour le juge, de la contrefaçon. De la copie des éléments du triptyque invoqué par le demandeur et rappelé ci-dessus, est déduite l'originalité de ce triptyque dont les termes ne sont pas discutés oeuvre par oeuvre, mais comme des caractéristiques qui fonctionneraient comme originales par catégorie ou par genre. Si l'originalité était une fiction, au motif que nul ne connaît vraiment la personnalité de l'auteur dont l'oeuvre porte la marque, nous serions ici dans la fiction de la fiction. Or, les contacts peints de Klein méritent certainement que l'on se penche plus précisément sur leur originalité, oeuvre par oeuvre, comme l'exige la loi.

    C'est finalement par la contrefaçon, toujours, que l'on apprendra quel élément original saillant est marquant, que le juge reconnaît sur un des cinq visuels incriminés : la marque de laque rouge dont on devine par déduction que c'est celle en forme de flèche, laquelle permet donc d'identifier l'oeuvre de Klein publié dans le Monde, en première page (Klein fait aussi des cercles, des carrés, toutes sortes de formes, et de toutes les couleurs). En quoi cette oeuvre est-elle originale ? Il est vraiment dommage que cette motivation fasse défaut pour cette oeuvre dont il était aisé de démontrer l'originalité en soi, d'où il découlait naturellement la contrefaçon de cette image par le visuel publicitaire s'en inspirant très largement, et ne se limitant certes pas à la marque rouge, à y regarder de plus près.

    Il aurait été pertinent que le juge explique ce geste inspiré du geste du photographe qui, au moyen d'un crayon gras rouge, entoure et parfois recadre celle des images qu'il veut tirer, et montre, à propos de cette oeuvre, et sans rester dans les généralités, comment il traduisait la personnalité de Klein. Nul doute que l'oeuvre visée, qui porte les marques rouges en forme de flèche, soit originale, et que, dès lors, le sens de la décision rendue soit parfaitement adapté.
     
    III - Le juge des référés et la contrefaçon
     
    Pour accorder une provision sur le fondement de l'article 809, alinéa 2, du nouveau code de procédure civile, le juge des référés doit se limiter à ce qui est « certain », comme le dit ici l'ordonnance, soit, comme le dit la loi, à ce qui n'est pas sérieusement contesté. Une obligation de faire ou de payer, une obligation de réparer alors que le dommage ne fait pas de doute, et que la faute est reconnue ou évidente, voilà des situations dans lesquelles le juge peut traditionnellement estimer que l'obligation, à laquelle il fait partiellement droit dans l'urgence, n'est pas sérieusement contestée.

    Peut-on trancher, en référé, un conflit qui oppose la pratique artistique d'un grand photographe, la pratique des planches contact agrandies et surlignées de couleurs, et l'utilisation de cette pratique adaptée par un publicitaire pour des vêtements de mode ? Pour affirmer sa compétence, le juge des référés affirme ici de façon quelque peu lapidaire que la demande est « exclusivement fondée sur des actes illicites caractérisant une contrefaçon de l'oeuvre peint du demandeur ». Comment cette contrefaçon est-elle démontrée ? Par le fait que l'un des cinq visuels publicitaires incriminés, dit l'ordonnance, « reprend très précisément la marque de laque rouge en forme de double ligne brisée » dont on a déduit qu'elle figurait sur l'une des oeuvres de Klein. Admettons. Cela semble signifier a contrario que sur les quatre autres visuels l'emprunt est moins « précis ». C'est donc un emprunt « à la manière de », probablement destiné à imiter la manière de Klein dont il paraît plus incertain que le juge des référés ait compétence pour le condamner. Dans l'arrêt précité de la Cour d'appel de Paris concernant la vie de Louis Jouvet, les faits portaient sur des traductions reproduites à l'identique et la reprise intégrale ou partielle de textes écrits.(9) Un an avant, la même chambre refusait de statuer en référé pour une imitation partielle de marques dont l'évidence faisait défaut(10).

    La Cour de cassation a déjà été amenée à se prononcer sur les pouvoirs du juge des référés pour constater la contrefaçon. Par arrêt du 23 janvier 1996, la première Chambre civile, à propos d'un référé mainlevée de saisie contrefaçon, a approuvé le juge des référés d'avoir maintenu la saisie dans l'attente du jugement de fond, dès lors qu'il avait relevé des similitudes manifestes entre l'objet mis en vente et celui dont la création était revendiquée(11). En l'espèce, la société Galliano avançait qu'elle reproduisait ses propres photos de mode « dépourvues de toutes similitudes avec le travail photographique du demandeur », et non celles de William Klein. Les similitudes reprochées portent donc sur le principe des contact-peints, et de leur colorisation. Elles sont partielles. Sont-elles manifestes ?

    On songe à l'affaire ayant opposé Christo à un publicitaire, tranchée par le juge du fond en 1987(12). Il échoua dans son action en contrefaçon contre une agence publicitaire qui avait lancé, peu après le succès de l'emballage du Pont Neuf, une campagne d'affichage représentant divers éléments dont un pont empaqueté ainsi que des arbres en forme de boule. Le tribunal correctionnel avait retenu, malgré un projet d'emballage par Christo des arbres des Champs Elysées, que l'idée d'emballer « des objets qui n'ont pas besoin de tels soins » n'était pas protégeable (13), montrant là son goût de façon fort inutile et interdite par l'article L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle, anciennement article 2 de la loi du 11 mars 1957. Dans une précédente affaire, l'artiste avait emporté en référé la condamnation de l'auteur de prises de vues de son célèbre Pont Neuf emballé sans son autorisation(14) : la contrefaçon était bien à l'identique puisqu'il s'agissait d'une représentation de l'oeuvre elle-même.

    Dès lors que l'imitation n'est pas servile ou à l'identique, comme en l'espèce, la marge d'appréciation de la contrefaçon paraît relever du juge du fond, dont la compétence semble d'autant plus opportune que la contrefaçon arguée a cessé et que seule reste à trancher la question financière.

    Reste à dire un mot du montant des indemnités accordées. Il était demandé, sur le fondement de la contrefaçon, des sommes impressionnantes (740 000 euros) dont les montants semblent moins en rapport avec le prix des oeuvres de Klein sur le marché de l'art qu'avec les droits de reproduction qu'une telle personnalité est en capacité de négocier quand il travaille pour la publicité ou la mode.

    Le juge, référé oblige, donne peu d'éléments pour permettre de comprendre le calcul du montant des indemnisations provisionnelles, si ce n'est l'importance de la diffusion contrefaisante pour les 150 000 euros destinés à réparer le préjudice patrimonial. Ce qui, pour un seul visuel contrefaisant, n'est pas rien. La société John Galliano s'étant engagée devant le juge à transmettre son plan média, on n'ose imaginer ce que le juge du fond pourrait liquider (puisque telle serait finalement son unique tâche) après une telle décision de référé. Et s'il estimait le préjudice moindre, pourrait-il, sans craindre de désavouer cette décision, le diminuer ?

    Quant aux 50 000 euros accordés pour le caractère grossier de la dénaturation par la reproduction de l'oeuvre de William Klein, n'est-il pas en contradiction avec l'évidence de la contrefaçon ?

    Le total est si impressionnant que l'on peut douter que l'artiste saisisse le juge du fond, même si le plan média démontre une plus grande amplitude que celle dont il avait pu justifier dans l'urgence. Comme on dit au poker, servi !

    Mots clés :
    PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE * Droit d'auteur * Photographe * Technique photographique * Contrefaçon * Préjudice

    (1) Quentin Bajac, catalogue William Klein Restrospective, Centre Pompidou Marval, 2005, p. 368.


    (2) Civ. 1re, 13 mars 2007, n° 06-10.983, D. 2007. AJ. 1009, obs. C. Manara.


    (3) Paris, 14e ch. A, 6 févr. 2002, n° 2001/17352 - 2001/18052.


    (4) Civ. 2e, 5 nov. 1988, Bull. civ. II, n° 261.


    (5) Civ. 1re, 26 avr. 1978, JCP 1979. II. 19251, note Couchez.


    (6) V. sur ce point la passionnante chronique de Michel Vivant, Propr. intell., avr. 2007, n° 23, p. 193 s.


    (7) Décis. n° 2006-540 du 27 juill. 2006, Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, Consid. n° 15, JO 3 août 2006, p. 11541 ; RTDciv. 2007. 80, obs. R. Encinas de Munagorri ; V. aussi les commentaires de C. Castets-Renard, D. 2006. Chron. 2157, et V.-L. Benabou, Propr. intell. 2006, n° 20, p. 240.


    (8) Art. L. 112-1 CPI.


    (9) Paris, 6 févr. 2002 (préc.).


    (10) Paris, 14e ch. B, 27 avr. 2001, 2001/00748.


    (11) RIDA 1996. 345.


    (12) TGI Paris, 10e ch corr., 26 mai 1987, D. 1988. Somm. 201, obs. C. Colombet.


    (13) Décision justement critiquée par Nadia Walravens dans sa thèse, L'oeuvre d'art en droit d'auteur, Economica, 2005, p. 20, 83 et 408.


    (14) TGI Paris, réf., 25 sept. 1985, inédit, et Paris, 13 mars 1986, D. 1987. Somm. 150, obs. C. Colombet.
  • 9 Mai 2007

    Les œuvres et les visages : la liberté de création s’affirme contre le droit à la vie privée et le droit à l’image - Recueil Dalloz

    • Recueil Dalloz 2008 p.57

      Ces deux nouvelles affaires concernent le même livre de François-Marie Banier, publié par les éditions Gallimard. « Perdre la tête » est un Recueil de photographies prises dans la rue, accompagné de quelques textes sur le travail de François-Marie Banier écrits par Erri De Luca ou Patrice Chéreau.

      Deux procédures sollicitent dommages et intérêts et publication de la décision sur les fondements de l'atteinte à la vie privée et du droit à l'image pour la première, et du droit à l'image et de l'atteinte à la dignité pour la seconde.

      La première demande concerne une dame photographiée sur un banc, une besace Vuitton posée à côté d'elle, portable à l'oreille droite, tenant dans sa main gauche un calepin et une laisse tendue au bout de laquelle, figé dans une posture extatique, un chien aux yeux exorbités fixe le ciel.

      La dame excipe de son absence de consentement pour reproduire ce qu'elle estime être un moment de sa vie privée, et une violation de son droit à l'image, car elle pourrait, explique-t-elle, passer pour indifférente à la marginalité et à l'exclusion. N'ayant pas peur de la contradiction, elle affirme que son image « d'attachée de presse dans le domaine de l'art » se trouverait atteinte du fait d'être reproduite dans un « musée des horreurs », « une poubelle », au milieu de « la laideur repoussante et pathétique » « de tous ces visages ».

      Cette première décision pose la question des rapports entre vie privée et espace public lorsque la liberté de création est en jeu (I). Les deux décisions redessinent les contours du droit à l'image face à la liberté de création (II) avec des arguments différents, l'action étant portée dans la seconde affaire par un curateur et un tuteur pour deux dames qui sont, de façon visible et joyeuse, passées de l'autre côté du fleuve raison.
       

      I - Vie privée et liberté de création dans l'espace public

      Si dans la première affaire, le tribunal se prononce sur la seule question de l'existence d'une atteinte à la vie privée (A), la destination de l'image nous semble avoir influé sur sa motivation, ce qui nous amènera à rappeler le contexte jurisprudentiel de cette décision (B).
       

      A - Sur la vie privée dans l'espace public


      Le consentement à la révélation de faits relevant de la vie privée doit être donné sous peine de sanctions civiles (art. 9 c. civ.), voire pénales (art. 226-1 c. pén.). Est considérée comme atteinte à la vie privée sanctionnable pénalement la captation de paroles privées ou d'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé, sauf consentement présumé si la captation n'était pas dissimulée.

      Quand une personne sort de chez elle, de sa voiture, et qu'elle entre dans l'espace public, a-t-elle encore le droit de s'opposer à la captation de l'image de son corps ? Ou bien peut-on déduire de sa présence dans l'espace public qu'elle a renoncé à se prévaloir de sa vie privée ?

      Cet argument fréquemment utilisé par les paparazzi a été systématiquement combattu par la Cour de cassation qui exige le consentement de la personne, créant un droit à la tranquillité pour les célébrités(1). Visant les dispositions de l'article 8 Conv. EDH protégeant la vie privée, la Cour de cassation, à propos de photographies, prises sur les gradins lors d'une compétition sportive publique, d'un présentateur de télévision avec le fils d'une présentatrice, retient comme argument contre le photographe que la manifestation sportive est sans lien avec la profession (publique) du plaignant.

      Concernant la « dame au petit chien », le fait de passer un coup de téléphone est-il en lien avec la profession de la dame qui est attachée de presse dans le monde de l'art ? Le spectateur ignore si le calepin qu'elle tient est destiné aux rendez-vous amoureux ou professionnels, et quelle est la profession de ce modèle-malgré-lui. Le critère du lien avec une profession publique ne peut donc fonctionner ici. La personne n'est pas connue, la possibilité de l'identifier à grande échelle fait défaut. L'intérêt de l'image réside donc ailleurs, et notamment dans son caractère iconique, ou paradigmatique. On peut se demander, dès lors, si, pour les inconnus, la jurisprudence civile n'est pas en train de faire disparaître le droit à la vie privée dès lors qu'elles franchissent le seuil de l'espace public ?

      En effet, non seulement le consentement peut être tacite, ce qui est certain depuis un arrêt récent de la Cour de cassation à propos d'un reportage sur un chauffeur de taxi sur M6(2), mais surtout, il n'est plus systématiquement requis, à raison du lien entre l'image et le fait d'actualité commenté, lorsque la personne photographiée est dans l'espace public, y compris quand elle est en situation de grande faiblesse : victimes anonymes d'attentats(3) ou d'accidents de la circulation(4), veuves de policiers morts en service(5), toutes doivent souffrir le regard du photographe diffusé à très grande échelle.

      Quel lien nécessaire y avait-il entre la « dame au petit chien » et l'objet du livre ? Si c'était son air d'avoir « perdu la tête », alors, le propos était très éventuellement diffamatoire, ou « dénigrant » comme elle le prétendait, et le fondement aurait dû être recherché dans la loi de 1881. Le lien n'avait aucune forme d'évidence. Les juges n'avaient donc, ne pouvant légitimer cette photographie pour son lien avec un sujet d'intérêt général pour le public, d'autre choix que de contester que les « faits » montrés par l'image relevaient de la vie privée.

      Les faits anodins. En la matière, le « double test », pour reprendre une typologie du raisonnement juridique mise en lumière par C. Bigot(6), est le suivant : la Cour de cassation affirme que les faits « anodins ou notoires » ne relèvent pas de la vie privée(7), et la cour d'appel de Paris précise que la révélation de faits ni anodins ni notoires n'est tolérable, au regard du droit à la vie privée, que si l'article apporte une « contribution à un débat d'intérêt général pour la société »(8).

      Quels faits sont montrés ici ? La dame est, nous dit le tribunal, « seule en compagnie d'un chien, assise sur un banc public ». Rien qui relève, pour les juges, de l'intimité. La solitude ne signifie donc pas l'intimité. C'est un fait anodin. Une femme ne peut être seule dans la rue, être dans le sujet d'une oeuvre projetée, et ne pas vouloir pour autant devenir ce sujet. Est-ce le cas pour toutes les femmes ? Une célébrité seule dans la rue aurait-elle aussi perdu son procès si Banier l'avait saisie contre son gré ? N'y a-t-il pas un risque de deux poids et deux mesures selon que le sujet est connu ou « anonyme » ? L'anonyme risque moins, par définition, d'être reconnu, mais c'est ici de la vie privée qu'il s'agit, et non du droit à être anonyme qui relève plutôt du droit à l'image.

      Le tribunal continue ainsi : « Son attitude d'ensemble, la présence d'un animal de compagnie à ses côtés, ou ses goûts vestimentaires constituent autant d'indications anodines sur le compte de l'intéressée qui ne relèvent pas de la sphère protégée par l'article 9 du code civil au titre du respect de la vie privée. ». Or les faits ainsi qualifiés sont les détails qui singularisent et rendent universel le personnage de cette femme, icône de la parisienne mondaine, réminiscence des années 50, dont le portrait évoque ceux de Robert Doisneau (pour la dame) ou d'Elliot Erwitt (pour le chien).

      L'ensemble des photographies de l'ouvrage de François-Marie Banier est pris dans des lieux publics. Dans la rue essentiellement. Sauf à interdire toute photographie de toute personne sans son consentement dans un lieu public, le droit ne peut que fixer une limite au droit de chacun sur son intimité. Il s'agit bien d'une limite à l'intimité, car il semble évident que chaque être humain transporte avec lui et en tout lieu l'ensemble de ses valises intimes, qu'il laisse plus ou moins transparaître et qui sont plus ou moins interprétables sous le regard de l'autre. C'est bien cela que recherche le photographe. Il le dit expressément dans l'entretien publié en page 225 de l'ouvrage : « Je ne photographie pas. Je prends. Je prends ce qui me frappe : (...) Ce qui m'attire chez les êtres, c'est le roman en eux, leur inextricable complexité dont ils s'arrangent quand même, pour exister. M'attire le singulier qui touche à l'universel. Douleur, séduction, usure, difficulté d'être, et la mort qui rôde. (...) C'est dans le sentiment que l'autre expose, j'allais dire renferme, que je trouve son identité. A moi de la montrer. (...) Nous sommes des montreurs d'ours. Que je détecte un sentiment de solitude, d'inquiétude, de je-m'en-foutisme, de plénitude, une indicible joie, je travaille. Je me sers de la lumière intérieure de l'autre pour éclairer ma photo. (...) Ce que je n'aime pas montrer, c'est ce que l'autre exhibe, qu'il croit satisfaisant. Or ce qu'on aime chez l'autre, il n'en est pas conscient. C'est le principe même de l'amour ».

      François-Marie Banier revendique donc, de façon parfaitement claire et responsable, son projet d'artiste : la rencontre de l'autre malgré l'autre ou en dehors de l'autre. Le consentement n'est pas requis, il est même évité, pour éviter que le regard du modèle sur son corps n'interfère dans le geste artistique selon d'autres critères que ceux posés comme des règles par l'artiste lui-même. Juger que la captation d'autrui dans l'espace public ne relève pas de la sphère privée revient donc à dire simplement que le droit à l'intimité de la vie privée s'arrête dès lors que nous entrons dans l'espace public, et que ce qui nous échappe de nous-même ne nous appartient pas. C'est précisément la matière de l'auteur, cette capacité à faire ou à créer un roman, cette capacité à donner à voire une fiction à partir d'une image que nous croyons être celle de nous-même, qui est la marque du projet artistique, et qui est ainsi protégée au titre de l'article 10 Conv. EDH. Dès lors, le motif retenu pour rejeter l'atteinte à la vie privée est en contradiction avec le projet de l'auteur. En jugeant que le cliché de la femme sur le banc ne révèle rien de son intimité, le tribunal donne sa lecture de la photographie, alors que François-Marie Banier assume, au contraire, de révéler cette intimité.

      Ne pourrait-on trouver un chemin juridique cohérent pour éviter ce hiatus, ce décalage fréquent, entre ce que l'auteur décrit de son oeuvre, et l'analyse que doivent en faire les juges pour pouvoir dire le droit ? On renverra à l'affaire Lindon qui vient de connaître un dénouement tragi-comique avec une décision de la CEDH qui approuve la condamnation de l'auteur pour diffamation de Jean-Marie Le Pen et la publication de l'opinion dissidente particulièrement virulente de quatre juges(9) qui reprochent à la Cour de n'avoir pas tenu compte du fait que ce roman était une fiction.
       

      B - Vie privée et liberté de création


      Il nous semble utile de faire un point sur l'état de la jurisprudence et de tenter d'imaginer ce que les juges auraient pu décider s'ils avaient estimé que l'image de la « dame au petit chien » révèle son intimité.

      Le droit de tirer une oeuvre de la vie de personnes réelles impliquées dans une affaire criminelle est clairement affirmé dans une ordonnance de référé récente s'opposant à une demande d'interdiction d'un docu-fiction sur l'affaire du petit Grégory venant de l'une des personnes représentées, Murielle Bolle(10) : « Le droit à la vie privée cède devant le droit l'information sur une affaire criminelle ». Le fait que les parents de l'enfant assassiné avaient consenti au film a sans doute joué dans cette décision, dont la motivation nous paraît néanmoins paradoxale. D'une part, l'information du public sur cette affaire avait largement été réalisée par la presse et par de nombreux livres écrits sur le sujet. D'autre part, on peut se demander si un film de fiction écrit par un scénariste et filmé par un réalisateur, lesquels portent nécessairement un regard subjectif sur les faits, puisqu'ils sont auteurs, relève effectivement du droit à l'information du public, même quand il porte sur des faits réels.

      Quand cette décision s'oppose, à juste titre selon nous, à la fois à la demande d'interdiction et à la demande subsidiaire de visionnage, et qualifie cette dernière d' « ingérence qui, en soumettant l'oeuvre au jugement de tiers, fait peser sur la liberté des auteurs une contrainte sur la liberté d'expression qui leur est constitutionnellement garantie, sauf pour eux à répondre a posteriori des abus de cette liberté », n'est-ce pas plutôt la liberté de création qu'elle consacre ? Il nous semblerait plus adapté d'affirmer que la protection de vie privée cède le pas, même en l'absence de consentement, à l'oeuvre qui s'en inspire, car l'oeuvre transforme la réalité. On se souvient du « Menteur » de Cocteau qui affirme « je suis un mensonge qui dit toujours la vérité »...

      C'est le sens de la jurisprudence actuelle en matière de littérature et en particulier d'auto-fiction. Le mari de l'écrivain Camille Laurens poursuivait sa femme pour avoir révélé dans « L'amour, Roman », des faits de leur vie intime en utilisant les vrais prénoms. Il demandait en référé la saisie du livre pour atteinte à la vie privée. Or, relève le juge, Camille Laurens avait déjà écrit de nombreux romans inspirés de sa propre histoire, et son mari était manifestement consentant aux précédents. Il fut débouté au motif que l'utilisation des prénoms ne suffisait pas «à ôter à cette oeuvre le caractère fictif que confère à toute oeuvre d'art, sa dimension esthétique, certes, nécessairement empruntée au vécu de l'auteur mais également passée au prisme déformant de la mémoire et, en matière littéraire, de l'écriture »(11).

      Cette décision a le mérite de donner une définition spécifique de l'oeuvre littéraire, en faisant appel au critère de la fiction, « distanciation » induite avec la réalité, que ce soit entre l'auteur et ses personnages, comme dans l'affaire Bénier Burckel(12), ou entre les personnes et les personnages qui en sont inspirés, comme dans l'affaire Camille Laurens. Si cette jurisprudence est transposable de l'écrit à l'image, alors, si Banier avait imaginé une fiction à partir de la réalité de la dame au petit chien, il serait dans l'exercice de sa liberté de création sans en abuser. Mais comme il est difficile d'inventer du réel sans le consentement de la personne photographiée, sauf à dire que toute image est fiction, le débat se situera plus volontiers sur le terrain du droit à l'image.
       

      II - Les contours du droit à l'image face à la liberté de création

      Si c'est bien une exception artistique que dessinent les décisions ici commentées, elle ne fonctionne qu'en l'absence d'atteinte à la dignité.
       

      A - L'image d'autrui et l'exception artistique plutôt que l'autonomie de la liberté de création


      Le 2 juin 2004, la même 17e chambre civile(13) déboutait une personne photographiée à son insu dans le métro qui se plaignait que la photographie, artistique, ait été prise subrepticement. Il invoquait son seul droit à l'image. Le livre, du photographe de presse (agence Magnum) Luc Delahaye, s'intitulait « L'autre », et portait sur la solitude. Là encore, le photographe revendiquait une pratique d'images volées, « au nom d'une vérité photographique que je n'aurais pu atteindre autrement », pouvait-on lire dans le dossier de presse. Le tribunal reprit à son compte cette nécessité de voler les photos au nom d'un intérêt sociologique et artistique, comme dans l'espèce ici commentée (2e espèce). En revanche, le tribunal prit soin de caractériser l'oeuvre en soulignant l'originalité de la démarche de l'auteur, ce qui entraîna une interrogation légitime chez un éminent commentateur de la décision, sur la nature de cette originalité, qui pour le droit d'auteur est un critère particulièrement extensif. Si l'originalité est une qualité esthétique particulière, alors, on risque de laisser aux juges le champ libre de l'appréciation du mérite des oeuvres pour cerner les contours de leur liberté de création, alors que la loi l'interdit pour leur accorder un droit monopolistique sur leur oeuvre. Est-ce choquant ? Pas pour nous. Et est-ce évitable ? Nous ne le croyons pas non plus.

      Pourtant, dans sa seconde décision du 25 juin 2007 qui oppose François-Marie Banier au tuteur et au curateur de deux personnes photographiées, la même 17e chambre continue d'affirmer que l'article 9 du code civil accorde un droit exclusif à toute personne sur son image, attribut de sa personnalité, mais que le consentement n'est pas nécessaire à l'utilisation de cette image en vertu des dispositions de l'article 10, de la liberté d'informer, et de l'intérêt légitime du public. D'une part, un droit à l'image qui ne permet plus s'opposer à la captation de l'image nous semble aller sur la bonne voie de la disparition de ce droit. D'autre part, François-Marie Banier est-il journaliste, ou sociologue, argument expressément utilisé par le tribunal qui parle d'« intérêt sociologique de l'ouvrage » ? Ou bien est-il auteur d'une fiction à partir du réel ? L'art de l'image transforme-t-il l'image de soi en image d'un autre ?

      Dans le premier cas, il a un devoir d'objectivité à l'égard de la réalité dont il doit rendre compte. Cette « réalité » est en l'espèce constituée par des êtres humains qui ont un rapport nécessairement subjectif à leur propre image. D'où le conflit, la lutte des individus contre leur « objectivation », soit l'utilisation de leur image comme icône, symptôme, signe, marque, révélateur... Dans cet ordre d'idée, le directeur général de l'Institut de veille sanitaire invoque l'intérêt politique de l'oeuvre de François-Marie Banier qui « contribue à lutter contre l'exclusio n », et le directeur de la Maison européenne de la photographie invoque un droit à rétablir l'égalité puisque Banier met sur le même pied inconnus et connus. La photographie en tant qu'instrument politique (le directeur de la Maison européenne de la photographie n'invoque pas, dans la citation retenue par le tribunal, le fait que Banier ferait de l'art) aurait donc la vertu de rendre « à chacun d'entre nous, par la grâce du regard, sa part de dignité et de noblesse ». Quant au conservateur du Musée national d'art moderne, il invoque également l'intérêt sociologique de Banier puisque, toujours selon la citation figurant dans le jugement, il invoque l'« irremplaçable portrait de notre société contemporaine ».

      Dans la première espèce, les juges justifient du caractère artistique de la démarche, et font état de « l'ancienneté et la noblesse de cette forme artistique » qui consiste à faire des photographies sur le vif, alors que dans la seconde, ils évitent de trancher entre l'intérêt documentaire et l'intérêt artistique des photographies, mélangeant l'intérêt sociologique et artistique. Contrairement au gros du contentieux qui concerne des photographies de presse, le tribunal devait ici juger d'oeuvres photographiques d'un artiste. Il l'affirme lui-même dans la première décision en notant que le caractère artistique de l'ouvrage n'est pas contesté, et n'est pas même contestable.

      Peu à peu, les tribunaux parviendront à singulariser ce qui relève d'une exception artistique, sans en passer par les circonvolutions d'une liberté d'informer qui n'a de sens que pour la presse. La sociologie est un travail, un travail d'enquête et de rédaction, de confrontation d'hypothèses avec le réel. Le livre de Banier ne nous apprend rien. Nous savons qu'il y a des fous parmi nous. Le livre de Banier nous donne à le voir en construisant, à partir de chaque image, une fiction, un roman, comme il le dit lui-même. Le livre de Banier est donc une oeuvre, parce qu'il transforme notre regard sur le réel. C'est ce que veulent dire les juges, nous semble-t-il, malgré deux définitions distinctes de la même oeuvre, ce qui montre la difficulté de tracer ce sillon, nouveau pour la jurisprudence.

      Image et fiction. Peut-on se servir du critère de la fiction pour singulariser une image et affirmer la liberté de son auteur face à la revendication du modèle ? Peut-on affirmer qu'il est nécessaire, dans une société démocratique, de faire des oeuvres à partir de l'image d'autrui, sans son consentement ou à son insu, comme le veut la loi du genre ? C'est ce qu'affirme ici le tribunal lorsqu'il tranche, négativement, de la demande de la « dame au petit chien » fondée sur le droit à l'image.

      De même que l'information ou l'article de presse sont légitimes quand ils apportent une « contribution à un débat d'intérêt général pour la société », pour reprendre la terminologie pragmatique de la CEDH, les oeuvres, en tant qu'elles sont un regard à la fois subjectif et formel, transforment leur sujet. Cette transformation permet, non pas d'exercer un regard voyeur, mais un regard critique, distancié, d'aller au-delà du particulier pour toucher à l'universel. Le livre de Banier est nécessaire dans une société démocratique, non parce qu'il nous informe, mais parce qu'il souligne, dit le tribunal, la « commune humanité » entre la « dame au petit chien » et la folie, c'est-à-dire entre « nous » et « eux », et ce par des moyens d'abord formels.

      N'est-il pas temps, alors que la liberté de création est aussi nécessaire que la liberté d'expression, de la caractériser de façon autonome, puisqu'elle n'est pas, et ne sera jamais, le simple droit de faire librement circuler des idées, mais création de formes ? Si la plupart des photographies, y compris de la presse à scandale, sont défendues au nom du droit à l'information, ce qui est paradoxal car elles n'informent le plus souvent sur rien et sont un simple commerce, il est nécessaire que l'oeuvre, l'image artistique, regard formel sur le monde, point de vue subjectif prétendant à l'universel, comme l'affirmait Kant, soit défendue sur son propre terrain, qui n'est pas celui de la liberté d'information.

      En l'espèce, la photo de la « dame au petit chien » a un rapport très ambigu avec cette dame. C'est elle et ce n'est plus elle. De la même façon que Gérard Lopez est et n'est pas le héros de « Etre et Avoir », puisqu'il est devenu « le » Gérard Lopez de Nicolas Philibert, c'est-à-dire, en dépit de la réalité des images documentaires, le héros d'une fiction, probable facteur du trouble qu'il a manifesté en saisissant la justice. La philosophe Marie-José Mondzain(14) va encore plus loin quand elle conteste la réalité du droit à l'image comme droit de propriété de l'individu : « Aucune image jamais ne montrera quelque chose qui vaudra pour un tout, encore moins pour une réalité ontologique, une substance prise ailleurs. L'image se qualifie par la parole qui l'habite et par le retrait qui la constitue. Celui qui voyant son image s'identifie totalement à ce qu'il voit est dans cette spécularité narcissique qui le fait jouir du spectacle ou qui le conduit à son exécration en fonction des effets fusionnels de ce qu'il voit. On n'est pas plus son image, qu'on ne possède son image, car l'image est une production humaine qui engage la relation de son producteur à l'ensemble des regards auxquels il s'adresse. En déplaçant le regard de la chose vers l'image, on abandonne la chose, on en fait le deuil, on en constitue l'absence, et cette absence constitutive rend inepte toute revendication substantielle à une quelconque propriété. »
       

      B - La dignité du modèle


      L'article 16 du code civil dispose que la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci.

      De la dignité de la personne, les juges déduisent désormais un principe de dignité de sa représentation, de son image(15). Ce principe nous semble plus cohérent avec l'article 16 que ne l'est le droit à l'image dans le giron de la protection de la vie privée telle que définie à l'article 9, mais ce dernier, on le voit bien, est en nette régression, sauf quand il est exploité financièrement par son titulaire. Reste que l'appréciation de la dignité n'est pas aisée(16). Puisque les juges n'exigent pas, ici, le consentement de la personne photographiée, c'est donc que la dignité n'est pas l'accord, le consentement à ce que son corps illustre un propos, qu'il soit politique, sociologique ou artistique. La seule limite fixée par le tribunal dans l'affaire Delahaye était que la personne ne soit pas représentée « dans une situation dégradante », « que l'expression qui se dégage de son portrait ne le tourne pas en ridicule ». Si le caractère dégradant renvoie à la dignité humaine, le ridicule est un critère particulièrement dangereux par son hyper-subjectivité. Transposé dans les deux espèces commentées, il était plus que délicat à utiliser. C'est donc le « dénigrement » qui est ici examiné dans la première espèce, et « l'indécence » dans la seconde, pour vérifier la dignité des représentations.

      Le tribunal note que la fragilité particulière des deux dames « conduit à une protection d'autant plus exigeante de leur dignité ». Comment être exigeant avec un critère subjectif sans tomber dans le jugement moral aléatoire ? Comment fonder une analyse objective et argumentée de la dignité, valeur éthique, sans qu'elle dépende des valeurs de celui qui l'apprécie ? Ce sont bien des jugements de valeur, voire des affects, qui sont invoqués au soutien du respect de la dignité de ces deux personnes. L'humanité des personnages, le respect et la tendresse du traitement des sujets sont autant de raisons qui seraient bien en peine de montrer leurs fondements objectifs. Cette (inévitable) subjectivité préside encore à l'interprétation du titre du livre, « Perdre la tête », non pas comme en rapport avec la folie, mais comme un portrait du monde actuel. On retrouve, dans l'appréciation de la dignité de la représentation artistique, une évaluation du mérite de l'oeuvre, taboue en droit d'auteur (article L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle). En poussant un peu le raisonnement, l'indignité ne serait-elle pas précisément ce retour au réel, cette révélation malsaine qui est le contraire du projet artistique ?
       

      Conclusion:


      La question n'est pas simple, et il est juste que le juge soit le garant que cette intrusion de l'oeuvre, par la caméra ou l'appareil photo, ou par la plume, dans l'intimité des personnes, respecte les règles d'éthique minimale, au sens utilisé par le philosophe Ruwen Ogien(17), qui protègent chaque être humain lorsqu'un préjudice réel est subi. C'est la position des deux décisions commentées en matière de droit à l'image. On regrettera qu'il n'y ait pas un mot sur la composition des images, sur le sens du cadre, des contrastes de la lumière, sur le mouvement de chacune de ces photographies, sur le caractère extraordinairement inquiétant de certaines d'entre elles...

      Puisque le droit exige des oeuvres d'art qu'elles soient éthiques, l'art ne pourrait-il exiger du droit qu'il le soit également, et que les juges regardent les images comme elles sont composées, et non pas seulement pour ce qu'ils croient qu'elles disent ? Notre droit positif doit réussir à articuler que les images d'un artiste sont toujours d'interprétation multiple et non pas univoque comme ceux qui veulent les faire censurer le prétendent. Le travail de l'artiste est de partir de cette complexité du réel, et de la singularité, pour toucher à l'universel. C'est devant cette réussite, et devant nulle autre que les droits individuels « intimes » cèdent le pas. Face à l'oeuvre, le droit à l'image est un non-sens.

      Mots clés :
      VIE PRIVEE * Droit à l'image * Photographie * Ouvrage * Liberté d'expression * Dignité de la personne
      DROIT ET LIBERTE FONDAMENTAUX * Liberté d'expression * Ouvrage * Droit à l'image * Dignité de la personne humaine * Photographie

      (1) Civ. 2e, 18 mars 2004, Bull. civ. II. n° 135.


      (2) Civ. 1re, 7 mars 2006, Bull. civ. I. n° 139 ; D. 2006. Somm. 2702, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot.


      (3) Civ. 1re, 20 févr. 2001, D. 2001. Jur. 1199, note J.-P. Gridel ; ibid. Somm. 92, obs. C. Caron; 12 juill. 2001, D. 2002. Jur. 1380, note C. Bigot ; ibid. Somm. 2298, obs. L. Marino ; CCE nov 2001. 26, n° 117, note A. Lepage.


      (4) Civ. 2e, 4 nov. 2004, D. 2005. Jur. 696, note I. Corpart ; ibid. Pan. 536, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat et Pan. 2643, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot ; Comm. Com. Elect. 2005. n° 33, obs. A. Lepage ; Légipresse 45, note C. Bigot.


      (5) Civ. 1re, 7 mars 2006, D. 2006. IR. 1002 ; ibid. Pan. 2702, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot.


      (6) Le nouveau régime du droit à l'image : le test en deux étapes, D. 2004. Jur. 2596, note C. Bigot.


      (7) Civ. 1re, 3 avr. 2002, D. 2002. Jur. 3164, note C. Bigot ; ibid. 2003. Somm. 1543, obs; C. Caron ; Légipresse 2002, n° 195. III. 170, note G. Loiseau ; Comm. Com. Elect. 2002, n° 158, obs. A. Lepage ; 19 févr. 2004, D. 2004. Jur. 2596, note C. Bigot, et Somm. 1633, obs. C. Caron ; RTD civ. 2005. 99, obs. J. Hauser ; 8 juill. 2004. n° 02-17.458, RTD civ. 2005. 99, obs. J. Hauser ; D. 2004. IR. 2694 ; ibid. 2005. Pan. 2643, obs. C. Bigot et 02-19.440.


      (8) La jurisprudence de la cour d'appel de Paris citée par C. Bigot in Panorama, Droits de la personnalité, juillet 2005 - juillet 2006, D. 2006. 2702.


      (9) CEDH gde ch., 22 oct. 2007, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c/ France, (Req. n° 21279/02 et 36448/02), D. 2007. AJ. 2737, obs. S. Lavric.


      (10) TGI Paris, 10 févr. 2006, Légipresse n° 230. avril 2006. p 53.


      (11) Ord. du 4 avr. 2003.


      (12) TGI Paris, 17e ch., 16 nov 2006, Légipresse n° 240. avr. 2007. 72, notre note.


      (13) TGI Paris, 2 juin 2004, Légipresse n° 214. sept. 2004. 156, note C. Bigot.


      (14) Pour l'image, présomption d'innocence, Revue images documentaires, n° 35/36, p. 17 et s.


      (15) Civ. 1re, 20 févr. 2001, Bull. civ. I. n° 42 ; D. 2001. Jur. 199, note J.-P. Gridel ; ibid. Somm. 1990, obs. A. Lepage.


      (16) V. sur ce point les chroniques du professeur Théo Hassler in LPA 18 mai 2004. n° 99, 15, et celle de Christophe Bigot, La liberté de l'image entre son passé et son avenir, Légipresse 2001. II. 83.


      (17) La panique morale, Grasset, oct. 2004, et L'éthique aujourd'hui, Gallimard 2007.
  • 9 Mai 2007

    Les œuvres et les visages : la liberté de création s’affirme contre le droit à la vie privée et le droit à l’image - Recueil Dalloz

    • Recueil Dalloz 2008 p.57

      Ces deux nouvelles affaires concernent le même livre de François-Marie Banier, publié par les éditions Gallimard. « Perdre la tête » est un Recueil de photographies prises dans la rue, accompagné de quelques textes sur le travail de François-Marie Banier écrits par Erri De Luca ou Patrice Chéreau.

      Deux procédures sollicitent dommages et intérêts et publication de la décision sur les fondements de l'atteinte à la vie privée et du droit à l'image pour la première, et du droit à l'image et de l'atteinte à la dignité pour la seconde.

      La première demande concerne une dame photographiée sur un banc, une besace Vuitton posée à côté d'elle, portable à l'oreille droite, tenant dans sa main gauche un calepin et une laisse tendue au bout de laquelle, figé dans une posture extatique, un chien aux yeux exorbités fixe le ciel.

      La dame excipe de son absence de consentement pour reproduire ce qu'elle estime être un moment de sa vie privée, et une violation de son droit à l'image, car elle pourrait, explique-t-elle, passer pour indifférente à la marginalité et à l'exclusion. N'ayant pas peur de la contradiction, elle affirme que son image « d'attachée de presse dans le domaine de l'art » se trouverait atteinte du fait d'être reproduite dans un « musée des horreurs », « une poubelle », au milieu de « la laideur repoussante et pathétique » « de tous ces visages ».

      Cette première décision pose la question des rapports entre vie privée et espace public lorsque la liberté de création est en jeu (I). Les deux décisions redessinent les contours du droit à l'image face à la liberté de création (II) avec des arguments différents, l'action étant portée dans la seconde affaire par un curateur et un tuteur pour deux dames qui sont, de façon visible et joyeuse, passées de l'autre côté du fleuve raison.
       

      I - Vie privée et liberté de création dans l'espace public

      Si dans la première affaire, le tribunal se prononce sur la seule question de l'existence d'une atteinte à la vie privée (A), la destination de l'image nous semble avoir influé sur sa motivation, ce qui nous amènera à rappeler le contexte jurisprudentiel de cette décision (B).
       

      A - Sur la vie privée dans l'espace public


      Le consentement à la révélation de faits relevant de la vie privée doit être donné sous peine de sanctions civiles (art. 9 c. civ.), voire pénales (art. 226-1 c. pén.). Est considérée comme atteinte à la vie privée sanctionnable pénalement la captation de paroles privées ou d'image d'une personne se trouvant dans un lieu privé, sauf consentement présumé si la captation n'était pas dissimulée.

      Quand une personne sort de chez elle, de sa voiture, et qu'elle entre dans l'espace public, a-t-elle encore le droit de s'opposer à la captation de l'image de son corps ? Ou bien peut-on déduire de sa présence dans l'espace public qu'elle a renoncé à se prévaloir de sa vie privée ?

      Cet argument fréquemment utilisé par les paparazzi a été systématiquement combattu par la Cour de cassation qui exige le consentement de la personne, créant un droit à la tranquillité pour les célébrités(1). Visant les dispositions de l'article 8 Conv. EDH protégeant la vie privée, la Cour de cassation, à propos de photographies, prises sur les gradins lors d'une compétition sportive publique, d'un présentateur de télévision avec le fils d'une présentatrice, retient comme argument contre le photographe que la manifestation sportive est sans lien avec la profession (publique) du plaignant.

      Concernant la « dame au petit chien », le fait de passer un coup de téléphone est-il en lien avec la profession de la dame qui est attachée de presse dans le monde de l'art ? Le spectateur ignore si le calepin qu'elle tient est destiné aux rendez-vous amoureux ou professionnels, et quelle est la profession de ce modèle-malgré-lui. Le critère du lien avec une profession publique ne peut donc fonctionner ici. La personne n'est pas connue, la possibilité de l'identifier à grande échelle fait défaut. L'intérêt de l'image réside donc ailleurs, et notamment dans son caractère iconique, ou paradigmatique. On peut se demander, dès lors, si, pour les inconnus, la jurisprudence civile n'est pas en train de faire disparaître le droit à la vie privée dès lors qu'elles franchissent le seuil de l'espace public ?

      En effet, non seulement le consentement peut être tacite, ce qui est certain depuis un arrêt récent de la Cour de cassation à propos d'un reportage sur un chauffeur de taxi sur M6(2), mais surtout, il n'est plus systématiquement requis, à raison du lien entre l'image et le fait d'actualité commenté, lorsque la personne photographiée est dans l'espace public, y compris quand elle est en situation de grande faiblesse : victimes anonymes d'attentats(3) ou d'accidents de la circulation(4), veuves de policiers morts en service(5), toutes doivent souffrir le regard du photographe diffusé à très grande échelle.

      Quel lien nécessaire y avait-il entre la « dame au petit chien » et l'objet du livre ? Si c'était son air d'avoir « perdu la tête », alors, le propos était très éventuellement diffamatoire, ou « dénigrant » comme elle le prétendait, et le fondement aurait dû être recherché dans la loi de 1881. Le lien n'avait aucune forme d'évidence. Les juges n'avaient donc, ne pouvant légitimer cette photographie pour son lien avec un sujet d'intérêt général pour le public, d'autre choix que de contester que les « faits » montrés par l'image relevaient de la vie privée.

      Les faits anodins. En la matière, le « double test », pour reprendre une typologie du raisonnement juridique mise en lumière par C. Bigot(6), est le suivant : la Cour de cassation affirme que les faits « anodins ou notoires » ne relèvent pas de la vie privée(7), et la cour d'appel de Paris précise que la révélation de faits ni anodins ni notoires n'est tolérable, au regard du droit à la vie privée, que si l'article apporte une « contribution à un débat d'intérêt général pour la société »(8).

      Quels faits sont montrés ici ? La dame est, nous dit le tribunal, « seule en compagnie d'un chien, assise sur un banc public ». Rien qui relève, pour les juges, de l'intimité. La solitude ne signifie donc pas l'intimité. C'est un fait anodin. Une femme ne peut être seule dans la rue, être dans le sujet d'une oeuvre projetée, et ne pas vouloir pour autant devenir ce sujet. Est-ce le cas pour toutes les femmes ? Une célébrité seule dans la rue aurait-elle aussi perdu son procès si Banier l'avait saisie contre son gré ? N'y a-t-il pas un risque de deux poids et deux mesures selon que le sujet est connu ou « anonyme » ? L'anonyme risque moins, par définition, d'être reconnu, mais c'est ici de la vie privée qu'il s'agit, et non du droit à être anonyme qui relève plutôt du droit à l'image.

      Le tribunal continue ainsi : « Son attitude d'ensemble, la présence d'un animal de compagnie à ses côtés, ou ses goûts vestimentaires constituent autant d'indications anodines sur le compte de l'intéressée qui ne relèvent pas de la sphère protégée par l'article 9 du code civil au titre du respect de la vie privée. ». Or les faits ainsi qualifiés sont les détails qui singularisent et rendent universel le personnage de cette femme, icône de la parisienne mondaine, réminiscence des années 50, dont le portrait évoque ceux de Robert Doisneau (pour la dame) ou d'Elliot Erwitt (pour le chien).

      L'ensemble des photographies de l'ouvrage de François-Marie Banier est pris dans des lieux publics. Dans la rue essentiellement. Sauf à interdire toute photographie de toute personne sans son consentement dans un lieu public, le droit ne peut que fixer une limite au droit de chacun sur son intimité. Il s'agit bien d'une limite à l'intimité, car il semble évident que chaque être humain transporte avec lui et en tout lieu l'ensemble de ses valises intimes, qu'il laisse plus ou moins transparaître et qui sont plus ou moins interprétables sous le regard de l'autre. C'est bien cela que recherche le photographe. Il le dit expressément dans l'entretien publié en page 225 de l'ouvrage : « Je ne photographie pas. Je prends. Je prends ce qui me frappe : (...) Ce qui m'attire chez les êtres, c'est le roman en eux, leur inextricable complexité dont ils s'arrangent quand même, pour exister. M'attire le singulier qui touche à l'universel. Douleur, séduction, usure, difficulté d'être, et la mort qui rôde. (...) C'est dans le sentiment que l'autre expose, j'allais dire renferme, que je trouve son identité. A moi de la montrer. (...) Nous sommes des montreurs d'ours. Que je détecte un sentiment de solitude, d'inquiétude, de je-m'en-foutisme, de plénitude, une indicible joie, je travaille. Je me sers de la lumière intérieure de l'autre pour éclairer ma photo. (...) Ce que je n'aime pas montrer, c'est ce que l'autre exhibe, qu'il croit satisfaisant. Or ce qu'on aime chez l'autre, il n'en est pas conscient. C'est le principe même de l'amour ».

      François-Marie Banier revendique donc, de façon parfaitement claire et responsable, son projet d'artiste : la rencontre de l'autre malgré l'autre ou en dehors de l'autre. Le consentement n'est pas requis, il est même évité, pour éviter que le regard du modèle sur son corps n'interfère dans le geste artistique selon d'autres critères que ceux posés comme des règles par l'artiste lui-même. Juger que la captation d'autrui dans l'espace public ne relève pas de la sphère privée revient donc à dire simplement que le droit à l'intimité de la vie privée s'arrête dès lors que nous entrons dans l'espace public, et que ce qui nous échappe de nous-même ne nous appartient pas. C'est précisément la matière de l'auteur, cette capacité à faire ou à créer un roman, cette capacité à donner à voire une fiction à partir d'une image que nous croyons être celle de nous-même, qui est la marque du projet artistique, et qui est ainsi protégée au titre de l'article 10 Conv. EDH. Dès lors, le motif retenu pour rejeter l'atteinte à la vie privée est en contradiction avec le projet de l'auteur. En jugeant que le cliché de la femme sur le banc ne révèle rien de son intimité, le tribunal donne sa lecture de la photographie, alors que François-Marie Banier assume, au contraire, de révéler cette intimité.

      Ne pourrait-on trouver un chemin juridique cohérent pour éviter ce hiatus, ce décalage fréquent, entre ce que l'auteur décrit de son oeuvre, et l'analyse que doivent en faire les juges pour pouvoir dire le droit ? On renverra à l'affaire Lindon qui vient de connaître un dénouement tragi-comique avec une décision de la CEDH qui approuve la condamnation de l'auteur pour diffamation de Jean-Marie Le Pen et la publication de l'opinion dissidente particulièrement virulente de quatre juges(9) qui reprochent à la Cour de n'avoir pas tenu compte du fait que ce roman était une fiction.
       

      B - Vie privée et liberté de création


      Il nous semble utile de faire un point sur l'état de la jurisprudence et de tenter d'imaginer ce que les juges auraient pu décider s'ils avaient estimé que l'image de la « dame au petit chien » révèle son intimité.

      Le droit de tirer une oeuvre de la vie de personnes réelles impliquées dans une affaire criminelle est clairement affirmé dans une ordonnance de référé récente s'opposant à une demande d'interdiction d'un docu-fiction sur l'affaire du petit Grégory venant de l'une des personnes représentées, Murielle Bolle(10) : « Le droit à la vie privée cède devant le droit l'information sur une affaire criminelle ». Le fait que les parents de l'enfant assassiné avaient consenti au film a sans doute joué dans cette décision, dont la motivation nous paraît néanmoins paradoxale. D'une part, l'information du public sur cette affaire avait largement été réalisée par la presse et par de nombreux livres écrits sur le sujet. D'autre part, on peut se demander si un film de fiction écrit par un scénariste et filmé par un réalisateur, lesquels portent nécessairement un regard subjectif sur les faits, puisqu'ils sont auteurs, relève effectivement du droit à l'information du public, même quand il porte sur des faits réels.

      Quand cette décision s'oppose, à juste titre selon nous, à la fois à la demande d'interdiction et à la demande subsidiaire de visionnage, et qualifie cette dernière d' « ingérence qui, en soumettant l'oeuvre au jugement de tiers, fait peser sur la liberté des auteurs une contrainte sur la liberté d'expression qui leur est constitutionnellement garantie, sauf pour eux à répondre a posteriori des abus de cette liberté », n'est-ce pas plutôt la liberté de création qu'elle consacre ? Il nous semblerait plus adapté d'affirmer que la protection de vie privée cède le pas, même en l'absence de consentement, à l'oeuvre qui s'en inspire, car l'oeuvre transforme la réalité. On se souvient du « Menteur » de Cocteau qui affirme « je suis un mensonge qui dit toujours la vérité »...

      C'est le sens de la jurisprudence actuelle en matière de littérature et en particulier d'auto-fiction. Le mari de l'écrivain Camille Laurens poursuivait sa femme pour avoir révélé dans « L'amour, Roman », des faits de leur vie intime en utilisant les vrais prénoms. Il demandait en référé la saisie du livre pour atteinte à la vie privée. Or, relève le juge, Camille Laurens avait déjà écrit de nombreux romans inspirés de sa propre histoire, et son mari était manifestement consentant aux précédents. Il fut débouté au motif que l'utilisation des prénoms ne suffisait pas «à ôter à cette oeuvre le caractère fictif que confère à toute oeuvre d'art, sa dimension esthétique, certes, nécessairement empruntée au vécu de l'auteur mais également passée au prisme déformant de la mémoire et, en matière littéraire, de l'écriture »(11).

      Cette décision a le mérite de donner une définition spécifique de l'oeuvre littéraire, en faisant appel au critère de la fiction, « distanciation » induite avec la réalité, que ce soit entre l'auteur et ses personnages, comme dans l'affaire Bénier Burckel(12), ou entre les personnes et les personnages qui en sont inspirés, comme dans l'affaire Camille Laurens. Si cette jurisprudence est transposable de l'écrit à l'image, alors, si Banier avait imaginé une fiction à partir de la réalité de la dame au petit chien, il serait dans l'exercice de sa liberté de création sans en abuser. Mais comme il est difficile d'inventer du réel sans le consentement de la personne photographiée, sauf à dire que toute image est fiction, le débat se situera plus volontiers sur le terrain du droit à l'image.
       

      II - Les contours du droit à l'image face à la liberté de création

      Si c'est bien une exception artistique que dessinent les décisions ici commentées, elle ne fonctionne qu'en l'absence d'atteinte à la dignité.
       

      A - L'image d'autrui et l'exception artistique plutôt que l'autonomie de la liberté de création


      Le 2 juin 2004, la même 17e chambre civile(13) déboutait une personne photographiée à son insu dans le métro qui se plaignait que la photographie, artistique, ait été prise subrepticement. Il invoquait son seul droit à l'image. Le livre, du photographe de presse (agence Magnum) Luc Delahaye, s'intitulait « L'autre », et portait sur la solitude. Là encore, le photographe revendiquait une pratique d'images volées, « au nom d'une vérité photographique que je n'aurais pu atteindre autrement », pouvait-on lire dans le dossier de presse. Le tribunal reprit à son compte cette nécessité de voler les photos au nom d'un intérêt sociologique et artistique, comme dans l'espèce ici commentée (2e espèce). En revanche, le tribunal prit soin de caractériser l'oeuvre en soulignant l'originalité de la démarche de l'auteur, ce qui entraîna une interrogation légitime chez un éminent commentateur de la décision, sur la nature de cette originalité, qui pour le droit d'auteur est un critère particulièrement extensif. Si l'originalité est une qualité esthétique particulière, alors, on risque de laisser aux juges le champ libre de l'appréciation du mérite des oeuvres pour cerner les contours de leur liberté de création, alors que la loi l'interdit pour leur accorder un droit monopolistique sur leur oeuvre. Est-ce choquant ? Pas pour nous. Et est-ce évitable ? Nous ne le croyons pas non plus.

      Pourtant, dans sa seconde décision du 25 juin 2007 qui oppose François-Marie Banier au tuteur et au curateur de deux personnes photographiées, la même 17e chambre continue d'affirmer que l'article 9 du code civil accorde un droit exclusif à toute personne sur son image, attribut de sa personnalité, mais que le consentement n'est pas nécessaire à l'utilisation de cette image en vertu des dispositions de l'article 10, de la liberté d'informer, et de l'intérêt légitime du public. D'une part, un droit à l'image qui ne permet plus s'opposer à la captation de l'image nous semble aller sur la bonne voie de la disparition de ce droit. D'autre part, François-Marie Banier est-il journaliste, ou sociologue, argument expressément utilisé par le tribunal qui parle d'« intérêt sociologique de l'ouvrage » ? Ou bien est-il auteur d'une fiction à partir du réel ? L'art de l'image transforme-t-il l'image de soi en image d'un autre ?

      Dans le premier cas, il a un devoir d'objectivité à l'égard de la réalité dont il doit rendre compte. Cette « réalité » est en l'espèce constituée par des êtres humains qui ont un rapport nécessairement subjectif à leur propre image. D'où le conflit, la lutte des individus contre leur « objectivation », soit l'utilisation de leur image comme icône, symptôme, signe, marque, révélateur... Dans cet ordre d'idée, le directeur général de l'Institut de veille sanitaire invoque l'intérêt politique de l'oeuvre de François-Marie Banier qui « contribue à lutter contre l'exclusio n », et le directeur de la Maison européenne de la photographie invoque un droit à rétablir l'égalité puisque Banier met sur le même pied inconnus et connus. La photographie en tant qu'instrument politique (le directeur de la Maison européenne de la photographie n'invoque pas, dans la citation retenue par le tribunal, le fait que Banier ferait de l'art) aurait donc la vertu de rendre « à chacun d'entre nous, par la grâce du regard, sa part de dignité et de noblesse ». Quant au conservateur du Musée national d'art moderne, il invoque également l'intérêt sociologique de Banier puisque, toujours selon la citation figurant dans le jugement, il invoque l'« irremplaçable portrait de notre société contemporaine ».

      Dans la première espèce, les juges justifient du caractère artistique de la démarche, et font état de « l'ancienneté et la noblesse de cette forme artistique » qui consiste à faire des photographies sur le vif, alors que dans la seconde, ils évitent de trancher entre l'intérêt documentaire et l'intérêt artistique des photographies, mélangeant l'intérêt sociologique et artistique. Contrairement au gros du contentieux qui concerne des photographies de presse, le tribunal devait ici juger d'oeuvres photographiques d'un artiste. Il l'affirme lui-même dans la première décision en notant que le caractère artistique de l'ouvrage n'est pas contesté, et n'est pas même contestable.

      Peu à peu, les tribunaux parviendront à singulariser ce qui relève d'une exception artistique, sans en passer par les circonvolutions d'une liberté d'informer qui n'a de sens que pour la presse. La sociologie est un travail, un travail d'enquête et de rédaction, de confrontation d'hypothèses avec le réel. Le livre de Banier ne nous apprend rien. Nous savons qu'il y a des fous parmi nous. Le livre de Banier nous donne à le voir en construisant, à partir de chaque image, une fiction, un roman, comme il le dit lui-même. Le livre de Banier est donc une oeuvre, parce qu'il transforme notre regard sur le réel. C'est ce que veulent dire les juges, nous semble-t-il, malgré deux définitions distinctes de la même oeuvre, ce qui montre la difficulté de tracer ce sillon, nouveau pour la jurisprudence.

      Image et fiction. Peut-on se servir du critère de la fiction pour singulariser une image et affirmer la liberté de son auteur face à la revendication du modèle ? Peut-on affirmer qu'il est nécessaire, dans une société démocratique, de faire des oeuvres à partir de l'image d'autrui, sans son consentement ou à son insu, comme le veut la loi du genre ? C'est ce qu'affirme ici le tribunal lorsqu'il tranche, négativement, de la demande de la « dame au petit chien » fondée sur le droit à l'image.

      De même que l'information ou l'article de presse sont légitimes quand ils apportent une « contribution à un débat d'intérêt général pour la société », pour reprendre la terminologie pragmatique de la CEDH, les oeuvres, en tant qu'elles sont un regard à la fois subjectif et formel, transforment leur sujet. Cette transformation permet, non pas d'exercer un regard voyeur, mais un regard critique, distancié, d'aller au-delà du particulier pour toucher à l'universel. Le livre de Banier est nécessaire dans une société démocratique, non parce qu'il nous informe, mais parce qu'il souligne, dit le tribunal, la « commune humanité » entre la « dame au petit chien » et la folie, c'est-à-dire entre « nous » et « eux », et ce par des moyens d'abord formels.

      N'est-il pas temps, alors que la liberté de création est aussi nécessaire que la liberté d'expression, de la caractériser de façon autonome, puisqu'elle n'est pas, et ne sera jamais, le simple droit de faire librement circuler des idées, mais création de formes ? Si la plupart des photographies, y compris de la presse à scandale, sont défendues au nom du droit à l'information, ce qui est paradoxal car elles n'informent le plus souvent sur rien et sont un simple commerce, il est nécessaire que l'oeuvre, l'image artistique, regard formel sur le monde, point de vue subjectif prétendant à l'universel, comme l'affirmait Kant, soit défendue sur son propre terrain, qui n'est pas celui de la liberté d'information.

      En l'espèce, la photo de la « dame au petit chien » a un rapport très ambigu avec cette dame. C'est elle et ce n'est plus elle. De la même façon que Gérard Lopez est et n'est pas le héros de « Etre et Avoir », puisqu'il est devenu « le » Gérard Lopez de Nicolas Philibert, c'est-à-dire, en dépit de la réalité des images documentaires, le héros d'une fiction, probable facteur du trouble qu'il a manifesté en saisissant la justice. La philosophe Marie-José Mondzain(14) va encore plus loin quand elle conteste la réalité du droit à l'image comme droit de propriété de l'individu : « Aucune image jamais ne montrera quelque chose qui vaudra pour un tout, encore moins pour une réalité ontologique, une substance prise ailleurs. L'image se qualifie par la parole qui l'habite et par le retrait qui la constitue. Celui qui voyant son image s'identifie totalement à ce qu'il voit est dans cette spécularité narcissique qui le fait jouir du spectacle ou qui le conduit à son exécration en fonction des effets fusionnels de ce qu'il voit. On n'est pas plus son image, qu'on ne possède son image, car l'image est une production humaine qui engage la relation de son producteur à l'ensemble des regards auxquels il s'adresse. En déplaçant le regard de la chose vers l'image, on abandonne la chose, on en fait le deuil, on en constitue l'absence, et cette absence constitutive rend inepte toute revendication substantielle à une quelconque propriété. »
       

      B - La dignité du modèle


      L'article 16 du code civil dispose que la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci.

      De la dignité de la personne, les juges déduisent désormais un principe de dignité de sa représentation, de son image(15). Ce principe nous semble plus cohérent avec l'article 16 que ne l'est le droit à l'image dans le giron de la protection de la vie privée telle que définie à l'article 9, mais ce dernier, on le voit bien, est en nette régression, sauf quand il est exploité financièrement par son titulaire. Reste que l'appréciation de la dignité n'est pas aisée(16). Puisque les juges n'exigent pas, ici, le consentement de la personne photographiée, c'est donc que la dignité n'est pas l'accord, le consentement à ce que son corps illustre un propos, qu'il soit politique, sociologique ou artistique. La seule limite fixée par le tribunal dans l'affaire Delahaye était que la personne ne soit pas représentée « dans une situation dégradante », « que l'expression qui se dégage de son portrait ne le tourne pas en ridicule ». Si le caractère dégradant renvoie à la dignité humaine, le ridicule est un critère particulièrement dangereux par son hyper-subjectivité. Transposé dans les deux espèces commentées, il était plus que délicat à utiliser. C'est donc le « dénigrement » qui est ici examiné dans la première espèce, et « l'indécence » dans la seconde, pour vérifier la dignité des représentations.

      Le tribunal note que la fragilité particulière des deux dames « conduit à une protection d'autant plus exigeante de leur dignité ». Comment être exigeant avec un critère subjectif sans tomber dans le jugement moral aléatoire ? Comment fonder une analyse objective et argumentée de la dignité, valeur éthique, sans qu'elle dépende des valeurs de celui qui l'apprécie ? Ce sont bien des jugements de valeur, voire des affects, qui sont invoqués au soutien du respect de la dignité de ces deux personnes. L'humanité des personnages, le respect et la tendresse du traitement des sujets sont autant de raisons qui seraient bien en peine de montrer leurs fondements objectifs. Cette (inévitable) subjectivité préside encore à l'interprétation du titre du livre, « Perdre la tête », non pas comme en rapport avec la folie, mais comme un portrait du monde actuel. On retrouve, dans l'appréciation de la dignité de la représentation artistique, une évaluation du mérite de l'oeuvre, taboue en droit d'auteur (article L. 112-1 du code de la propriété intellectuelle). En poussant un peu le raisonnement, l'indignité ne serait-elle pas précisément ce retour au réel, cette révélation malsaine qui est le contraire du projet artistique ?
       

      Conclusion


      La question n'est pas simple, et il est juste que le juge soit le garant que cette intrusion de l'oeuvre, par la caméra ou l'appareil photo, ou par la plume, dans l'intimité des personnes, respecte les règles d'éthique minimale, au sens utilisé par le philosophe Ruwen Ogien(17), qui protègent chaque être humain lorsqu'un préjudice réel est subi. C'est la position des deux décisions commentées en matière de droit à l'image. On regrettera qu'il n'y ait pas un mot sur la composition des images, sur le sens du cadre, des contrastes de la lumière, sur le mouvement de chacune de ces photographies, sur le caractère extraordinairement inquiétant de certaines d'entre elles...

      Puisque le droit exige des oeuvres d'art qu'elles soient éthiques, l'art ne pourrait-il exiger du droit qu'il le soit également, et que les juges regardent les images comme elles sont composées, et non pas seulement pour ce qu'ils croient qu'elles disent ? Notre droit positif doit réussir à articuler que les images d'un artiste sont toujours d'interprétation multiple et non pas univoque comme ceux qui veulent les faire censurer le prétendent. Le travail de l'artiste est de partir de cette complexité du réel, et de la singularité, pour toucher à l'universel. C'est devant cette réussite, et devant nulle autre que les droits individuels « intimes » cèdent le pas. Face à l'oeuvre, le droit à l'image est un non-sens.

      Mots clés :
      VIE PRIVEE * Droit à l'image * Photographie * Ouvrage * Liberté d'expression * Dignité de la personne
      DROIT ET LIBERTE FONDAMENTAUX * Liberté d'expression * Ouvrage * Droit à l'image * Dignité de la personne humaine * Photographie

      (1) Civ. 2e, 18 mars 2004, Bull. civ. II. n° 135.


      (2) Civ. 1re, 7 mars 2006, Bull. civ. I. n° 139 ; D. 2006. Somm. 2702, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot.


      (3) Civ. 1re, 20 févr. 2001, D. 2001. Jur. 1199, note J.-P. Gridel ; ibid. Somm. 92, obs. C. Caron; 12 juill. 2001, D. 2002. Jur. 1380, note C. Bigot ; ibid. Somm. 2298, obs. L. Marino ; CCE nov 2001. 26, n° 117, note A. Lepage.


      (4) Civ. 2e, 4 nov. 2004, D. 2005. Jur. 696, note I. Corpart ; ibid. Pan. 536, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat et Pan. 2643, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot ; Comm. Com. Elect. 2005. n° 33, obs. A. Lepage ; Légipresse 45, note C. Bigot.


      (5) Civ. 1re, 7 mars 2006, D. 2006. IR. 1002 ; ibid. Pan. 2702, obs. A. Lepage, L. Marino et C. Bigot.


      (6) Le nouveau régime du droit à l'image : le test en deux étapes, D. 2004. Jur. 2596, note C. Bigot.


      (7) Civ. 1re, 3 avr. 2002, D. 2002. Jur. 3164, note C. Bigot ; ibid. 2003. Somm. 1543, obs; C. Caron ; Légipresse 2002, n° 195. III. 170, note G. Loiseau ; Comm. Com. Elect. 2002, n° 158, obs. A. Lepage ; 19 févr. 2004, D. 2004. Jur. 2596, note C. Bigot, et Somm. 1633, obs. C. Caron ; RTD civ. 2005. 99, obs. J. Hauser ; 8 juill. 2004. n° 02-17.458, RTD civ. 2005. 99, obs. J. Hauser ; D. 2004. IR. 2694 ; ibid. 2005. Pan. 2643, obs. C. Bigot et 02-19.440.


      (8) La jurisprudence de la cour d'appel de Paris citée par C. Bigot in Panorama, Droits de la personnalité, juillet 2005 - juillet 2006, D. 2006. 2702.


      (9) CEDH gde ch., 22 oct. 2007, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c/ France, (Req. n° 21279/02 et 36448/02), D. 2007. AJ. 2737, obs. S. Lavric.


      (10) TGI Paris, 10 févr. 2006, Légipresse n° 230. avril 2006. p 53.


      (11) Ord. du 4 avr. 2003.


      (12) TGI Paris, 17e ch., 16 nov 2006, Légipresse n° 240. avr. 2007. 72, notre note.


      (13) TGI Paris, 2 juin 2004, Légipresse n° 214. sept. 2004. 156, note C. Bigot.


      (14) Pour l'image, présomption d'innocence, Revue images documentaires, n° 35/36, p. 17 et s.


      (15) Civ. 1re, 20 févr. 2001, Bull. civ. I. n° 42 ; D. 2001. Jur. 199, note J.-P. Gridel ; ibid. Somm. 1990, obs. A. Lepage.


      (16) V. sur ce point les chroniques du professeur Théo Hassler in LPA 18 mai 2004. n° 99, 15, et celle de Christophe Bigot, La liberté de l'image entre son passé et son avenir, Légipresse 2001. II. 83.


      (17) La panique morale, Grasset, oct. 2004, et L'éthique aujourd'hui, Gallimard 2007.
  • 1 Avril 2007

    Quand la fiction exclut le délit - Légipresse

    TGI de Paris (17e ch.) 16 novembre 2006 Ministère Public c/ Bénier Bürckel

  • 27 Décembre 2006

    Les œuvres doivent rester libres - Libération

    Quand la liberté des artistes est attaquée, les juges sont désarmés. Et les politiques, absents.

    Disponible ici

  • 27 Décembre 2006

    Les oeuvres doivent rester libres - Libération

    Quand la liberté des artistes est attaquée, les juges sont désarmés. Et les politiques, absents.

    Disponible ici

  • 1 Juin 2006

    Injure envers la communauté catholique : contrôle de la cour de cassation - Légipresse

    Cour de Cassation (c. crim.) 14/02/2006

  • 1 Juin 2006

    Le droit pénal au secours du Ready-made : n’est pas Duchamp qui veut - Recueil Dalloz

    Recueil Dalloz 2006 p.1827
     

    Voici que le 24 janvier de l'année 2006 se présentait à la barre de la 28e chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris un dangereux récidiviste dont, par la grâce d'une probable amnistie, le casier était vierge. Primo-délinquant, Pinoncely ? Le « retraité artiste », comme l'indique le tribunal dans la fiche signalétique, dénomination d'une naïveté toute déconcertante (artiste n'est pas un métier, c'est un état, disait la regrettée professeur de théâtre Jacqueline Chabrier à ses élèves en mal de devenir acteurs), n'en était pas à son coup d'essai. Pan et repan (la presse s'amuse), puisqu'il avait déjà frappé sur Fountainready-made de Marcel Duchamp, lors de son exposition au Carré d'Art de Nîmes en 1993, après l'avoir rendue à son statut originaire, à sa fonction première, celle de réceptacle de l'urine masculine. « Je pisse donc je suis » pourrait être la devise du retraité artiste, lequel prétendit que le coup de marteau qui suivit l'outrage, soi-disant appelé par Duchamp (l'urine dans l'urinoir), depuis 80 ans, le rendait coauteur de Fountain. Pisser et casser n'est pas permis, lui rétorqua le Tribunal correctionnel de Nîmes le 26 août 1993, lendemain du délit, le condamnant pour dégradation volontaire d'un monument ou objet d'utilité publique à un mois d'emprisonnement avec sursis. Pisser et casser n'est pas créer, renchérit le TGI de Tarascon, lequel, saisi de l'action civile par le Centre Pompidou et son assureur, condamna le 20 novembre 1998(1) l'« artiste de comportement » à réparer le préjudice subi par l'Etat propriétaire de l'oeuvre. Préjudice évalué à 60% de la valeur de l'oeuvre fixée à 450 000 F, deux paramètres fixés par le centre Pompidou et approuvés par le tribunal, soit 270 000 F. Les chiffres ont ici, on le verra, leur importance.

    Pinoncely, non assagit par l'âge, fit donc, plutôt que repentance, repan sur Fountain lors des derniers jours de la formidable exposition Dada au Centre Pompidou. Le 4 janvier 2006, il entra muni d'un marteau dans l'exposition, à la barbe du dispositif de sécurité du musée, et frappa derechef Fountain, et non « La Fontaine » comme la désigne le Tribunal correctionnel de Paris, dans un comique involontaire.

    Et, derechef, le retraité artiste fit l'objet d'une sanction pénale, de trois mois d'emprisonnement cette fois, assortie d'un sursis avec mise à l'épreuve, dont fait partie l'obligation de réparer, fixée ici à 14 352 euros pour ce qui concerne les frais de restauration, et à 200 000 euros au titre du préjudice matériel.

    Appel a été interjeté, par l'artiste comme par le parquet, lequel juge peut-être qu'il est urgent d'envoyer Pinoncely en prison pour de bon.

    Plus sérieusement, cette décision pose deux questions qui intéressent le juriste : le ready-made comme oeuvre d'art, et l'évaluation du ready-made.

    Aucune de ces questions ne rend justice à Pinoncely qui se veut artiste prolongateur du geste de Duchamp. Disons simplement que ce geste, dans son itération, est un acte d'autorité sur un artefact toujours contesté. Si Pinoncely a su trouver des gestes qui n'engageaient que lui par le passé, comme se couper un doigt pour Ingrid Bétencourt, ou se présenter nu comme Diogene dans la rue, ou braquer la société générale de Nice, bien après Spaggiari, au moins, s'engageait-il seul dans un face à face avec la société, face à face dans lequel il se positionnait comme artiste. Si la réponse à ses happenings a souvent été policière, du moins était-il seul comptable de sa responsabilité, comme citoyen et comme artiste. Ici, dans son acharnement contre l'oeuvre de Duchamp, son geste s'impose comme seule réponse possible à la seule question que, soi-disant, cette oeuvre poserait. Uriner dans un urinoir, lequel, dès lors, ne serait plus une oeuvre, mais un simple urinoir, permettrait à Pinoncely selon lui de le casser et de le signer de son nom (1993). C'est parce que le propriétaire de l'oeuvre ne l'a pas reconnu comme co-auteur que, 13 ans après, pour effacer la restauration de Fountain qui en effaça sa coautorité, Pinoncely le recassa et le signa du nom, plus glorieux sans doute à ses yeux, de Dada.

    S'il s'agit ici de ne pas sacraliser ce qui ne saurait l'être, pour autant, l'urinoir donné à voir par Duchamp comme oeuvre est un geste artistique majeur du XXe siècle. Le geste de destruction auquel il est ici confronté de façon itérative prétend soulever la question de l'original, de l'authentique, de l'objet irrémédiablement détruit, curieux paradoxe puisque le Fountain du centre Pompidou est le duplique d'un ready-made perdu qui datait de 1917. On y reviendra. La célérité de la justice, saisie manu militari par le Centre National d'Art et de Culture Georges Pompidou, s'accommode mal de la complexité des enjeux.

    Des explications sont donc indispensables pour comprendre ce qui se joue ici et quel rôle l'Etat a fait jouer, pour la deuxième fois, au tribunal.
     

    I - Le ready-made comme oeuvre d'art

    Poursuivi pour dégradation, Pinoncely est condamné pour avoir porté atteinte à un bien culturel, destiné à l'utilité ou à la décoration publique, appartenant à l'Etat. Si cette hypothèse est bien prévue à l'article 322-2, 1°, du code pénal, on s'étonne que ce ne soit pas le 4° de cet article qui ait servi de fondement à la poursuite, s'agissant, nous semble-t-il, possiblement du cas prévu par ce cas de figure, à savoir la « dégradation d'un objet présenté lors d'une exposition à caractère historique, culturel ou scientifique, organisée par une personne publique, chargée d'un service public, ou reconnu d'utilité publique ».

    Mais ce n'est pas un « objet » qui a été dégradé, nous dit le tribunal correctionnel, qui désigne Fountain comme une « sculpture », ou bien comme « oeuvre d'art ». Ce ready-made accède à un statut juridique auquel des droits spécifiques sont attachés, ceux de l'auteur que nul ne représentait dans la procédure ici commentée, l'Etat n'étant que le propriétaire de l'oeuvre. Or, le propriétaire d'une oeuvre, comme chacun sait, n'est pas investi par le seul achat des droits d'auteur (art. L. 111-3 c. propr. intell.).

    Le juge pénal prononce donc ici une qualification qui n'eut peut-être pas été sans poser question en droit d'auteur.
     

    Le ready-made comme oeuvre dans l'histoire de l'art


    Marcel Duchamp est un artiste. S'il s'agit de le dire et de le réécrire, c'est que, si l'institution accepte, comprend et montre les ready-made de Duchamp comme des oeuvres, ceux-ci continuent à paraître scandaleux à ceux qui, étrangers à cette démarche, et de façon générale aux pratiques artistiques contemporaines, sont énergiquement fidèles à une représentation de l'art qui leur paraît méprisée par les avant-gardes.

    Or ce n'est pas, contrairement à ce que ces derniers croient, pour « tuer l'art » que Duchamp invente le ready-made, mais précisément pour montrer quelles sont « les conditions de survie de l'art pur dans une société de masse. Et de cette monstration, il fait une oeuvre »(2). Gestes d'artiste, donc, le porte-bouteilles, acheté au Bazar de l'Hôtel de Ville en 1914, la roue de bicyclette, ready-made « aidé » puisque fixée sur un tabouret, la pelle à neige (1915), et l'urinoir (1917), ou bien aimables provocations destinées à amuser les gogos ? Un siècle après, le « ceci est de l'art » de Duchamp continue à provoquer la furieuse réponse « c'est pas d'l'art », à alimenter les conversations des dîners en ville, les travaux des historiens d'art, à inspirer les artistes, et à taquiner les juristes.

    Après le refus de son nu descendant l'escalier au salon des Indépendants de 1912, Marcel Duchamp renonce à la peinture. Thierry de Duve le raconte magnifiquement dans Nominalisme Pictural, Marcel Duchamp, la peinture et la modernité (3), dont toutes les citations qui suivent et celle qui précède sont tirées.

    De Duve rappelle l'époque, celle des années 1910 à Paris, où « l'art devait être une pensée, non une exécution... Tout ce que l'avant-garde comptait de peintres partageaient ce désir d'être reconnus pour leur pensée picturale plus que pour leur métier manuel ». Mais c'est dans un face à face avec l'esthétique fonctionnaliste, vulgarisée en droit par la fumeuse loi de l'unité de l'art (d'avant-garde elle aussi, et plus encore, puisqu'elle date de 1902), que de Duve situe Duchamp. Il voit un pont, une symétrie, entre le geste de Duchamp qui consiste à arracher à son usage un banal objet pour lui conférer « brutalement l'inutilité et le désintéressement de l'art « pur » », et l'esthétique fonctionnaliste qui cherche à instaurer un nouveau contrat social entre l'industrie et le peuple, contrat dégagé de la valeur instituée de l'art, c'est-à-dire précisément de son autonomie et de sa spécificité, « dans une pratique générale de l'environnement qu'elle investissait paradoxalement de toutes les valeurs de pureté et de désintéressement attachées au nom de l'art »(4). Mais le parallèle s'arrête là, puisque chez Duchamp, sont évincés le savoir-faire, la monstration du beau geste. Si l'utilité de l'objet est évidente, ce n'est pas une « exaltation » comme dans l'esthétique fonctionnaliste : au lieu que l'utilité agisse « sur le social, donc sur le « réel » »(5), en remplaçant la personnalité de l'artiste (rappelons que les théoriciens du Bauhaus étaient tous des artistes), dans le ready-made, l'inutile utilité est le symbole d'elle-même. La fameuse adéquation de la forme à la fonction dans laquelle les artistes du Bauhaus prétendaient disparaître (ce que de Duve, à raison, conteste) disparaît elle-même dans la perte que lui fait subir l'artiste Duchamp : pour autant, la figure du créateur de l'objet ne réapparaît pas, puisque, affirme de Duve, « aucun artiste n'a fait l'objet de ses mains et aucun designer ne l'a conçu. Un ouvrier a bien dû le faire et un ingénieur le concevoir, mais il n'y a rien là qui puisse prétendre à la culture autre que technicienne »(6).

    Voilà qui éclaire les propos de Duchamp qui, quand il explique le choix qu'il opère des objets qu'il acquiert pour les montrer comme oeuvres toutes faites, insiste sur leur absence de qualités esthétiques, sur leur banalité. Dans quel but ? Probablement pour répondre à la question qu'il avait posée en 1913, « peut-on faire des oeuvres qui ne soient pas des oeuvres d'art ? » ?

    Comment ? Bien des interprétations ont été faites du ready-made par les artistes, tout au long du XXe siècle. Tous les étudiants des beaux-arts rêvent d'être les nouveaux Duchamp.

    Il a su susciter la conscience de quelque chose d'extérieur à l'oeuvre, selon le compositeur John Cage, il a permis de reconnaître, selon l'artiste Robert Rauschenberg, l'absence d'art dans l'art, et le caractère artistique de toute chose (ce qui paraît être un contresens), mais surtout, il a décidé de traquer, partout et contre tout, le goût, le bon goût qui cache souvent le mauvais goût, et de traquer le sien, donc, selon une constante probablement pas simple à tenir.

    Le scandale résiste au temps. Comment accepter cette renonciation à l'oeil et la main que décrit fort bien le philosophe américain Arthur Danto(7) ? C'est pourtant bien un artiste qui va chercher du côté des techniques industrielles pour se débarrasser du goût. Comment ne pas comprendre la satisfaction de Duchamp lorsqu'il présente (anonymement) Fountain en 1917 à la Société of Independant de New York, jury de l'Armory Show, et que celle-ci refuse la pièce comme n'étant pas une oeuvre d'art ? « Le fait d'avoir généré cette opposition est d'une certaine façon la contribution majeure de Duchamp à l'art du XXe siècle et la justification dernière du ready-made. Depuis cette date, le problème de la définition de l'art fait partie de tout objet d'art nouvellement créé. Duchamp a déclaré « un ready-made est une oeuvre d'art sans artiste qui la crée » ».(8) Les juristes doivent-il le croire ?
     

    Le droit d'auteur et le ready-made


    Pour le droit d'auteur, existe-t-il des oeuvres protégeables sans auteur ? Non, puisque les droits sont conférés à l'auteur à raison de la création de forme et sur cette dernière. Le droit d'auteur ne confère pas un statut à la personne, mais une protection à l'objet créé.

    Il faudrait donc, pour que la question de la protégeabilité du ready-made se pose en droit, qu'une personne se revendiquant comme son auteur se manifeste.

    Ce qui n'est à notre connaissance, jamais arrivé, en France, du moins.

    Pour autant, la doctrine s'est quasi unanimement penchée sur cette question, évidemment passionnante, puisqu'elle renvoie à une interrogation des critères de l'oeuvre pour le droit. Au regard de cette pratique artistique, les deux critères principaux, la distinction idée/forme, et l'exigence d'originalité, sont-ils des obstacles à la qualification d'oeuvre par le droit ?

    La question est d'autant plus cruciale d'un point de vue théorique que l'on peut légitimement se demander si le droit peut se permettre de laisser sur le bord de la route ce que l'histoire de l'art, le musée, la critique et la philosophie ont intégré depuis longtemps comme étant « de l'art ».

    Une partie de la doctrine, réticente à la protection du ready-made par le droit d'auteur, met en avant le défaut de forme originale. Ainsi, Olivier Laligant, qui prône par ailleurs la protection du parfum par le droit d'auteur, prétend que le ready-made n'est en rien issu d'une activité intellectuelle de celui qui s'en prétend l'auteur, et que son « élection » ne suffit par à constituer une forme originale.(9).

    On conviendra que le fait que le ready-made n'est, délibérément, pas de la main de l'auteur, met à mal la vision romantique de l'oeuvre qui, malgré les avants-garde et les bouleversements du XXe siècle, continue à dominer, y compris en droit : la personnalité de l'auteur passerait dans l'oeuvre par la magie de sa main, voire par la magie de son nez pour le parfum.

    Nadia Walravens pense quant à elle que le choix peut à lui seul être protégeable(10), dès lors qu'il est arbitraire et révèle par son caractère arbitraire la personnalité de son auteur. Elle insiste d'ailleurs sur le hasard auquel se confronte l'artiste dans son choix, souvent (ce qui n'est pas le cas de Fountain, mais peut être le cas d'autre ready-made), et parle alors « d'intuition créatrice », mais elle affirme que « les ready-made de Marcel Duchamp ne franchiront pas le cap de la seconde condition, l'originalité de la forme, ce qui conduit au refus de la protection du droit d'auteur ».

    Le choix nous parait en tout état de cause un critère problématique en ce qu'il ouvre la porte du droit d'auteur a des objets qui n'ont rien d'artistique, mais qui ont tout d'industriels, comme les cartes de vins, les bases de données, les logiciels, etc...(11) Il faut donc s'assurer que le choix est effectivement artistique, qu'il est celui d'un artiste, pour éviter de renforcer l'instrumentalisation du droit d'auteur par l'industrie.

    Aussi, A. et H.-J. Lucas n'ont pas tort de poser la question : « L'oeuvre de l'esprit peut-elle se limiter à un choix ?... si l'originalité de l'oeuvre se révèle parfois dans les choix effectués par l'auteur, par exemple dans le domaine de la photographie, il n'est pas possible d'admettre que le seul choix constitue une oeuvre. On ne saurait donc en principe accorder protection à des objets trouvés (ready-made) revendiqués par leur « inventeur » en tant qu'oeuvre d'art »(12).

    Qu'il nous soit permis néanmoins de contester que l'auteur du ready-made soit un « inventeur ». Duchamp n'a jamais revendiqué un tel statut, qui fait délibérément référence à la propriété industrielle, champ dans lequel certains voudraient le renvoyer. Pas plus, le fait de signer le ready-made n'est équipollent à l'usage du nom d'artiste comme marque(13). Là encore, cette analyse juridique fait le lit de l'intention artistique qui prévaut dans le geste de constituer un objet industriel en objet d'art. Ou plutôt, elle la nie en prétendant que l'apposition du nom sur l'objet serait d'abord, en premier lieu, un vulgaire geste marchand, ce qui relève de l'évaluation interdite par l'article L 112-1 c. propr. intell. Ce n'est donc pas dans la propriété industrielle que le ready-made, en tant qu'oeuvre, doit trouver la solution à sa qualification d'oeuvre, précisément.

    Dès lors, l'idée de comparer le ready-made avec la photographie, dont « l'originalité ne découle pas de l'objet photographié mais de la recherche qui se manifeste dans son cadrage, les jeux de lumière et de sa présentation »(14) ou avec la mise en scène, permet d'ouvrir la question, et de sortir de cette réponse binaire. En réalité, si protection il doit y avoir, ce n'est pas nécessairement ou seulement sur le choix d'un objet « tout fait » qu'elle doit porter, car, tout artistique que soit ce choix, l'exigence d'originalité dans la forme du droit d'auteur n'est pas satisfaite, mais sur la façon dont celui-ci est mis en scène, dont il est, effectivement, approprié par l'artiste.
     

    Le droit d'auteur et Fountain


    Duchamp, en signant Fountain, s'est identifié comme auteur pour le droit. On peut donc, facilement, évacuer la question de l'autorité, nul autre (à commencer par l'industriel fabricant de l'objet), ne la revendiquant. Il est évident que si l'objet avait été protégé, Duchamp eut été, pour le droit, un contrefacteur. Mais, on l'a vu aussi, ce n'est pas l'objet d'un autre qu'il a choisi, mais un objet anonyme, sans père.

    Le jugement du 24 janvier 2006 ne fait aucun commentaire de sa propre affirmation que Fountain est une oeuvre d'art, ce qui eut fait, on l'a désormais compris, bondir Duchamp, qui a voulu faire une oeuvre, pas une oeuvre d'art. Cette distinction n'a, on le sait, pas d'importance pour le droit d'auteur, qui protège les oeuvres de l'esprit.

    Pour « fabriquer » cette oeuvre, Duchamp a choisi un objet banal et l'a détaché de son origine industrielle sans la cacher, mais en l'endossant, en la signant d'une identité fictive, certes, mais qu'il a, après avoir fait planer le mystère dans la revue the blind man, revendiquée comme étant son pseudonyme, R. Mutt. Puis, quand l'objet a été perdu, il a fait fabriquer, artisanalement, par des industriels, en nombre limités, 8 multiples, encore plus éloignés de l'originalité qu'il répudiait dès... l'original. Cet objet « fait » oeuvre précisément par l'absence du « faire » de Duchamp.

    L'artiste qui choisirait de « faire » ou de montrer une pissotière s'inscrirait certes dans le sillage de Duchamp, mais dans un sillage pour lequel Duchamp lui-même ne revendiquait nulle autorité.

    Ce qui pourrait « faire » oeuvre au sens du droit d'auteur, serait donc, finalement, ce qui, dans Fountain, est bien « de » Duchamp, c'est-à-dire le choix de cet objet-là, de cet objet précis, de même forme, de même provenance ou de même origine que Fountain, sa signature, et la façon de le montrer (d'une part dans un contexte institutionnel, et d'autre part dans une mise en scène : couché au centre Pompidou comme dans la photo de Stieglietz, présentant la courbe d'accès en élévation verticale, ailerons sur le côté, trou du tuyau d'arrivée d'eau plein face, et petits trous d'évacuation verticaux, sur l'arrière de la surface émaillée).

    On peut se demander si, dans ces trois marques de la personnalité de l'auteur, le choix, la signature et la mise en scène, le droit d'auteur ne serait pas à même de voir une forme incarnée portant la marque de l'originalité de son auteur. Et ce d'autant que la singularisation de l'objet est renforcée par une quatrième marque, le titre que Duchamp lui donna, Fountain.

    Ce qui laisse ouverte la question de l'appropriation par un autre artiste, d'un autre urinoir, voire du même. Si cette appropriation se fait dans les mêmes modalités que celles choisies par Duchamp, ses héritiers pourraient arguer de contrefaçon. Mais rappelons que s'agissant de l'objet seul, Duchamp lui-même ne revendiquait nulle autorité. Dans le cas de l'imitation du seul objet, seule la vampirisation de la notoriété de l'artiste pourrait fonder une action en parasitisme fondée sur l'article 1382 du code civil. Mais cela est-il possible pour un auteur mort ?

    L'oeuvre de Duchamp est oeuvre essentiellement par ce qu'elle donne à penser. A penser par le voir. Aussi, on peut affirmer que, loin du geste du fabricant qui a formé un objet utile, Duchamp a, en séparant la forme de la fonction, montré que les oeuvres doivent se poser la question de leur propre statut. On peut même affirmer que seul le ready-made est capable d'opérer cette fiction de la forme séparable de la fonction que parfois recherchent les tribunaux.

    On se souvient que c'est l'argument utilisé par la Cour de cassation en 1963 pour dire protégeable le panier à salade en plastique qui succède au panier à salade en métal. Non seulement il est « présenté de façon nouvelle, originale et agréable à l'oeil »(15), dit la cour, qui ne craint pas d'afficher ici un jugement de goût que la loi de 1957 avait sagement proscrit du jugement de droit sur les oeuvres. Mais « la forme comme la matière utilisée ne sont pas... inséparables du caractère fonctionnel du panier à salade et du résultat industriel recherché, et n'ont pour effet que de donner à celui-ci un caractère attrayant et original ».

    Ce triomphe tardif des théories fonctionnalistes dans le monde « irréel » du droit se produit à propos d'un objet qui n'est inscrit dans nul mouvement, dans nulle démarche artistique. Dans les années 1950 du progrès triomphant chanté par Boris Vian, le panier à salade en plastique est le signe de l'appartenance sociale réussie, du confort désiré et obtenu, mais certainement pas de la pénétration de l'esthétique par l'environnement, détachée de l'égo de l'artiste, voulue par le mouvement fonctionnaliste. A la place de l'art pour tous, théorie utopique qui voulait précisément renverser l'utopie de la forme séparable de la fonction, la Cour de cassation produit une décision qui emprunte à l'idéologie la plus libérale, et impose au droit d'auteur le joli produit utile, dont on change la couleur et la matière pour relancer la consommation. Le consommateur jettera donc son panier à salade en métal, inusable, pour acquérir le panier à salade en plastique, plus gai, plus périssable, moins écologique, et en tout cas pas oeuvre pour deux sous.

    Et Duchamp récupérera le panier de métal pour en faire un ready-made, mais le ready-made Duchamp, lui, fera l'objet d'un examen bien plus sévère par les juges, comme y sont systématiquement soumis aujourd'hui les artistes qui revendiquent leurs droits d'auteur pour des créations contemporaines.
     

    Le droit d'auteur et la réplique de ready-made


    Pour autant, le Centre Pompidou a-t-il le droit de défendre l'exemplaire de Fountain qu'il possède comme si c'était un ready-made ?

    Peut-il dire oeuvre d'art un artefact délibérément voulu comme un multiple exempt de toute aura de l'original ? Le propriétaire de l'objet peut-il en transformer la nature ? Certainement pas. Ce n'est donc pas parce que l'Etat a acheté Fountain « comme une oeuvre d'art » ou la montre comme telle que c'est une oeuvre d'art pour le droit.

    Le Fountain du Centre Pompidou est un multiple réalisé par le galeriste Schwartz en 1964 : lié par contrat au galeriste, Duchamp accepte l'édition des treize ready-made dont chacun devait être rigoureusement reproduit d'après l'original, ou, en cas de perte de celui-ci, d'après les photographies de l'original perdu(16). Dans le cas de Fountain dont on rappelle que l'original avait été perdu, trois dessins d'exécution ont été préparés par un dessinateur professionnel, de profil, de face et en coupe, réalisés d'après la photographie d'Alfred Stieglietz de 1917. Tous trois sont ensuite signés par Marcel Duchamp avec la mention ok. Puis une maquette en terre cuite est réalisée, afin de permettre l'édition de 8 multiples du ready-made que Duchamp vient signer à Milan.

    Que l'objet soit un multiple reproduit sous l'autorité de Duchamp transforme radicalement la question de l'originalité, puisqu'on sait, depuis Desbois, que la copie d'une oeuvre d'art peut être originale, théorie dont on mesure aujourd'hui qu'elle était... d'avant-garde.

    La question du multiple importe aussi pour la question de l'évaluation du préjudice que l'Etat prétendait avoir subi dans l'affaire ici commentée.
     

    II - La valeur du ready-made

    Le mouvement des multiples des années 1960 est, sinon initié, très fortement influencé par Marcel Duchamp : le marché de l'art se transforme, fortement critiqué par ceux qui, attachés à la pièce unique, originale, voient d'un mauvais oeil les éditions pléthoriques d'objets identiques que le monde de l'art se précipite d'exposer, de décrire, et de vendre à bas prix. En réalité, les critiques négatives comme laudatives s'entendent sur le but de la manoeuvre, à savoir, en référence explicite à Walter Benjamin, dévaluer, démythifier l'art, démolir l'aura : « Les multiples détruisent la valeur de la possession totale et privée, l'idée même de statut individuel. Ils s'attaquent au concept de puissance au travers des objets que l'on peut s'approprier, et à l'idée de divinité. Ils annihilent la notion de valeur d'une oeuvre d'art. »(17).

    A un peintre américain qui lui demandait de signer un porte bouteille trouvé dans une décharge, Duchamp répondit « Je viens de signer à Milan un contrat avec Arturo Schwartz... Je me suis donc engagé par écrit à ne plus signer de ready-made, afin de protéger son édition. Mais signature ou pas, votre trouvaille a la même valeur « métaphysique » que n'importe quel autre ready-made. ; il a même l'avantage de ne pas avoir de valeur commerciale »(18). Cette lettre signifie d'une part que Duchamp n'avait aucun problème théorique avec l'imitation du geste consistant à choisir un objet identique, et qu'il était parfaitement au fait de la valeur qu'il conférait par sa signature, valeur qui venait de lui être confirmée par ses relations contractuelles avec son galeriste. Duchamp reconnaît que ses multiples ont une valeur commerciale. Duchamp n'est pas naïf, connaît le marché de l'art, et Schwartz est un commerçant avisé.

    Pourtant, quelques mois après, des propos de lui rapportés par Calvin Tomkins semblent quelque peu contradictoires : « les ready-made étaient un moyen de se débarrasser de la monétarisation de l'oeuvre d'art, qui vient juste de commencer ; en art, et seulement en art, l'oeuvre originale est vendue et elle acquiert du même coup une sorte d'aura. Mais avec mes ready-made, une réplique fera tout aussi bien l'affaire »(19). Si c'est de l'affaire de la monétarisation qu'il s'agit, pourtant, Duchamp accepte que ses artefacts fassent fonction d'oeuvres sur le marché de l'art.

    La question, posée par le jugement du tribunal correctionnel, comme elle l'avait été par le TGI de Tarascon, de la perte symbolique de la valeur de l'objet par l'intervention intempestive d'un tiers, aurait dû être, à notre sens, cantonnée aux frais de restauration de l'objet.

    En effet, la réparation de la perte de valeur de l'objet, pour un objet invendable, incessible, acquis par l'Etat comme devant rester dans son patrimoine, ne s'impose pas. Mais surtout, rien ne démontre, en l'état du marché, que l'objet victime d'un tel accident n'augmenterait pas de valeur. Ce dont l'Etat fait d'ailleurs la brillante démonstration puisque, des 400 000 F auxquels il avait fait évaluer Fountain en 1998, il est passé à une estimation de 3 millions d'euros aujourd'hui, et ce malgré l'argumentation qui consista, devant le TGI de Tarascon, à prétendre que Fountain ne pourrait plus fonctionner comme ready-made puisqu'il devait être restauré. CQFD, le geste de Pinoncely n'a causé aucun préjudice, autre que la restauration au remboursement de laquelle il a été condamné. En se comportant comme le vulgaire possesseur d'objets marchands, à propos d'une oeuvre aussi symbolique que Fountain, l'Etat porte, nous semble-t-il, un mauvais coup aux intérêts qu'en tant que possesseur public, en notre nom à tous, il doit défendre de façon neutre et mesurée. Et en arguant que le préjudice est créé par la perte de fonction du ready-made, l'Etat, qui a montré depuis 1993 Fountain sans mentionner la restauration, s'est moqué de la justice. Ce qui rend encore plus anormale la deuxième condamnation fondée sur un préjudice qui n'existe pas, à hauteur cette fois de 200 000 euros.
     

    Conclusion

    Juger Pinoncely en correctionnelle est sans aucun doute un aveu de faiblesse de la part de l'Etat. Pinoncely se dit artiste, et il n'y a aucune raison de lui contester ce titre. Ses interventions sur Fountain, pour intempestives qu'on les considère, et on peut comprendre, au deuxième pan, un certaine lassitude de la part de l'institution gardienne de la chose, sont et restent des gestes artistiques, à moins de considérer Pinoncely comme un fou, comme Artaud auquel il se réfère bien volontiers. On rappellera que ce n'est pas au juge d'en évaluer le mérite.

    Cependant, qu'il nous soit permis de sortir un peu de l'objectivité que le juriste se doit de s'imposer à lui-même. Le geste de Pinoncely est bien pauvre au regard de ce que représente Fountain dans l'histoire de l'art du XXe siècle. Dans une littéralité dont on entend qu'elle ait fini par affliger tous ceux qui, au premier pan, avaient soutenu le casseur de Fountain, et bien en-deçà de la subtilité subversive d'un Duchamp qui mettait des pièges dans les pièges, Pinoncely, auteur d'un jet d'urine et de deux coups de marteaux, prétend s'imposer à Duchamp en cosignant par deux fois l'objet convoité de sa prétendue co-autorité. Qu'il soit permis donc ici, pour en finir avec Pinoncely, de dire que ce geste nous paraît, dans sa réduction, dans sa vulgarité, réactionnaire et anti-duchampien, ce que confortent les écrits fortement poujadistes de l'impétrant. Si le coup de marteau peut être un geste artistique, ici, sa fonction est celle du coucou, qui cherche à déloger Duchamp pour s'installer dans le nid confortable du musée dans lequel on n'a pas su entrer soi-même, par la propre force de ses oeuvres. Malheureusement pour Pinoncely, n'est pas Duchamp qui veut.

    Mots clés :
    PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE * Oeuvre protégée * Art contemporain * Ready-made * Dégradation
    DESTRUCTION-DEGRADATION * Elément constitutif * Propriété d'autrui * Oeuvre d'art * Art contemporain

    (1) D. 2000, Jur. p 128 ; B. Edelman, De l'urinoir de Duchamp comme un des beaux-arts : de la signature de Duchamp au geste de Pinoncely (à propos du jugement du TGI de Tarascon du 20 nov. 1998, D. 2000, Chron. p. 98 ; A. Tricoire, L'épreuve du droit, retour sur l'affaire Pinoncelli, Vacarme 2001, n°15, p 20.


    (2) In sequitur.


    (3) Minuit, 1984.


    (4) In ibid., p 162.


    (5) In ibid., p 168.


    (6) In ibid., p 169.


    (7) La madone du futur, Seuil, 2003, p. 517 s.


    (8) In ibid., p. 522.


    (9) Problématique de la protection d'un parfum par le droit d'auteur, RRJ 1989-3, p. 606.


    (10) N. Walravens, L'oeuvre d'art en droit d'auteur, Economica, 2005, p. 181.


    (11) A cet égard, la jurisprudence récente de la Cour de cassation est plutôt salutaire, après les errements dus au logiciel, V. 1re civ., 5 janv. 1999, D. 1999, IR p. 35, qui rejette une carte des vins comme banale.


    (12) A. et H.-J. Lucas, Traîté de la propriété littéraire et artistique, Litec, 2001, n° 49.


    (13) Comme le fait B. Edelman, Chron. supra, note 1.


    (14) A. Bertrand, Le droit d'auteur et les droits voisins, Masson, 1991, p. 99.


    (15) Bull. crim., n° 300.


    (16) Marcel Duchamp, L'art à l'ère de la reproduction mécanisée, F.-M. Naumann, Hazan, 2001.


    (17) J.-C. Battye, If you've seen one, you've seen them all, Arts and artists, n° 8, nov. 1970, p. 64, cité par F.-M. Naumann, p 293, in sequitur.


    (18) Lettre de Duchamp à Gorsline, 28 juill. 1964, Coll. Ronny Van de velde à Anvers, cité par F.-M. Naumann, p 249.


    (19) M. Duchamp, The bride and the bachelor. The Heretical Courtship in Modern art, New York, Viking Press, 1965, p. 40, cité par F.-M. Naumann, p. 293.
     

  • 1 Juin 2006

    Le droit pénal au secours du Ready-made : n’est pas Duchamp qui veut - Recueil Dalloz

    Recueil Dalloz 2006 p.1827
     

    Voici que le 24 janvier de l'année 2006 se présentait à la barre de la 28e chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris un dangereux récidiviste dont, par la grâce d'une probable amnistie, le casier était vierge. Primo-délinquant, Pinoncely ? Le « retraité artiste », comme l'indique le tribunal dans la fiche signalétique, dénomination d'une naïveté toute déconcertante (artiste n'est pas un métier, c'est un état, disait la regrettée professeur de théâtre Jacqueline Chabrier à ses élèves en mal de devenir acteurs), n'en était pas à son coup d'essai. Pan et repan (la presse s'amuse), puisqu'il avait déjà frappé sur Fountain, ready-made de Marcel Duchamp, lors de son exposition au Carré d'Art de Nîmes en 1993, après l'avoir rendue à son statut originaire, à sa fonction première, celle de réceptacle de l'urine masculine. « Je pisse donc je suis » pourrait être la devise du retraité artiste, lequel prétendit que le coup de marteau qui suivit l'outrage, soi-disant appelé par Duchamp (l'urine dans l'urinoir), depuis 80 ans, le rendait coauteur de Fountain. Pisser et casser n'est pas permis, lui rétorqua le Tribunal correctionnel de Nîmes le 26 août 1993, lendemain du délit, le condamnant pour dégradation volontaire d'un monument ou objet d'utilité publique à un mois d'emprisonnement avec sursis. Pisser et casser n'est pas créer, renchérit le TGI de Tarascon, lequel, saisi de l'action civile par le Centre Pompidou et son assureur, condamna le 20 novembre 1998(1) l'« artiste de comportement » à réparer le préjudice subi par l'Etat propriétaire de l'oeuvre. Préjudice évalué à 60% de la valeur de l'oeuvre fixée à 450 000 F, deux paramètres fixés par le centre Pompidou et approuvés par le tribunal, soit 270 000 F. Les chiffres ont ici, on le verra, leur importance.

    Pinoncely, non assagit par l'âge, fit donc, plutôt que repentance, repan sur Fountain lors des derniers jours de la formidable exposition Dada au Centre Pompidou. Le 4 janvier 2006, il entra muni d'un marteau dans l'exposition, à la barbe du dispositif de sécurité du musée, et frappa derechef Fountain, et non « La Fontaine » comme la désigne le Tribunal correctionnel de Paris, dans un comique involontaire.

    Et, derechef, le retraité artiste fit l'objet d'une sanction pénale, de trois mois d'emprisonnement cette fois, assortie d'un sursis avec mise à l'épreuve, dont fait partie l'obligation de réparer, fixée ici à 14 352 euros pour ce qui concerne les frais de restauration, et à 200 000 euros au titre du préjudice matériel.

    Appel a été interjeté, par l'artiste comme par le parquet, lequel juge peut-être qu'il est urgent d'envoyer Pinoncely en prison pour de bon.

    Plus sérieusement, cette décision pose deux questions qui intéressent le juriste : le ready-made comme oeuvre d'art, et l'évaluation du ready-made.

    Aucune de ces questions ne rend justice à Pinoncely qui se veut artiste prolongateur du geste de Duchamp. Disons simplement que ce geste, dans son itération, est un acte d'autorité sur un artefact toujours contesté. Si Pinoncely a su trouver des gestes qui n'engageaient que lui par le passé, comme se couper un doigt pour Ingrid Bétencourt, ou se présenter nu comme Diogene dans la rue, ou braquer la société générale de Nice, bien après Spaggiari, au moins, s'engageait-il seul dans un face à face avec la société, face à face dans lequel il se positionnait comme artiste. Si la réponse à ses happenings a souvent été policière, du moins était-il seul comptable de sa responsabilité, comme citoyen et comme artiste. Ici, dans son acharnement contre l'oeuvre de Duchamp, son geste s'impose comme seule réponse possible à la seule question que, soi-disant, cette oeuvre poserait. Uriner dans un urinoir, lequel, dès lors, ne serait plus une oeuvre, mais un simple urinoir, permettrait à Pinoncely selon lui de le casser et de le signer de son nom (1993). C'est parce que le propriétaire de l'oeuvre ne l'a pas reconnu comme co-auteur que, 13 ans après, pour effacer la restauration de Fountain qui en effaça sa coautorité, Pinoncely le recassa et le signa du nom, plus glorieux sans doute à ses yeux, de Dada.

    S'il s'agit ici de ne pas sacraliser ce qui ne saurait l'être, pour autant, l'urinoir donné à voir par Duchamp comme oeuvre est un geste artistique majeur du XXe siècle. Le geste de destruction auquel il est ici confronté de façon itérative prétend soulever la question de l'original, de l'authentique, de l'objet irrémédiablement détruit, curieux paradoxe puisque le Fountain du centre Pompidou est le duplique d'un ready-made perdu qui datait de 1917. On y reviendra. La célérité de la justice, saisie manu militari par le Centre National d'Art et de Culture Georges Pompidou, s'accommode mal de la complexité des enjeux.

    Des explications sont donc indispensables pour comprendre ce qui se joue ici et quel rôle l'Etat a fait jouer, pour la deuxième fois, au tribunal.
     

    I - Le ready-made comme oeuvre d'art

    Poursuivi pour dégradation, Pinoncely est condamné pour avoir porté atteinte à un bien culturel, destiné à l'utilité ou à la décoration publique, appartenant à l'Etat. Si cette hypothèse est bien prévue à l'article 322-2, 1°, du code pénal, on s'étonne que ce ne soit pas le 4° de cet article qui ait servi de fondement à la poursuite, s'agissant, nous semble-t-il, possiblement du cas prévu par ce cas de figure, à savoir la « dégradation d'un objet présenté lors d'une exposition à caractère historique, culturel ou scientifique, organisée par une personne publique, chargée d'un service public, ou reconnu d'utilité publique ».

    Mais ce n'est pas un « objet » qui a été dégradé, nous dit le tribunal correctionnel, qui désigne Fountain comme une « sculpture », ou bien comme « oeuvre d'art ». Ce ready-made accède à un statut juridique auquel des droits spécifiques sont attachés, ceux de l'auteur que nul ne représentait dans la procédure ici commentée, l'Etat n'étant que le propriétaire de l'oeuvre. Or, le propriétaire d'une oeuvre, comme chacun sait, n'est pas investi par le seul achat des droits d'auteur (art. L. 111-3 c. propr. intell.).

    Le juge pénal prononce donc ici une qualification qui n'eut peut-être pas été sans poser question en droit d'auteur.
     

    Le ready-made comme oeuvre dans l'histoire de l'art


    Marcel Duchamp est un artiste. S'il s'agit de le dire et de le réécrire, c'est que, si l'institution accepte, comprend et montre les ready-made de Duchamp comme des oeuvres, ceux-ci continuent à paraître scandaleux à ceux qui, étrangers à cette démarche, et de façon générale aux pratiques artistiques contemporaines, sont énergiquement fidèles à une représentation de l'art qui leur paraît méprisée par les avant-gardes.

    Or ce n'est pas, contrairement à ce que ces derniers croient, pour « tuer l'art » que Duchamp invente le ready-made, mais précisément pour montrer quelles sont « les conditions de survie de l'art pur dans une société de masse. Et de cette monstration, il fait une oeuvre »(2). Gestes d'artiste, donc, le porte-bouteilles, acheté au Bazar de l'Hôtel de Ville en 1914, la roue de bicyclette, ready-made « aidé » puisque fixée sur un tabouret, la pelle à neige (1915), et l'urinoir (1917), ou bien aimables provocations destinées à amuser les gogos ? Un siècle après, le « ceci est de l'art » de Duchamp continue à provoquer la furieuse réponse « c'est pas d'l'art », à alimenter les conversations des dîners en ville, les travaux des historiens d'art, à inspirer les artistes, et à taquiner les juristes.

    Après le refus de son nu descendant l'escalier au salon des Indépendants de 1912, Marcel Duchamp renonce à la peinture. Thierry de Duve le raconte magnifiquement dans Nominalisme Pictural, Marcel Duchamp, la peinture et la modernité (3), dont toutes les citations qui suivent et celle qui précède sont tirées.

    De Duve rappelle l'époque, celle des années 1910 à Paris, où « l'art devait être une pensée, non une exécution... Tout ce que l'avant-garde comptait de peintres partageaient ce désir d'être reconnus pour leur pensée picturale plus que pour leur métier manuel ». Mais c'est dans un face à face avec l'esthétique fonctionnaliste, vulgarisée en droit par la fumeuse loi de l'unité de l'art (d'avant-garde elle aussi, et plus encore, puisqu'elle date de 1902), que de Duve situe Duchamp. Il voit un pont, une symétrie, entre le geste de Duchamp qui consiste à arracher à son usage un banal objet pour lui conférer « brutalement l'inutilité et le désintéressement de l'art « pur » », et l'esthétique fonctionnaliste qui cherche à instaurer un nouveau contrat social entre l'industrie et le peuple, contrat dégagé de la valeur instituée de l'art, c'est-à-dire précisément de son autonomie et de sa spécificité, « dans une pratique générale de l'environnement qu'elle investissait paradoxalement de toutes les valeurs de pureté et de désintéressement attachées au nom de l'art »(4). Mais le parallèle s'arrête là, puisque chez Duchamp, sont évincés le savoir-faire, la monstration du beau geste. Si l'utilité de l'objet est évidente, ce n'est pas une « exaltation » comme dans l'esthétique fonctionnaliste : au lieu que l'utilité agisse « sur le social, donc sur le « réel » »(5), en remplaçant la personnalité de l'artiste (rappelons que les théoriciens du Bauhaus étaient tous des artistes), dans le ready-made, l'inutile utilité est le symbole d'elle-même. La fameuse adéquation de la forme à la fonction dans laquelle les artistes du Bauhaus prétendaient disparaître (ce que de Duve, à raison, conteste) disparaît elle-même dans la perte que lui fait subir l'artiste Duchamp : pour autant, la figure du créateur de l'objet ne réapparaît pas, puisque, affirme de Duve, « aucun artiste n'a fait l'objet de ses mains et aucun designer ne l'a conçu. Un ouvrier a bien dû le faire et un ingénieur le concevoir, mais il n'y a rien là qui puisse prétendre à la culture autre que technicienne »(6).

    Voilà qui éclaire les propos de Duchamp qui, quand il explique le choix qu'il opère des objets qu'il acquiert pour les montrer comme oeuvres toutes faites, insiste sur leur absence de qualités esthétiques, sur leur banalité. Dans quel but ? Probablement pour répondre à la question qu'il avait posée en 1913, « peut-on faire des oeuvres qui ne soient pas des oeuvres d'art ? » ?

    Comment ? Bien des interprétations ont été faites du ready-made par les artistes, tout au long du XXe siècle. Tous les étudiants des beaux-arts rêvent d'être les nouveaux Duchamp.

    Il a su susciter la conscience de quelque chose d'extérieur à l'oeuvre, selon le compositeur John Cage, il a permis de reconnaître, selon l'artiste Robert Rauschenberg, l'absence d'art dans l'art, et le caractère artistique de toute chose (ce qui paraît être un contresens), mais surtout, il a décidé de traquer, partout et contre tout, le goût, le bon goût qui cache souvent le mauvais goût, et de traquer le sien, donc, selon une constante probablement pas simple à tenir.

    Le scandale résiste au temps. Comment accepter cette renonciation à l'oeil et la main que décrit fort bien le philosophe américain Arthur Danto(7) ? C'est pourtant bien un artiste qui va chercher du côté des techniques industrielles pour se débarrasser du goût. Comment ne pas comprendre la satisfaction de Duchamp lorsqu'il présente (anonymement) Fountain en 1917 à la Société of Independant de New York, jury de l'Armory Show, et que celle-ci refuse la pièce comme n'étant pas une oeuvre d'art ? « Le fait d'avoir généré cette opposition est d'une certaine façon la contribution majeure de Duchamp à l'art du XXe siècle et la justification dernière du ready-made. Depuis cette date, le problème de la définition de l'art fait partie de tout objet d'art nouvellement créé. Duchamp a déclaré « un ready-made est une oeuvre d'art sans artiste qui la crée » ».(8) Les juristes doivent-il le croire ?
     

    Le droit d'auteur et le ready-made


    Pour le droit d'auteur, existe-t-il des oeuvres protégeables sans auteur ? Non, puisque les droits sont conférés à l'auteur à raison de la création de forme et sur cette dernière. Le droit d'auteur ne confère pas un statut à la personne, mais une protection à l'objet créé.

    Il faudrait donc, pour que la question de la protégeabilité du ready-made se pose en droit, qu'une personne se revendiquant comme son auteur se manifeste.

    Ce qui n'est à notre connaissance, jamais arrivé, en France, du moins.

    Pour autant, la doctrine s'est quasi unanimement penchée sur cette question, évidemment passionnante, puisqu'elle renvoie à une interrogation des critères de l'oeuvre pour le droit. Au regard de cette pratique artistique, les deux critères principaux, la distinction idée/forme, et l'exigence d'originalité, sont-ils des obstacles à la qualification d'oeuvre par le droit ?

    La question est d'autant plus cruciale d'un point de vue théorique que l'on peut légitimement se demander si le droit peut se permettre de laisser sur le bord de la route ce que l'histoire de l'art, le musée, la critique et la philosophie ont intégré depuis longtemps comme étant « de l'art ».

    Une partie de la doctrine, réticente à la protection du ready-made par le droit d'auteur, met en avant le défaut de forme originale. Ainsi, Olivier Laligant, qui prône par ailleurs la protection du parfum par le droit d'auteur, prétend que le ready-made n'est en rien issu d'une activité intellectuelle de celui qui s'en prétend l'auteur, et que son « élection » ne suffit par à constituer une forme originale.(9).

    On conviendra que le fait que le ready-made n'est, délibérément, pas de la main de l'auteur, met à mal la vision romantique de l'oeuvre qui, malgré les avants-garde et les bouleversements du XXe siècle, continue à dominer, y compris en droit : la personnalité de l'auteur passerait dans l'oeuvre par la magie de sa main, voire par la magie de son nez pour le parfum.

    Nadia Walravens pense quant à elle que le choix peut à lui seul être protégeable(10), dès lors qu'il est arbitraire et révèle par son caractère arbitraire la personnalité de son auteur. Elle insiste d'ailleurs sur le hasard auquel se confronte l'artiste dans son choix, souvent (ce qui n'est pas le cas de Fountain, mais peut être le cas d'autre ready-made), et parle alors « d'intuition créatrice », mais elle affirme que « les ready-made de Marcel Duchamp ne franchiront pas le cap de la seconde condition, l'originalité de la forme, ce qui conduit au refus de la protection du droit d'auteur ».

    Le choix nous parait en tout état de cause un critère problématique en ce qu'il ouvre la porte du droit d'auteur a des objets qui n'ont rien d'artistique, mais qui ont tout d'industriels, comme les cartes de vins, les bases de données, les logiciels, etc...(11) Il faut donc s'assurer que le choix est effectivement artistique, qu'il est celui d'un artiste, pour éviter de renforcer l'instrumentalisation du droit d'auteur par l'industrie.

    Aussi, A. et H.-J. Lucas n'ont pas tort de poser la question : « L'oeuvre de l'esprit peut-elle se limiter à un choix ?... si l'originalité de l'oeuvre se révèle parfois dans les choix effectués par l'auteur, par exemple dans le domaine de la photographie, il n'est pas possible d'admettre que le seul choix constitue une oeuvre. On ne saurait donc en principe accorder protection à des objets trouvés (ready-made) revendiqués par leur « inventeur » en tant qu'oeuvre d'art »(12).

    Qu'il nous soit permis néanmoins de contester que l'auteur du ready-made soit un « inventeur ». Duchamp n'a jamais revendiqué un tel statut, qui fait délibérément référence à la propriété industrielle, champ dans lequel certains voudraient le renvoyer. Pas plus, le fait de signer le ready-made n'est équipollent à l'usage du nom d'artiste comme marque(13). Là encore, cette analyse juridique fait le lit de l'intention artistique qui prévaut dans le geste de constituer un objet industriel en objet d'art. Ou plutôt, elle la nie en prétendant que l'apposition du nom sur l'objet serait d'abord, en premier lieu, un vulgaire geste marchand, ce qui relève de l'évaluation interdite par l'article L 112-1 c. propr. intell. Ce n'est donc pas dans la propriété industrielle que le ready-made, en tant qu'oeuvre, doit trouver la solution à sa qualification d'oeuvre, précisément.

    Dès lors, l'idée de comparer le ready-made avec la photographie, dont « l'originalité ne découle pas de l'objet photographié mais de la recherche qui se manifeste dans son cadrage, les jeux de lumière et de sa présentation »(14) ou avec la mise en scène, permet d'ouvrir la question, et de sortir de cette réponse binaire. En réalité, si protection il doit y avoir, ce n'est pas nécessairement ou seulement sur le choix d'un objet « tout fait » qu'elle doit porter, car, tout artistique que soit ce choix, l'exigence d'originalité dans la forme du droit d'auteur n'est pas satisfaite, mais sur la façon dont celui-ci est mis en scène, dont il est, effectivement, approprié par l'artiste.
     

    Le droit d'auteur et Fountain


    Duchamp, en signant Fountain, s'est identifié comme auteur pour le droit. On peut donc, facilement, évacuer la question de l'autorité, nul autre (à commencer par l'industriel fabricant de l'objet), ne la revendiquant. Il est évident que si l'objet avait été protégé, Duchamp eut été, pour le droit, un contrefacteur. Mais, on l'a vu aussi, ce n'est pas l'objet d'un autre qu'il a choisi, mais un objet anonyme, sans père.

    Le jugement du 24 janvier 2006 ne fait aucun commentaire de sa propre affirmation que Fountain est une oeuvre d'art, ce qui eut fait, on l'a désormais compris, bondir Duchamp, qui a voulu faire une oeuvre, pas une oeuvre d'art. Cette distinction n'a, on le sait, pas d'importance pour le droit d'auteur, qui protège les oeuvres de l'esprit.

    Pour « fabriquer » cette oeuvre, Duchamp a choisi un objet banal et l'a détaché de son origine industrielle sans la cacher, mais en l'endossant, en la signant d'une identité fictive, certes, mais qu'il a, après avoir fait planer le mystère dans la revue the blind man, revendiquée comme étant son pseudonyme, R. Mutt. Puis, quand l'objet a été perdu, il a fait fabriquer, artisanalement, par des industriels, en nombre limités, 8 multiples, encore plus éloignés de l'originalité qu'il répudiait dès... l'original. Cet objet « fait » oeuvre précisément par l'absence du « faire » de Duchamp.

    L'artiste qui choisirait de « faire » ou de montrer une pissotière s'inscrirait certes dans le sillage de Duchamp, mais dans un sillage pour lequel Duchamp lui-même ne revendiquait nulle autorité.

    Ce qui pourrait « faire » oeuvre au sens du droit d'auteur, serait donc, finalement, ce qui, dans Fountain, est bien « de » Duchamp, c'est-à-dire le choix de cet objet-là, de cet objet précis, de même forme, de même provenance ou de même origine que Fountain, sa signature, et la façon de le montrer (d'une part dans un contexte institutionnel, et d'autre part dans une mise en scène : couché au centre Pompidou comme dans la photo de Stieglietz, présentant la courbe d'accès en élévation verticale, ailerons sur le côté, trou du tuyau d'arrivée d'eau plein face, et petits trous d'évacuation verticaux, sur l'arrière de la surface émaillée).

    On peut se demander si, dans ces trois marques de la personnalité de l'auteur, le choix, la signature et la mise en scène, le droit d'auteur ne serait pas à même de voir une forme incarnée portant la marque de l'originalité de son auteur. Et ce d'autant que la singularisation de l'objet est renforcée par une quatrième marque, le titre que Duchamp lui donna, Fountain.

    Ce qui laisse ouverte la question de l'appropriation par un autre artiste, d'un autre urinoir, voire du même. Si cette appropriation se fait dans les mêmes modalités que celles choisies par Duchamp, ses héritiers pourraient arguer de contrefaçon. Mais rappelons que s'agissant de l'objet seul, Duchamp lui-même ne revendiquait nulle autorité. Dans le cas de l'imitation du seul objet, seule la vampirisation de la notoriété de l'artiste pourrait fonder une action en parasitisme fondée sur l'article 1382 du code civil. Mais cela est-il possible pour un auteur mort ?

    L'oeuvre de Duchamp est oeuvre essentiellement par ce qu'elle donne à penser. A penser par le voir. Aussi, on peut affirmer que, loin du geste du fabricant qui a formé un objet utile, Duchamp a, en séparant la forme de la fonction, montré que les oeuvres doivent se poser la question de leur propre statut. On peut même affirmer que seul le ready-made est capable d'opérer cette fiction de la forme séparable de la fonction que parfois recherchent les tribunaux.

    On se souvient que c'est l'argument utilisé par la Cour de cassation en 1963 pour dire protégeable le panier à salade en plastique qui succède au panier à salade en métal. Non seulement il est « présenté de façon nouvelle, originale et agréable à l'oeil »(15), dit la cour, qui ne craint pas d'afficher ici un jugement de goût que la loi de 1957 avait sagement proscrit du jugement de droit sur les oeuvres. Mais « la forme comme la matière utilisée ne sont pas... inséparables du caractère fonctionnel du panier à salade et du résultat industriel recherché, et n'ont pour effet que de donner à celui-ci un caractère attrayant et original ».

    Ce triomphe tardif des théories fonctionnalistes dans le monde « irréel » du droit se produit à propos d'un objet qui n'est inscrit dans nul mouvement, dans nulle démarche artistique. Dans les années 1950 du progrès triomphant chanté par Boris Vian, le panier à salade en plastique est le signe de l'appartenance sociale réussie, du confort désiré et obtenu, mais certainement pas de la pénétration de l'esthétique par l'environnement, détachée de l'égo de l'artiste, voulue par le mouvement fonctionnaliste. A la place de l'art pour tous, théorie utopique qui voulait précisément renverser l'utopie de la forme séparable de la fonction, la Cour de cassation produit une décision qui emprunte à l'idéologie la plus libérale, et impose au droit d'auteur le joli produit utile, dont on change la couleur et la matière pour relancer la consommation. Le consommateur jettera donc son panier à salade en métal, inusable, pour acquérir le panier à salade en plastique, plus gai, plus périssable, moins écologique, et en tout cas pas oeuvre pour deux sous.

    Et Duchamp récupérera le panier de métal pour en faire un ready-made, mais le ready-made Duchamp, lui, fera l'objet d'un examen bien plus sévère par les juges, comme y sont systématiquement soumis aujourd'hui les artistes qui revendiquent leurs droits d'auteur pour des créations contemporaines.
     

    Le droit d'auteur et la réplique de ready-made


    Pour autant, le Centre Pompidou a-t-il le droit de défendre l'exemplaire de Fountain qu'il possède comme si c'était un ready-made ?

    Peut-il dire oeuvre d'art un artefact délibérément voulu comme un multiple exempt de toute aura de l'original ? Le propriétaire de l'objet peut-il en transformer la nature ? Certainement pas. Ce n'est donc pas parce que l'Etat a acheté Fountain « comme une oeuvre d'art » ou la montre comme telle que c'est une oeuvre d'art pour le droit.

    Le Fountain du Centre Pompidou est un multiple réalisé par le galeriste Schwartz en 1964 : lié par contrat au galeriste, Duchamp accepte l'édition des treize ready-made dont chacun devait être rigoureusement reproduit d'après l'original, ou, en cas de perte de celui-ci, d'après les photographies de l'original perdu(16). Dans le cas de Fountain dont on rappelle que l'original avait été perdu, trois dessins d'exécution ont été préparés par un dessinateur professionnel, de profil, de face et en coupe, réalisés d'après la photographie d'Alfred Stieglietz de 1917. Tous trois sont ensuite signés par Marcel Duchamp avec la mention ok. Puis une maquette en terre cuite est réalisée, afin de permettre l'édition de 8 multiples du ready-made que Duchamp vient signer à Milan.

    Que l'objet soit un multiple reproduit sous l'autorité de Duchamp transforme radicalement la question de l'originalité, puisqu'on sait, depuis Desbois, que la copie d'une oeuvre d'art peut être originale, théorie dont on mesure aujourd'hui qu'elle était... d'avant-garde.

    La question du multiple importe aussi pour la question de l'évaluation du préjudice que l'Etat prétendait avoir subi dans l'affaire ici commentée.
     

    II - La valeur du ready-made

    Le mouvement des multiples des années 1960 est, sinon initié, très fortement influencé par Marcel Duchamp : le marché de l'art se transforme, fortement critiqué par ceux qui, attachés à la pièce unique, originale, voient d'un mauvais oeil les éditions pléthoriques d'objets identiques que le monde de l'art se précipite d'exposer, de décrire, et de vendre à bas prix. En réalité, les critiques négatives comme laudatives s'entendent sur le but de la manoeuvre, à savoir, en référence explicite à Walter Benjamin, dévaluer, démythifier l'art, démolir l'aura : « Les multiples détruisent la valeur de la possession totale et privée, l'idée même de statut individuel. Ils s'attaquent au concept de puissance au travers des objets que l'on peut s'approprier, et à l'idée de divinité. Ils annihilent la notion de valeur d'une oeuvre d'art. »(17).

    A un peintre américain qui lui demandait de signer un porte bouteille trouvé dans une décharge, Duchamp répondit « Je viens de signer à Milan un contrat avec Arturo Schwartz... Je me suis donc engagé par écrit à ne plus signer de ready-made, afin de protéger son édition. Mais signature ou pas, votre trouvaille a la même valeur « métaphysique » que n'importe quel autre ready-made. ; il a même l'avantage de ne pas avoir de valeur commerciale »(18). Cette lettre signifie d'une part que Duchamp n'avait aucun problème théorique avec l'imitation du geste consistant à choisir un objet identique, et qu'il était parfaitement au fait de la valeur qu'il conférait par sa signature, valeur qui venait de lui être confirmée par ses relations contractuelles avec son galeriste. Duchamp reconnaît que ses multiples ont une valeur commerciale. Duchamp n'est pas naïf, connaît le marché de l'art, et Schwartz est un commerçant avisé.

    Pourtant, quelques mois après, des propos de lui rapportés par Calvin Tomkins semblent quelque peu contradictoires : « les ready-made étaient un moyen de se débarrasser de la monétarisation de l'oeuvre d'art, qui vient juste de commencer ; en art, et seulement en art, l'oeuvre originale est vendue et elle acquiert du même coup une sorte d'aura. Mais avec mes ready-made, une réplique fera tout aussi bien l'affaire »(19). Si c'est de l'affaire de la monétarisation qu'il s'agit, pourtant, Duchamp accepte que ses artefacts fassent fonction d'oeuvres sur le marché de l'art.

    La question, posée par le jugement du tribunal correctionnel, comme elle l'avait été par le TGI de Tarascon, de la perte symbolique de la valeur de l'objet par l'intervention intempestive d'un tiers, aurait dû être, à notre sens, cantonnée aux frais de restauration de l'objet.

    En effet, la réparation de la perte de valeur de l'objet, pour un objet invendable, incessible, acquis par l'Etat comme devant rester dans son patrimoine, ne s'impose pas. Mais surtout, rien ne démontre, en l'état du marché, que l'objet victime d'un tel accident n'augmenterait pas de valeur. Ce dont l'Etat fait d'ailleurs la brillante démonstration puisque, des 400 000 F auxquels il avait fait évaluer Fountain en 1998, il est passé à une estimation de 3 millions d'euros aujourd'hui, et ce malgré l'argumentation qui consista, devant le TGI de Tarascon, à prétendre que Fountain ne pourrait plus fonctionner comme ready-made puisqu'il devait être restauré. CQFD, le geste de Pinoncely n'a causé aucun préjudice, autre que la restauration au remboursement de laquelle il a été condamné. En se comportant comme le vulgaire possesseur d'objets marchands, à propos d'une oeuvre aussi symbolique que Fountain, l'Etat porte, nous semble-t-il, un mauvais coup aux intérêts qu'en tant que possesseur public, en notre nom à tous, il doit défendre de façon neutre et mesurée. Et en arguant que le préjudice est créé par la perte de fonction du ready-made, l'Etat, qui a montré depuis 1993 Fountain sans mentionner la restauration, s'est moqué de la justice. Ce qui rend encore plus anormale la deuxième condamnation fondée sur un préjudice qui n'existe pas, à hauteur cette fois de 200 000 euros.
     

    Conclusion

    Juger Pinoncely en correctionnelle est sans aucun doute un aveu de faiblesse de la part de l'Etat. Pinoncely se dit artiste, et il n'y a aucune raison de lui contester ce titre. Ses interventions sur Fountain, pour intempestives qu'on les considère, et on peut comprendre, au deuxième pan, un certaine lassitude de la part de l'institution gardienne de la chose, sont et restent des gestes artistiques, à moins de considérer Pinoncely comme un fou, comme Artaud auquel il se réfère bien volontiers. On rappellera que ce n'est pas au juge d'en évaluer le mérite.

    Cependant, qu'il nous soit permis de sortir un peu de l'objectivité que le juriste se doit de s'imposer à lui-même. Le geste de Pinoncely est bien pauvre au regard de ce que représente Fountain dans l'histoire de l'art du XXe siècle. Dans une littéralité dont on entend qu'elle ait fini par affliger tous ceux qui, au premier pan, avaient soutenu le casseur de Fountain, et bien en-deçà de la subtilité subversive d'un Duchamp qui mettait des pièges dans les pièges, Pinoncely, auteur d'un jet d'urine et de deux coups de marteaux, prétend s'imposer à Duchamp en cosignant par deux fois l'objet convoité de sa prétendue co-autorité. Qu'il soit permis donc ici, pour en finir avec Pinoncely, de dire que ce geste nous paraît, dans sa réduction, dans sa vulgarité, réactionnaire et anti-duchampien, ce que confortent les écrits fortement poujadistes de l'impétrant. Si le coup de marteau peut être un geste artistique, ici, sa fonction est celle du coucou, qui cherche à déloger Duchamp pour s'installer dans le nid confortable du musée dans lequel on n'a pas su entrer soi-même, par la propre force de ses oeuvres. Malheureusement pour Pinoncely, n'est pas Duchamp qui veut.

    Mots clés :
    PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE * Oeuvre protégée * Art contemporain * Ready-made * Dégradation
    DESTRUCTION-DEGRADATION * Elément constitutif * Propriété d'autrui * Oeuvre d'art * Art contemporain

    (1) D. 2000, Jur. p 128 ; B. Edelman, De l'urinoir de Duchamp comme un des beaux-arts : de la signature de Duchamp au geste de Pinoncely (à propos du jugement du TGI de Tarascon du 20 nov. 1998, D. 2000, Chron. p. 98 ; A. Tricoire, L'épreuve du droit, retour sur l'affaire Pinoncelli, Vacarme 2001, n°15, p 20.


    (2) In sequitur.


    (3) Minuit, 1984.


    (4) In ibid., p 162.


    (5) In ibid., p 168.


    (6) In ibid., p 169.


    (7) La madone du futur, Seuil, 2003, p. 517 s.


    (8) In ibid., p. 522.


    (9) Problématique de la protection d'un parfum par le droit d'auteur, RRJ 1989-3, p. 606.


    (10) N. Walravens, L'oeuvre d'art en droit d'auteur, Economica, 2005, p. 181.


    (11) A cet égard, la jurisprudence récente de la Cour de cassation est plutôt salutaire, après les errements dus au logiciel, V. 1re civ., 5 janv. 1999, D. 1999, IR p. 35, qui rejette une carte des vins comme banale.


    (12) A. et H.-J. Lucas, Traîté de la propriété littéraire et artistique, Litec, 2001, n° 49.


    (13) Comme le fait B. Edelman, Chron. supra, note 1.


    (14) A. Bertrand, Le droit d'auteur et les droits voisins, Masson, 1991, p. 99.


    (15) Bull. crim., n° 300.


    (16) Marcel Duchamp, L'art à l'ère de la reproduction mécanisée, F.-M. Naumann, Hazan, 2001.


    (17) J.-C. Battye, If you've seen one, you've seen them all, Arts and artists, n° 8, nov. 1970, p. 64, cité par F.-M. Naumann, p 293, in sequitur.


    (18) Lettre de Duchamp à Gorsline, 28 juill. 1964, Coll. Ronny Van de velde à Anvers, cité par F.-M. Naumann, p 249.


    (19) M. Duchamp, The bride and the bachelor. The Heretical Courtship in Modern art, New York, Viking Press, 1965, p. 40, cité par F.-M. Naumann, p. 293.
     

  • 27 Avril 2006

    Quand le projet est mis à nu, l'auteur l'est aussi - Recueil Dalloz

    Recueil Dalloz 2006 p.1162

    Le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale en première lecture après déclaration d'urgence le 21 mars 2006 comporte, outre des dispositions répressives d'une rare impopularité au bénéfice principal des industriels, quelques dispositions qui menacent directement le droit des auteurs. Pourquoi faut-il que les adaptations à la société de l'information (cette dénomination internationale est d'une vacuité qui rend perplexe. De quoi s'agit-il ? du contenu ou du contenant ? une oeuvre doit-elle se plier aux exigences de l'information, ou l'information doit-elle respecter les oeuvres ?) soient le masque peu amène de la « copyrightisation » (le mot est aussi affreux que l'idée qu'il désigne) du droit d'auteur ? Pourquoi faut-il que, sur trois dispositions essentielles, le droit moral, la rémunération proportionnelle et la préservation des droits de l'auteur salarié, le législateur ait donné tant de gages aux entreprises ? Pour ne pas effaroucher le lecteur, on ira crescendo. Disons simplement que, sur aucun des points que nous allons aborder, nous n'avons entendu les sociétés d'auteur s'émouvoir. A notre grand désarroi.

    Le droit moral, en premier lieu, subit, au prétexte de préserver les droits de l'administration, un nouvel outrage. Ici, la latitude était totale, et le gouvernement ne peut s'abriter derrière les contraintes internationales. Las, copiant les dispositions prévues pour l'auteur du logiciel, création technique qui n'a décidément rien à faire dans le droit d'auteur qu'à le pervertir, le législateur impose à l'auteur fonctionnaire d'abdiquer son droit de divulgation, son droit de retrait et une partie de son droit au respect pour les oeuvres créées dans l'exercice de ses fonctions ou d'après les instructions reçues.

    Une exception à cette exception a été votée in extremis pour sauver le droit moral des professeurs (fort mobilisés sur cette question, surtout chez les spécialistes, mais fort peu sur le reste de ce que nous allons dénoncer ici) et chercheurs auteurs d'oeuvres dont la divulgation n'est soumise, en vertu de leur statut ou des règles qui régissent leurs fonctions, à aucun contrôle préalable de l'autorité hiérarchique (art. L. 111-1, II, c. propr. intell.). Admirons ici la tautologie juridique : l'absence de contrôle de la divulgation par l'Administration justifie que l'auteur conserve son droit moral, c'est-à-dire... le droit de contrôler la divulgation de l'oeuvre, puis son respect). Mais s'il est contrôlé, il perd ses droits. Le pléonasme juridique ne concerne pas seulement le critère du contrôle (dont on peut s'émouvoir au passage qu'il dépende entièrement d'une seule partie...), mais également de l'objet candidat à la protection.

    De quelle oeuvre parle-t-on ? Une « oeuvre » créée sous rapport hiérarchique (le rapport sur l'arrivée des bus dans la zone Marseille nord) est-elle une oeuvre ? Le rapport de Mme Linden sur l'autorisation de filmer les procès, rédigé à la demande du garde des Sceaux, et publié sur son site, est-il une oeuvre, son auteur étant fonctionnaire puisque présidente de cour d'appel ? Non, puisque c'est le ministre qui décide de le publier sous son contrôle? Ou bien oui, s'il l'a publié sans le corriger ? Et quid du droit de paternité ? Le rapport en question est divulgué sous le nom de son auteur, mais l'auteur du rapport sur le retard des bus dans la zone Marseille nord aura-t-il droit aux mêmes égards ? Le législateur avait là une bonne occasion de se poser des questions de fond. Donner un peu de corps à la définition de l'oeuvre qui en manque cruellement, et renvoyer dans leurs limbes les objets « non-oeuvres » qui se poussent du col pour accéder au statut mirifique du droit d'auteur. Il choisit de flirter avec l'univers absurde et noir d'un Kafka, sans le charme de Courteline ni la drôlerie de Tati. Il préfère considérer que tout est oeuvre, abondant dans un relativisme à la mode qui tue le droit d'auteur à petit feu, à force de l'offrir, en le violant, à chaque fois, un peu plus, à tout objet qui s'en réclame. Si l'on avait envie de sourire, on pourrait en apprenant que l'Administration est cessionnaire de ce qui lui appartenait déjà. Et que la liberté est le critère de l'oeuvre libre. Mais évidemment, pour ces « non-oeuvres », c'est un non-droit d'auteur : droit moral peau de chagrin (nouvel art. L. 121-7-1), et droits patrimoniaux en forme d'usine à gaz (nouveaux art. L. 131-3-1 à L. 131-3-3). Qu'on en juge : l'auteur fonctionnaire cède de plein droit son monopole à la personne publique qui l'emploie, « dans la mesure strictement nécessaire à l'accomplissement d'une mission de service public », avec intéressement aux produits en cas d'avantage pour la personne publique (et non plus bénéfice, ce qui promet des délices d'interprétation jurisprudentielle), et droit de préférence pour l'exploitation commerciale, sans que les modalités de l'intéressement ni du droit de préférence ne soient définies, ni que le mode de rémunération soit déterminé (ces détails sont renvoyés à un décret, alors que le principe de la rémunération proportionnelle est censé être d'ordre public !). Et tout cela sous réserve d'une exception (à l'exception, donc, tout le monde suit...) pour les partenariats public/privé (PPP), au motif que ceux-ci ne peuvent signer de tels contrats que s'ils connaissent a priori le titulaire du droit d'auteur sur les résultats des recherches qu'ils co-financent, en cas d'exploitation commerciale de ceux-ci (exposé des motifs de l'amendement n° 54). Ce qui ne rassure pas sur la détermination du titulaire en l'absence de PPP : le législateur a parfaitement conscience d'avoir conçu une indétermination de l'auteur !

    Voyons l'autre modification par ajout de l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle votée à l'article 16 du projet. L'alinéa 3 dans son début reste inchangé, le salarié est toujours protégé d'une cession automatique de ses droits. Rempart théorique et pratique contre l'entreprise plus ou moins culturelle qui se sert, quand elle ne l'est pas, du droit d'auteur comme d'une bouée de sauvetage pour ses innovations formelles sans art, et, quand elle l'est, qui voudrait bien que le droit d'auteur naisse sur sa tête, comme à Hollywood, pour récompenser ses investissements. A quoi sert donc l'ajout, même pas débattu, mais incongru s'il en est, d'un petit membre de phrase d'apparence inoffensive, puisque paré des vertus de l'évidence et de la porte ouverte : « sous réserve des exceptions prévues par le présent code » ? On sait que l'oeuvre collective est une exception, qui entraîne des violations répétées du droit moral, malgré des tentatives de la jurisprudence de colmater les brèches, que l'oeuvre audiovisuelle a ses propres modalités d'exercice du droit moral, qui sont en deçà de celles des auteurs d'oeuvres de collaboration, que l'auteur de logiciel en est en partie privé, et que l'auteur de l'oeuvre reproduite « accessoirement » est privé de tout (on se souvient du droit moral optionnel de « courtoisie » dans l'affaire Buren et Drevet).

    On sait aussi que les droits patrimoniaux naissent directement sur la tête de l'entreprise dans deux hypothèses. Quand l'oeuvre est collective (art. L. 113-5), même si les contributeurs ne sont pas salariés, ou dans le cas du logiciel, si l'auteur est salarié (art. L. 113-9). On sait enfin qu'en la matière des décisions récentes renversent cinquante ans de jurisprudence au sujet de l'auteur salarié. Que, depuis la loi de 1957, les tentatives de faire basculer les droits patrimoniaux de l'auteur salarié dans l'escarcelle de l'employeur ont été fort nombreuses. Et que, malgré l'article L. 111-1, alinéa 3, du code de la propriété intellectuelle, un courant doctrinal et jurisprudentiel remet en cause ce principe clair en tentant de faire admettre l'idée d'une cession automatique ou implicite d'une partie des droits de l'auteur salarié à l'employeur. Et y réussit devant la Chambre sociale de la Cour de cassation qui, toute non professionnelle qu'est la juridiction prud'homale, a décidé de lui faire trancher de la protégeabilité de l'oeuvre. Et, dans une autre affaire où le producteur faisait état de contrats de travail non signés comportant des clauses de cessions de droits, la Cour suprême, pour décider que tous les droits d'auteur de la salariée lui avaient néanmoins été cédés, fit jouer la présomption de cession de droits de l'article L. 132-24 alors qu'aucun contrat de production n'avait été conclu pour la production de l'oeuvre audiovisuelle réalisée par l'auteur ! (Cass. soc. 3 mars 2004, D. 2004, Jur. p. 2494, note J.-L. Piotraut et P.-J. Dechristé, et 2 juin 2004, RJS 8-9 avr. 2004 , n° 948, commentés in A. Tricoire, Le droit d'auteur des salariés menacé, Légipresse n° 229, mars 2006, p. 21).

    Les exceptions sont donc connues, débattues, sujettes à conflits, et font l'objet d'inquiétantes extensions au-delà de ce qui serait acceptable si l'on veut encore, dans ce pays, défendre les intérêts des auteurs et non ceux des producteurs. Pourquoi, dès lors, les rappeler dans l'article fondateur des droits patrimoniaux et moraux de l'auteur ? Est-ce pour rassurer les grands groupes éditeurs d'oeuvres multimédias qui réclament avec succès aux tribunaux de valider des contrats fondés sur le système de l'oeuvre collective ? Est-ce pour rassurer le monde mystérieux du jeu vidéo qui représente un volume d'échanges internationaux qui pèse bien plus que l'intérêt des auteurs français ? Ce n'est certainement pas pour éclairer la nouvelle exception aux droits patrimoniaux des fonctionnaires : la multiplication des exceptions les rendant plus visibles, il n'est nul besoin de les signaler.

    La réponse à ces questions est sans doute dans la disposition la plus sidérante de ce projet de loi. Adopté sans débat sur le fond, l'article L. 131-8-1, qui dispose que l'auteur est libre de choisir le mode de rémunération et de diffusion de ses oeuvres ou de les mettre gratuitement à la disposition du public », est présenté comme la « meilleure solution alternative à la licence globale », assurant à la fois le droit moral de l'auteur et permettant une rémunération « personnalisée de l'artiste ». La députée qui soutint cet amendement, approuvé par la commission des lois, affirma que « l'artiste peut choisir d'être diffusé gratuitement s'il le souhaite ou d'être rémunéré pour une location ou pour une vente. Il peut choisir sa rémunération et son public... ».

    Un député fit néanmoins une déclaration qui eût dû alerter l'hémicycle : « Nous n'avons pas encore déterminé si le sous-amendement 302 ne comporte aucun élément superfétatoire par rapport à la législation existante, mais nous le soutenons sur le fond, car il permet de sortir de l'opposition entre la licence globale et le seul achat à l'unité : nous allons donc le voter ».

    Superfétatoire eût été un moindre mal. Car c'est, ni plus ni moins, du caractère d'ordre public de la règle de la rémunération proportionnelle qu'il s'agit. Si l'auteur est libre, sa signature au bas d'un contrat qui prévoirait, pour l'édition d'un livre, la réalisation d'un film emporterait-elle son adhésion irrémédiable à la rémunération qu'il aurait, dès lors, librement choisie ? L'interprétation par la première Chambre de la Cour de cassation de l'article L. 131-4 comme imposant, y compris contre la volonté exprimée par l'auteur, mais à son seul bénéfice, une rémunération proportionnelle, selon une jurisprudence constante, n'est-elle pas directement menacée par cette liberté nouvelle et trop libéralement affirmée pour être honnête?

    Les sociétés d'auteur, qui se félicitent publiquement du vote de ce projet, ont-elles mesuré qu'il comporte des dispositions qui risquent de vider de leur sens l'essentiel des règles protectrices des auteurs ? Vont-elles se mobiliser devant le Sénat et la commission mixte paritaire pour obtenir du législateur de remédier à ces dispositions scandaleuses, où vont-elles, sciant la branche sur laquelle elles sont assises, continuer à ignorer ce qui touche au plus près aux intérêts des auteurs ? Notre désarroi se transformera-t-il en désespoir ?

  • 20 Avril 2006

    La Cour de cassation au secours des « victimes » de l'art contemporain : le tableau-piège se referme sur Spoerri - Recueil Dalloz

    Recueil Dalloz 2006 p.1116

    Le catalogue d'une vente mentionne :

    Daniel Spoerri, Mon petit-déjeuner, 1972. Tableau piège : vaisselle et objets divers collés sur bois. Porte au dos un texte de l'artiste et la mention « pris en février-mars 1972 à Paris 17ème » signé et daté au dos 80 x 45cm.

    Au dos de l'oeuvre figure un long texte manuscrit signé et daté de Daniel Spoerri sous le titre « brevet » indiquant « Ne prenez pas mes tableaux pièges pour des oeuvres d'art, c'est une information, une provocation, une indication pour l'oeil de regarder les choses qu'il n'a pas l'habitude de regarder » et encore « fabriqué sous licence par Guy Marzaquil (suivent les indications de lieu et date) en foi de quoi - pour ceux qui ont des yeux voient - j'authentifie ».

    Un acheteur se porte acquéreur de cette oeuvre constituée, ici dans un petit format, de relief de repas collés à la verticale sur du bois. Il va se plaindre dans un procès fleuve, arguant que, puisque l'auteur n'est pas le dégustateur colleur, il est trompé. La révélation que Spoerri avait fait fabriquer l'oeuvre sous brevet par un enfant de 11 ans lui serait venue, dit-il, trois ans après la vente, ce qui revient à prétendre qu'il n'a, malgré l'indication du catalogue, retourné le tableau ni avant de l'acheter, ni pendant les trois années consécutives à l'achat. Il faut, ici, ajouter que cette oeuvre faisait partie d'un ensemble réalisé en 1972 et exposé au centre national d'art contemporain, qu'elle coûta 38 325 F à l'acheteur, deux indices qui, d'un point de vue institutionnel, montrent que la démarche artistique de Spoerri est légitimée par l'institution de l'art et par le marché de l'art. D'ailleurs, Daniel Spoerri, de l'avis du premier tribunal saisi, est « un artiste connu » comme « l'un des plus grands protagonistes du Nouveau Réalisme »(1).

    Reste à savoir si le catalogue est lisible, pour quelqu'un qui ignorerait que Daniel Spoerri, dans cette série d'oeuvres intitulées mes petits-déjeuners, a organisé une mise en scène du processus d'authentification. Puisqu'en matière contractuelle, il doit y avoir accord des volontés sur les qualités substantielles, le juge doit vérifier que l'accord donné à la conclusion du contrat a bien été fondé sur des qualités qui ont le statut d'élément essentiel pour chacune des parties. Or, si le tribunal de grande instance décide d'annuler la vente, c'est au motif que le catalogue permettrait de croire que l'artiste a exécuté lui-même cette oeuvre et ne contient « aucune information positive et explicite révélant la démarche suivie ». Le tribunal retient le vice du consentement car l'exécution personnelle est une qualité substantielle qui a conduit l'acheteur à se porter acquéreur, « en s'en remettant à la seule description du catalogue ».

    La Cour d'appel de Paris(2) renverse ce raisonnement en considérant que l'auteur d'une oeuvre originale peut être celui qui l'a matériellement créée, ou celui qui l'a fait exécuter, qu'il est certain que Spoerri a souhaité l'exécution des tableaux pièges, qu'il a choisi ceux qu'il authentifierait, et elle rappelle le texte figurant au dos du tableau. Dans ces conditions, dit la cour, l'oeuvre est bien une oeuvre originale et, dès lors, le commissaire-priseur pouvait porter le nom de l'auteur comme signataire du tableau. La Cour répond ici à l'argument tiré du décret de 1981. La question de l'exécution personnelle se transforme donc, devant la cour, en celle de l'authenticité de l'oeuvre.

    Ce que n'apprécie pas la Cour de cassation(3) qui revient au vice du consentement fondé sur l'absence d'exécution personnelle et reproche donc à la cour d'appel de n'avoir pas recherché si, « compte tenu des mentions du catalogue, le consentement de l'acheteur n'avait pas été vicié par une conviction erronée et excusable que l'oeuvre avait été exécutée par Daniel Spoerri lui-même ».

    Dialogue de sourds ? La cour d'appel persiste, en audience toute solennelle(4), et va même plus loin que la première fois : non seulement les conditions de l'authentification sont valables au sens du décret de 1981, mais, puisque l'acheteur ne démontre ni qu'il avait fait de la « certitude de l'exécution personnelle » une qualité substantielle, ni qu'il s'était trompé sur celle-ci au moment de l'achat, la seule authenticité du tableau, « unique condition déterminante de son consentement », était satisfaite. En effet, selon la cour, l'auteur d'une oeuvre originale peut être celui qui a fait exécuter l'oeuvre en donnant des instructions et en la faisant réaliser sous son contrôle ; dès lors, la mention du nom sur le catalogue n'est pas fautive puisqu'elle garantit l'authenticité, au sens de l'article 3 du décret de 1981.

    La première Chambre civile, dans l'arrêt publié ici, vise le décret de 1981 et l'article 1110 du code civil, et casse à nouveau, car l'oeuvre n'est pas de la main de l'auteur. Or, le commissaire-priseur doit indiquer le nom de « l'auteur effectif de l'oeuvre » sur le catalogue, c'est-à-dire, dit le visa, « celui qui réalise ou exécute personnellement l'oeuvre ou l'objet, condition substantielle » de son « authenticité dans le cadre d'une vente publique aux enchères ».

    L'exécution personnelle n'est donc pas une qualité substantielle de l'oeuvre, objet de la transaction, dont l'errans doit rapporter la preuve, mais une condition substantielle de son authenticité (I).

    Par voie de conséquence, voilà une révolution qui menace la protection, par le droit d'auteur, de bon nombre de pratiques artistiques contemporaines (II).

    I - L'exécution personnelle comme qualité substantielle de l'authenticité de l'oeuvre
    Le consentement de l'acheteur, dit ici la Cour suprême, qui prend au piège le raisonnement de la cour d'appel, a été vicié par la mention fallacieuse sur le catalogue du nom de Spoerri qui doit entraîner la garantie que Spoerri était effectivement l'auteur « et, partant, la croyance erronée et excusable de l'acheteur ». Si l'acquéreur s'est trompé, c'est parce que le commissaire-priseur a failli à son obligation de mentionner le véritable, l'effectif auteur du tableau.

    C'est donc la seule mention du nom de Spoerri sur le catalogue qui démontre l'erreur, la Cour de cassation balayant le renvoi du catalogue au texte au dos du tableau comme n'étant « pas de nature à informer l'acquéreur sur le fait que l'oeuvre n'avait pas été exécutée de la main même de Daniel Spoerri ». La Cour insiste, en considérant que la mention est une faute du commissaire-priseur qui légitime la demande de dommages-intérêts de la part de l'acquéreur trompé, sur le fondement, cette fois, de l'article 1382 du code civil. Or le commissaire-priseur avait-il fauté au sens du décret ?
     
    A - De l'authenticité de la signature à celle de l'oeuvre

    Le décret n° 81-255 du 3 mars 1981 sur la répression des fraudes en matière de transactions d'oeuvres d'art et d'objets de collection indique, dans son article 3, que : « A moins qu'elle ne soit accompagnée d'une réserve expresse sur l'authenticité, l'indication qu'une oeuvre ou un objet porte la signature ou l'estampille d'un artiste entraîne la garantie que l'artiste mentionné en est effectivement l'auteur ».

    Ce décret a été pris, notamment, en application de l'article 1110 du code civil et de la loi du 9 février 1895, qui sanctionne les fraudes en matière artistique et punit l'usurpation du nom d'un artiste. Il réprime le fait, pour un faussaire, d'imiter la toile d'un maître en apposant la signature de celui-ci. Cette disposition pénale inflige deux ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende, sans préjudice des dommages-intérêts s'il y a lieu, à ceux qui auront apposé ou fait apparaître frauduleusement un nom usurpé sur une oeuvre de peinture, et à ceux qui, sur les mêmes oeuvres, auront frauduleusement et dans le but de tromper l'acheteur sur la personnalité de l'auteur, imité sa signature ou un signe adopté par lui. Elle n'a donc pas vocation à s'appliquer à la démarche inverse qui consiste, pour un artiste, à apposer sa signature sur l'oeuvre qu'il authentifie comme la sienne. Peu importe qu'il l'ait exécutée personnellement ou non, dès lors que personne ne conteste qu'il en soit l'auteur, et que sa signature est, elle, parfaitement authentique.

    Le décret élargit les poursuites en rendant le vendeur passible d'une amende, s'il faillit à son obligation de s'assurer, et d'assurer à l'acheteur, que la signature dont il fait état, comme un argument de vente, n'est ni imitée, ni usurpée. La mention, dans ce décret, que la signature « est bien celle de l'auteur de l'oeuvre » ne peut donc se comprendre que comme la garantie du vendeur que la signature n'est pas fausse, et non pas comme la garantie que l'auteur doit avoir effectué de ses mains l'oeuvre qu'il a signée, mention qui ne figure nulle part dans le texte. L'authentification en question, dans ce décret, est celle de la signature apposée par l'artiste. Le vendeur commettrait une faute à n'avoir pas vérifié qu'il vendait un faux Poussin ou un faux... Spoerri. Il s'agit bien de l'authenticité de la signature, comme authentifiant l'oeuvre. C'était déjà la conclusion à laquelle était parvenue la Cour de cassation sans l'aide de ce décret.

    Déjà, elle avait tiré des articles 1147 et 1110 du code civil la nécessité, pour le vendeur, de garantir l'authenticité de l'oeuvre(5). Le Crédit municipal de Paris avait vendu un tableau portant la signature « Auguste Herbin », qu'une expertise avait ensuite déclaré être un faux. Pour la Cour d'appel de Paris, le seul fait qu'un tableau soit signé ne pouvait pas constituer, à lui seul, un engagement du Crédit municipal de Paris d'en garantir l'authenticité, ni même d'écarter tout aléa sur cette authenticité. Au contraire, répondit la Cour de cassation, la mise en vente, sans réserves, d'une oeuvre d'art portant une signature, constitue une affirmation d'authenticité, ce qui exclut le caractère aléatoire du contrat. De même, l'expert qui affirme l'authenticité d'une oeuvre d'art sans assortir son avis de réserves engage également sa responsabilité sur cette affirmation.

    Plus récemment, dans une décision rendue au seul visa de l'article 1110 du code civil, la Cour de cassation consacre l'authenticité de l'oeuvre vendue aux enchères comme la qualité substantielle qui motive l'achat(6). La Cour affirme, en effet, que c'est la certitude dans l'authenticité qui a motivé le contrat, et que le doute postérieur, sur cette authenticité, doit profiter à l'errans. Mais y a-t-il erreur possible quand la vérité n'est pas certaine ? Voilà un beau sujet pour l'épreuve de philosophie du bac, qui avait légitimement soulevé les réserves du Professeur Malinvaud(7), auquel la Cour répond donc par l'affirmative, puisque de doute, il ne doit point y avoir.

    On trouve l'article 3 du décret de 1981 au visa d'une décision plus récente du 3 avril 2002(8). La Cour de cassation y rappelle qu'en « matière de vente d'oeuvres d'art, l'indication du nom de l'artiste immédiatement suivi de la désignation de l'oeuvre entraîne, à défaut de réserve expresse, la garantie de l'authenticité de l'oeuvre », et reproche à la Cour d'appel d'Aix-en-Provence d'avoir rejeté l'action d'un acheteur en nullité de la vente d'un tableau présenté dans le catalogue avec les mentions : « Adolphe Monticelli (1824-1886), La reine et ses trois suivantes dans un parc, H/B 38 x 50 », mais vendu avec un certificat d'authenticité provenant d'une personne non habilitée à authentifier ce peintre. La cour d'appel avait retenu que « ces éléments d'information ne présentent pas d'ambiguïté suffisante pour tromper et permettent de dire qu'un acquéreur moyennement attentif n'aurait pu, à leur lecture, que prendre conscience d'une incertitude quant à l'authenticité du tableau, de sorte que l'acquisition comportait un risque ». Ce faisant, « alors que les mentions du catalogue ne faisaient état d'aucune réserve expresse sur l'authenticité de l'oeuvre, la cour d'appel a violé les textes susvisés » dit la Cour suprême. La garantie que l'artiste mentionné en est effectivement l'auteur est donc absolue.

    Pour autant, la Cour de cassation n'était jamais allée jusqu'à affirmer que le décret de 1981 exigeait du vendeur qu'il vérifiât l'exécution personnelle, par l'auteur, dans une hypothèse où l'auteur lui-même revendiquait la démarche consistant à ne pas avoir exécuté l'oeuvre personnellement.
     
    B - La garantie de l'exécution personnelle

    C'est bien par une extrapolation de ce texte que la Cour de cassation transforme la garantie du vendeur en garantie que l'oeuvre ait été exécutée personnellement par le signataire. Que la Cour suprême soit obligée d'étendre ainsi le texte d'un modeste décret démontre que l'argument du défaut de preuve utilisé par la Cour d'appel de Paris, selon laquelle l'acheteur ne démontrait ni qu'il avait fait de la « certitude de l'exécution personnelle » une qualité substantielle, ni qu'il s'était trompé sur celle-là au moment de l'achat, était indépassable.

    Pour contourner cette difficulté à démontrer, pour l'acheteur, l'erreur sur une qualité substantielle qui serait autre que l'authenticité, la Cour suprême transforme l'exécution personnelle en condition de l'autorité (confondue ici avec l'authenticité) du tableau.

    Voilà donc une nouvelle qualité objective que l'oeuvre doit présenter dans toute vente aux enchères : être signée de son auteur qui l'a exécutée personnellement. Exit le débat sur l'exécution personnelle comme cause déterminante du contrat, comme la Cour le fit pour l'authenticité. Une oeuvre authentique, c'est une oeuvre signée et fabriquée par la même personne. L'appréciation de la qualité sur laquelle avait porté l'erreur ne peut, pas plus que celle sur l'authenticité, se faire in concreto, nous dit la Cour, dès lors qu'elle est objectivée.

    Ainsi, la Cour de cassation peut reprocher à la cour d'appel de n'avoir pas tiré les bonnes conclusions du constat que le catalogue n'était pas de nature à renseigner l'acheteur sur le fait que l'oeuvre n'avait pas été exécutée personnellement par l'artiste. Ce qui, à notre humble avis, n'est pas exact et relève d'une maladresse de la cour d'appel qui n'a, ici, pas tenu compte des mentions « tableau-piège » ou « pris en février-mars 1972 à Paris 17e » lesquelles, figurant sur le catalogue, étaient suffisamment ambiguës pour susciter une question de la part de l'acheteur qui attachait autant d'importance à l'authenticité de l'exécution personnelle ou, à tout le moins, pour ne pas le tromper. Dès lors, peu importe que l'errans ne rapporte pas la preuve que son erreur a bien porté sur l'exécution personnelle, puisque celle-ci doit être garantie par le vendeur, et que le catalogue ne comporte pas de réserve expresse quant à cette « condition substantielle de l'authenticité ». Ce n'est donc qu'au prix d'une autre interprétation du catalogue que l'on pourrait démontrer que, le catalogue étant clair sur l'absence d'exécution personnelle du fait des mentions sus rappelées, l'acheteur a, en pleine connaissance de cause, acheté un Spoerri.

    Cette jurisprudence, qui avait jusque-là pour vocation de protéger les acquéreurs d'oeuvres douteuses dans leur paternité, se retourne ici contre une démarche artistique clairement affirmée, connue, ce qui nous conduit à plaider que la prétendue erreur de l'acheteur doit s'analyser, ici, in abstracto, par rapport à l'ensemble des éléments objectifs de connaissance de l'oeuvre qui étaient à sa portée avant qu'il ne se décide à acheter un Spoerri. En d'autres termes, si l'exploitation de l'ignorance de l'acheteur est imputable, à faute, au vendeur qui ne dit pas, par une ambiguïté coupable, lui faire miroiter l'acquisition d'un Poussin si c'est une croûte, en revanche, le commissaire-priseur, entre le marteau et l'enclume, qui vend un vrai Spoerri à quelqu'un qui ignore la pratique de cet artiste est-il coupable ? Ne s'agit-il pas là d'une révolution copernicienne quant à l'erreur sur les qualités substantielles ? Le cocontractant n'aurait plus, ici, à démontrer son erreur alors que celle-ci n'est pas seulement une erreur mais de l'ignorance et que ni l'auteur, ni le jeune contributeur à l'oeuvre, ni le ministère de la Culture, ni le marché de l'art, ni les historiens d'art, ni les critiques, ne mettent en doute que Spoerri est bien l'auteur de « mon petit-déjeuner, 1972 » ?

    L'interprétation, que fait ici la Cour suprême, de l'article 3 du décret de 1981 comme constituant en infraction la vente d'oeuvres signées de façon authentique par des auteurs qui ne seraient pas les auteurs « effectifs » de l'oeuvre, revient à imputer à faute (pénale !), au vendeur, ce qui ressort de la responsabilité du seul auteur de par la loi. Comment le vendeur pourrait-il justifier, vis-à-vis de l'auteur, qu'il fait toutes réserves sur l'authenticité de son nom, sans porter atteinte à son droit moral ?

    Enfin, le vendeur était-il en capacité d'apporter à l'acquéreur la garantie que nul ne viendrait entraver sa libre jouissance du bien par une revendication intempestive, une fois le bien acquis ? Et que l'oeuvre ne serait dévalorisée par la découverte que Guy Mazarguil y avait fortement contribué ?
     
    II - Ainsi, un auteur comme Spoerri n'est pas un auteur « effectif » de l'oeuvre
    Est-ce à dire que l'oeuvre présentée aux juges pour être protégée par le droit d'auteur trouverait porte close ?

    Comme l'écrivait Eric Savaux à propos du premier arrêt de cassation dans cette affaire, « on déplorera sans doute le caractère un peu fruste de la solution qui fait litière de la démarche créative de l'auteur », laquelle est niée et déniée ici, plus encore, nous semble-t-il. L'argument de la cour d'appel selon lequel « l'exécution personnelle n'est ni la condition nécessaire ni la condition suffisante de la qualité d'auteur », fondé pourtant sur la jurisprudence en la matière, est balayé par la Cour de cassation. Or la qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l'oeuvre est divulguée, dit l'article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle, et l'action en revendication, « action attachée à la personne de l'auteur de par la loi » selon la Cour de cassation(9) appartient, dès lors, au seul auteur spolié.

    Nul doute que Spoerri n'a pas été entendu par les juges dans ce procès. On peut ajouter à cela, d'une part, qu'en l'espèce, nulle revendication d'autorité ou de co-autorité de la part du petit garçon qui avait disposé, à la demande de l'artiste, les reliefs de son repas sur le panneau de bois, ne peut justifier que l'on doutât de l'autorité de Daniel Spoerri et, d'autre part, que la notion d'auteur effectif, si elle est compréhensible pour éclairer l'authenticité au sens du décret, n'est pas connue du droit d'auteur. Cette décision s'inscrit dans le droit fil d'une nouvelle défiance de la Cour de cassation à l'égard des artistes de son temps.

    Citons, en droit d'auteur, la décision Buren(10), artiste pour lequel la Cour de cassation inventa, récemment, la merveilleuse théorie de la non-reproduction, et de l'oeuvre fondue dans un ensemble et qui, parce qu'elle se fond, n'est pas reproduite. Ce qui revenait à dire que Buren est l'auteur, non d'une oeuvre, le nouveau sol (solide) de la place des Terreaux à Lyon, contribution contemporaine à un ensemble complexe d'oeuvres d'artistes d'époques différentes, conçu et réalisé in situ, mais d'un travail (d'une chose ?) fongible, miscible et non identifiable à l'oeil nu. Et ce, alors que les cartes postales qui le montraient sans l'autorisation de Buren et Drevet le reproduisait pourtant de façon claire et non équivoque, pour certaines d'entre elles, si l'on en croit la description précise qu'en fit le Tribunal de grande instance de Lyon. La théorie de l'accessoire, exception non écrite par le code de la propriété intellectuelle, est poussée ici à son paroxysme pour venir au secours de l'idée que les artistes qui vendent une oeuvre destinée à l'espace public doivent tolérer sans rien dire la reproduction de leurs oeuvres.

    On frémit à imaginer ce que la Cour suprême dirait de « Fountain » de Duchamp, ready-made constitué d'une pissotière, qui fait la joie des chroniqueurs(11), non pour son statut d'oeuvre mais pour être régulièrement cassé par un autre artiste, Pinoncelli, qui veut le rendre à son statut d'urinoir pour prolonger le geste de Duchamp.

    Certains se prononcent sur le statut juridique que mériterait l'objet, qualifiant d'« oeuvre-marque »(12) (pourtant évidemment non déposée) l'une des démarches les plus critiques du marché, du marketing et de l'argent, et qui, au contraire, relève d'une « éthique de la présentation [...] qui n'use pas de son autorité pour se prononcer sur la qualité ou la beauté des choses [...] », et qui confère une « redoutable liberté », celle du « profane à qui l'on propose de juger si le type qui a fait ça est un artiste » »(13). Evidemment, Spoerri n'aurait pas existé sans Duchamp. Mais le choix d'une chose destinée à interdire le jugement de goût (comme le droit le fait en interdisant l'évaluation du mérite des oeuvres par les juges) mais qui oblige, en revanche, la chose, l'urinoir acheté à Manhattan, à décider si elle mérite ou non d'être présentée au jugement de goût du public, a bouleversé la perception que nous pouvons avoir des oeuvres d'art. Puisque c'est bien de cela qu'il s'agit.

    Et bien sûr, comprendre Spoerri, c'est aussi savoir qu'avec la transformation de l'essai duchampien par Marcel Broodthaers, qui en 1964, invite à sa première exposition par le texte suivant : « Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie ; cela fait un moment déjà que je ne suis bon à rien [...] je me suis mis au travail [...] je montrai ma production à P.-E. Toussaint [...]. Mais c'est de l'art, dit-il et j'exposerais volontiers tout ça [...] », nous sommes invités à réfléchir car « il avertit honnêtement qu'il est motivé par l'insincérité »(14). Doit-on rappeler que celui-ci exposa en 1968 trois cents objets qui n'étaient pas de lui (mais parfois de Duchamp ou Magritte) avec un petit écriteau précisant pour chacun « Ceci n'est pas un objet d'art » ?

    Pourtant, Daniel Spoerri, émigré de Roumanie via la Suisse, danseur, et signataire de la « Déclaration constitutive du Nouveau Réalisme » n'est pas un inconnu. Le « Repas hongrois, tableau-piège », 1963, acquisition du Centre national d'art contemporain, est, dit le centre sur son site internet, « le résultat d'une manifestation singulière, «l' exposition» de 723 ustensiles de cuisine, organisée par Spoerri à la Galerie J, à Paris du 2 au 13 mars 1963. Dans la galerie convertie en restaurant, les plats préparés par Spoerri, qui est, par ailleurs, un grand cuisinier, ont été servis par de célèbres critiques. Une fois repus, les convives ont confectionné leurs propres «tableaux-pièges» en collant les restes de leur repas ». Le repas hongrois a été servi par le critique d'art Jean-Jacques Lévêque le 9 mars 1963. Les reliefs ont été fixés sur la table où il a été consommé, puis la table, devenue un tableau-piège, a été fixée au mur. C'est la première tentative d'une oeuvre d'art collective de dimension métaphorique et sacrée, humoristique et morbide : « l'artiste aux fourneaux et le critique servant la soupe », communion autour du repas pascal... L'expérience des banquets et des repas s'est répétée de nombreuses fois, produisant autant d'oeuvres d'art.

    Tant pis pour Spoerri, dira-t-on, il a écrit au dos de son petit-déjeuner « Ne prenez pas mes «tableaux pièges» pour des oeuvres d'art, c'est une information, une provocation, une indication pour l'oeil de regarder les choses qu'il n'a pas l'habitude de regarder ». Brillante démonstration de la cécité de la justice qui, quand elle prend les artistes au mot et leur dénie leur qualité d'auteur, prend partie dans un champ, la valeur de l'art, sur lequel elle n'a pas à se prononcer. Tous les artistes du mouvement des « Nouveaux Réalistes » Arman, François Dufrêne, Raymond Hains, Martial Raysse, Jean Tinguely, Jacques de la Villéglé et Yves Klein, n'ont-ils pas eu des pratiques qui leur vaudraient les foudres de la Cour de cassation, si elle persiste à se cantonner, pour la difficile définition de l'oeuvre, à la peinture de chevalet ? Entre Raymond Hains, auteur d'un Panneau d'affichage, 1960, constitué d'une tôle et de lambeaux d'affiches lacérées, où le « non-faire » de l'artiste opère par choix et désignation : « Mes oeuvres existaient avant moi, mais on ne les voyait pas parce qu'elles crevaient les yeux », et les anthropométries de Klein, corps de femmes enduites de bleu se projetant, au cours de performances, sur des toiles, quels sont ceux qui pourraient prétendre, sérieusement, être des « authentiques-auteurs » ?

    On imagine mal le sort que réserverait la Cour de cassation aux déconstructeurs du geste artistique, comme l'artiste Ben qui indique dans son journal à 1966 : « Invité à l'exposition «Donner à voir» à la Galerie Zunini à Paris, j'ai l'idée d'exposer la vie. Je construis un petit tunnel qui partant d'une des salles de l'exposition débouche sous la fenêtre de la concierge. J'avais demandé à la concierge de rester dans sa cuisine assise à sa table. Cette pièce plut beaucoup à Daniel Spoerri car c'était un «tableau-piège» vivant ».

    Le « Ce n'est pas de l'art », agité par tous les censeurs et contempteurs des pratiques contemporaines, trouve ici une légitimité toute juridique et menace des pratiques artistiques qui n'ont pas commencé au XXe siècle, mais existent depuis que l'art est art, et que l'artiste a décidé qu'il dirait « je ». Car si l'on suit le raisonnement de la Cour suprême, Renoir n'était pas l'auteur des sculptures qu'il dictait à Guino quand ses mains géniales furent immobilisées par l'arthrose. Pourtant, cette même Cour lui avait, à l'époque(15), rendu raison, tout en conférant aux mains de Guino la co-autorité qu'il réclamait.

    Plus récemment, la Cour d'appel de Paris(16), tranchant un conflit entre Alberto Sorbelli, travesti en (sublime) prostituée et réalisant une performance au Louvre devant La Joconde, et une assistante photographe, décida qu'Alberto Sorbelli, défilant devant la Joconde, était coauteur des photographies faites par son assistante car il avait imposé son choix dans la composition et la mise en scène du sujet, tandis que la photographe était responsable des cadrages, des contrastes et de la lumière. Nous tremblons pour Sorbelli si la Cour suprême est saisie. Ne va-t-elle pas le considérer comme un modèle qui doit, comme chacun sait, être beau et se taire ?

    Les artistes du XXe siècle n'ont cessé de casser les cadres, de les déborder, de défier le temps en pratiquant l'éphémère, de défier la paternité en lui opposant l'attribution à autrui (l'acheteur, pour Philippe Thomas et sa société « Les «ready-made» appartiennent à tout le monde » ), ils « empruntent » des images et se les attribuent (Gianni Motti), se citent bien plus que ne le leur permet l'article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle, ils volent des images, les lacèrent, les ralentissent... Il y a, à l'évidence, dans ces pratiques, celles que le juge doit réguler quand elles causent, parfois, un dommage précis dont l'artiste doit pouvoir rendre compte. Mais pour le reste, est-ce au juge de dire ce qui est Art ? Qu'un acheteur qui n'a même pas pris la peine de retourner l'oeuvre qu'il a acquise chez Me Cornette de Saint-Cyr (célèbre pour ses ventes d'art contemporain) fasse triompher son ignorance et son absence de curiosité, et que la Cour de cassation, pour protéger les intérêts d'une prétendue victime de l'art contemporain, décide que l'oeuvre n'est pas un Spoerri, voilà qui laisse particulièrement songeur.

    Conclusion : qui trompe qui ? L'ignorance est-elle une erreur ? La démarche de Spoerri était connue, revendiquée, et ici, nous semble-t-il, explicite dès le catalogue par la mention « pris ». Si ce « pris » n'a pas été vu par l'acheteur, est-ce par une ignorance qu'il peut imputer à faute à autrui ? Le commissaire-priseur eut-il dû, par un encart saisissant, désigner Spoerri comme voleur, usurpateur, faux artiste, pour passer les fourches caudines de la Cour de cassation? Alors qu'il désigne l'oeuvre comme « tableau-piège » ? La cote de Spoerri tient compte de la démarche artistique de celui-ci. Ainsi, nul doute que, si l'oeuvre venait à être revendue, elle ne serait nullement dévalorisée par la révélation, qui n'est un secret pour personne, que Spoerri l'a fait réaliser par un enfant ! Donc, nul préjudice, non plus, du fait d'avoir acquis une oeuvre plus haut que sa valeur réelle, ce qui est souvent le but du vendeur, lequel est, pour le coup, légitimement sanctionné.

    Reste le prétendu préjudice « affectif », rapidement évoqué par certains(17), que l'acheteur pourrait invoquer, attendant de l'auteur qu'il ait fait l'oeuvre pour s'y attacher... Vue sa connaissance de l'objet, de son affect putatif, on se contentera de rappeler qu'il est difficile d'aimer sans connaître, et que la curiosité, en art, n'est pas un vilain défaut. En tout état de cause, puisqu'il a attendu trois ans pour tourner le tableau et découvrir le texte, pourtant annoncé dans le catalogue, l'acheteur pourrait, au contraire, évoquer l'attachement et la rupture bête et brutale, comme dans la chanson...

    Notons une remarquable résistance de la Cour d'appel de Paris. Qu'en pensera la Cour d'appel de Versailles, laquelle, si elle résiste encore, nous vaudra un arrêt d'Assemblée plénière ? L'espoir reste permis.

    Mots clés :
    VENTE * Vente aux enchères * Tableau * Authenticité * Artiste * Signature

    (1) TGI Paris, 11 mars 1998, inédit.


    (2) CA Paris, 1re ch. A, 18 oct. 1999, inédit.


    (3) Cass. 1re civ., 5 févr. 2002, B. Edelman, L'erreur sur la substance ou l'oeuvre mise à nu par les artistes, même ! D. 2003, Chron. p. 436 ; Defrénois 2002, p. 761, chron. E. Savaux ; Propr. intell. 2002, p. 51, note P. Sirinelli.


    (4) CA Paris, 1re ch. G, 8 oct. 2005, inédit.


    (5) Cass. 1re civ., 7 nov 1995, D. 1995, IR p. 266.


    (6) Cass. 1re civ., 13 janv. 1998, D. 1999, Somm. p. 13, obs. P. Brun ; D. 2000 Jur. p. 54, note C. Laplanche.


    (7) Cass. 1re civ., 22 févr. 1978, D. 1978, Jur. p. 601 (pour les réf. complètes de l'affaire, V. note préc.).


    (8) Cass. 1re civ., Bull. civ. I, n° 111 ; D. 2002, IR p. 1470.


    (9) Cass. 1re civ., 6 mai 1997, D. 1998, Somm. p. 192, obs. C. Colombet ; RIDA 1997, n° 174, p. 231, obs. A. Kéréver.


    (10) Cass. 1re civ., 15 mars 2005, Bull. civ. I, n° 134 ; D. 2005, Jur. p. 1645, note P. Allaeys, et AJ p. 1026, obs. J. Daleau ; Légipresse 2005, n° 221 ; Cours et tribunaux, n° 221-12, p. 73-76, obs. J.-M. Bruguière.


    (11) B. Edelman, chron. préc., note 3 ; TGI Tarascon, 20 nov. 1998, D. 2000, Jur. p. 128, note B. Edelman ; B. Edelman, De l'urinoir comme un des beaux-arts : de la signature de Duchamp au geste de Pinoncely, Chron. p. 98 ; contra, A. Tricoire, L'épreuve du droit, retour sur l'affaire Pinoncelli, Vacarme n° 15, p. 20.


    (12) V. les deux chroniques préc. de B. Edelman.


    (13) T. De Duve, Voici 100 ans d'art contemporain, Ludion-Flammarion 2000, p. 41.


    (14) De Duve in ibid., p. 32.


    (15) Cass. 1re civ, 13 nov. 1973, D. 1974, Somm. p. 533, obs. C. Colombet.


    (16) CA Paris, 3 déc. 2004, D. 2004, Jur. p. 1237, note E. Treppoz.


    (17) Y.-M. Serinet, CP EG n° 27, 3 juill. 2002, p. 1239.
     

     

  • 1 Mars 2006

    Le droit d'auteur des salariés menacés - Légipresse

    Le droit d'auteur des salariés

  • 16 Février 2006

    Le concours de beauté échoue à son examen du code de la propriété intellectuelle - Recueil Dalloz

    Recueil Dalloz 2006 p.517

    Dans un arrêt aux visées avant-gardistes, tant la chose qui prétendait à la protection du droit d'auteur était loin de l'oeuvre, la Cour d'appel de Versailles(1) accueillit la demande d'une salariée, responsable de la rubrique beauté du magazine Marie-France pour lequel elle avait conçu en 1981 un concours de produits cosmétiques, les oscars de la beauté. Rejoignant le magazine Marie-Claire en qualité de rédactrice beauté, Mme Hamel y apporta son prix en 1985, rebaptisé prix d'excellence de la beauté, dont Marie-Claire déposa la marque comme dénomination et sous forme figurative. Estimant que l'organisation du prix était une oeuvre originale, la salariée proposa, avant son départ en retraite, de céder ses droits d'exploitation à la société Marie-Claire. L'employeur déclina l'offre mais continua néanmoins d'exploiter le prix, estimant que la salariée n'en était pas propriétaire.

    Le Tribunal de grande instance de Nanterre, le 19 novembre 2003, condamna Marie-Claire à réparer les préjudices moral et patrimonial de l'auteur, fit interdiction de poursuite des actes contrefaisants et ordonna une mesure de publication.

    La Cour d'appel de Versailles confirma cette décision, au motif que l'organisation et la mise en oeuvre du prix « ne relèvent pas du domaine de l'idée mais de la création », « à partir du moment où elles se concrétisent selon des critères dont la combinaison est originale ». Pour qualifier l'originalité, la cour releva que la salariée avait sélectionné uniquement des produits de beauté sortis l'année précédente en les classant en différentes catégories, visage, maquillage, corps, solaires... ; qu'elle avait décidé de confier la sélection à un jury composé de journalistes spécialistes, défini les critères d'appréciation, à savoir l'innovation, l'efficacité, le plaisir à l'utilisation, le rapport qualité-prix, et en déduisit « que l'ensemble de ces choix, arbitrairement effectués par Mme Hamel, constituent les caractéristiques originales de ces prix et porte indiscutablement l'empreinte de la personnalité de son auteur ».

    Marie-Claire s'était subsidiairement défendue sur le caractère d'oeuvre collective du prix dont la dimension promotionnelle faisait partie intégrante et participait de l'oeuvre elle-même, argument auquel la cour ne répondit que partiellement, relevant que l'oeuvre ayant été créée pour Marie-France, elle ne pouvait être l'oeuvre collective de Marie-Claire. Cette solution, qui suscita un commentaire très défavorable(2) au motif que l'employeur aurait mis en oeuvre des moyens financiers, nous semble pourtant parfaitement logique : s'il suffisait que l'employeur mette en oeuvre les moyens de la réalisation d'une oeuvre pour qu'elle devienne collective, les livres et les films le seraient tous. Cet argument, s'il a été déféré à la Cour de cassation, n'a pas été tranché.

    En effet, la première Chambre civile, statuant sur le premier moyen soulevé uniquement, y fait droit par un attendu lapidaire : « Les règles d'un concours, même si elles procèdent d'un choix arbitraire, ne peuvent, indépendamment de la forme ou de la présentation qui ont pu leur être données, constituer en elles-mêmes une oeuvre de l'esprit protégée par le droit d'auteur ». L'arrêt est cassé sans renvoi, selon la redoutable procédure de l'article 627, alinéa 2, du nouveau code de procédure civile, ce qui montre que la Cour ne laisse aucune chance à la salariée de démontrer qu'elle a su donner une forme originale à ses « choix arbitraires ».

    Cette solution, qui repose sur le principe de la non-protection par le droit des idées, et qui illustre la nécessité de protéger la liberté de penser et de créer (I), est rendue à propos d'une idée non-artistique (II). On regardera si la distinction idée / forme garde toute sa pertinence au regard des pratiques artistiques contemporaines (III).
     
    I - L'appropriation des idées est contraire à la liberté de penser et de créer
     
    La distinction idée / forme utilisée par les juges pour départager les candidats au statut enviable d'auteur a pour but la protection de la liberté de créer. Elle fut fortement débattue entre juristes et économistes tout au long du XIXe siècle. Comme le montrent les passionnantes études de Laurent Pfister(3) et Dominique Sagot-Duvauroux(4), notre droit d'auteur est fondé sur un compromis entre deux conceptions qui se sont fortement affrontées, et dont les débats contemporains sur le droit d'auteur sont un écho non tari.

    Dans la lignée de Bentham, Montesquieu ou Rousseau, Renouard et Proudhon mettent en avant l'intérêt du public et mettent en garde contre l'appropriation du savoir, attentatoire à la liberté d'expression. Proudhon, qui met en cause la propriété conçue comme mode de protection des auteurs par le législateur révolutionnaire, prévient « qu'en dehors de l'écrivain propriétaire, on ne pensera plus ». Il propose, pour éviter ce danger, une théorie du double échange qui s'opèrerait au moment de la publication d'une oeuvre : « un échange avec le cessionnaire qui, en contrepartie d'une rémunération versée à l'auteur, obtient le droit exclusif de vendre l'ouvrage (acquisition de la forme) ; un échange avec la société qui, en contrepartie de la mise à disposition gratuite du fond commun des idées, bénéficie à son tour gratuitement de l'usage des idées contenues dans l'oeuvre de l'auteur (acquisition du fond) »(5). On voit bien que l'enjeu de la libre circulation des idées est au coeur de la préoccupation de Proudhon, et que l'oeuvre est envisagée comme telle, non pour la forme qu'elle adopte mais pour les idées qu'elle contient. Hugo, quant à lui, défendra le droit de l'auteur sur son oeuvre avant publication, mais, sensible à la théorie du droit d'auteur comme contrat social, il ira jusqu'à contester la transmission des droits aux héritiers : « Avant la publication, l'auteur a un droit incontestable et illimité [...]. Mais dès que l'oeuvre est publiée, l'auteur n'en est plus le maître. C'est alors l'autre personnage qui s'en empare. Appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. C'est ce personnage là qui dit : je suis là, je prends cette oeuvre, j'en fais ce que je crois devoir en faire, moi, esprit humain ; je la possède, elle est à moi désormais »(6).

    Dans le même temps se développe la théorie de l'autonomie de l'art par laquelle, pour lutter contre la censure, Gautier et Flaubert insistent sur la forme, le travail sur la langue, l'appareil esthétique, qui permettent de mettre à distance l'écrivain et sa pensée : le narrateur n'est pas nécessairement l'auteur et les idées de l'un ne sont pas automatiquement celles de l'autre. Contre toute forme de dépendance de l'art à des valeurs qui lui seraient hétérogènes, la théorie de l'art pour l'art propose de considérer les oeuvres pour elles-mêmes et non plus comme véhicule d'une pensée immanente, transcendante ou tout simplement morale. Le droit moral, création jurisprudentielle de la deuxième moitié du XIXe siècle, permettra d'affirmer l'autonomie de l'auteur quant aux idées contenues dans l'oeuvre. Dans le même temps, la liberté de la presse sera affirmée par le législateur en 1881.

    Enfin, pour l'économiste américain Henry Carey, la propriété de l'auteur sur son oeuvre n'est que partielle en raison des emprunts que font les auteurs au fond commun des idées. Il compare l'auteur à un fleuriste composant de beaux bouquets avec les idées. C'est donc bien au nom de la libre circulation des idées que le droit conféré à l'auteur doit être modéré. Rejetant la propriété comme seul fondement du droit d'auteur, cette thèse soutient que la loi doit organiser la copropriété entre l'auteur et la société. Plus radicaux, les économistes Léon Walras ou Jules Dupuit soutiennent que les droits de propriété intellectuelle ne sont qu'une convention sociale à apprécier au regard de sa capacité à satisfaire l'intérêt général.

    La seconde conception s'appuie sur John Locke qui envisage la propriété comme naturelle et préexistant à l'intervention du droit. Elle est défendue d'abord par Diderot au nom de la protection des idées et de la pensée : « Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme si un ouvrage d'esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations, si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son coeur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l'immortalise, ne lui appartient pas ? »(7). A sa suite et pour les libéraux français du XIXe siècle et leur chef de file Frédéric Bastiat, s'il y a une propriété qui n'est pas contestable, c'est celle de l'auteur sur son oeuvre et la loi doit s'employer à protéger cette propriété(8). Pouillet, affirme que l'oeuvre consiste « dans une création, c'est-à-dire dans la production d'une chose qui n'existait pas auparavant et qui est tellement personnelle qu'elle forme comme une partie » de son auteur(9).

    On voit donc que la préoccupation de Renouard, pour qui « Donner et retenir la pensée est une impossibilité [...] le public [la] détient par un fait indestructible, [la] possède par une donation irrévocable »(10), est une idée que partagèrent également les libéraux(11). Forts de ce consensus, les juges ont rapidement admis que le droit d'auteur protège la manière dont les idées ont été mises en forme mais non l'idée elle-même. La liberté d'expression, de création, l'accès à la culture et la recherche sont ainsi protégés d'une appropriation qui les entraverait excessivement. Cet équilibre entre la protection de l'auteur et l'intérêt du public se retrouve au fondement de l'article 27 de la déclaration universelle des droits de l'homme qui protège à la fois, du point de vue du public, le libre accès à la vie culturelle et la libre participation au progrès scientifique et, du point de vue des auteurs, leurs droits patrimoniaux et moraux.

    Cependant, cette exclusion n'est inscrite nulle part dans le code de la propriété intellectuelle, car le législateur s'est bien gardé de donner une définition positive de l'oeuvre. Pas plus n'est-elle proposée aujourd'hui dans le cadre du projet de réforme âprement débattu. La loi indique seulement au juge selon quels critères il ne doit pas exclure les oeuvres de la protection (art. L. 112-1) et donne une liste ouverte d'oeuvres protégeables (art. L. 112-2) sans pour autant, on le sait, que la protection soit automatique, puisqu'il faut, selon les règles que les juges ont imposées aux candidats à la protection, que l'oeuvre passe le test de la forme originale.

    La dichotomie idée / forme ainsi formulée n'est pas nécessairement pour autant satisfaisante, dès lors que le droit d'auteur, en protégeant des genres d'oeuvres très disparates, prétend répondre de façon uniforme à des préoccupations qui vont parfois jusqu'à l'antagonisme. Une idée, on va le voir, peut être originale ou, à tout le moins, singulière ou innovante, et compter plus que la forme.
     
    II - L'idée non artistique
     

    L'idée scientifique peut évidemment être originale. La construction d'une théorie, celle d'un philosophe par exemple, est l'oeuvre de celui-ci, qui s'élabore d'ouvrage en article, se contrarie parfois, se confronte aux travaux des autres auxquels elle répond et dont elle se nourrit. Ce qui fait « oeuvre », ici, n'est pas ce que le droit appelle l'originalité de la forme et que tout un chacun nomme tournure des phrases ou élégance du style qui viennent, quand ils sont là, comme un supplément d'âme pour le lecteur, et comme un passage facilité vers la pensée de l'auteur. Ce qui fait « oeuvre », c'est le cheminement de la pensée dans ses articulations et dans sa démonstration. Or celui-ci n'est pas protégeable par le droit(12). Ce n'est pas la pensée de l'auteur que le droit protège mais la forme qui lui a été donnée. Que cette forme soit totalement dépourvue d'originalité et l'oeuvre, pour originale que soient les idées qui y sont contenues, ne serait pas protégée. Est-ce réellement le cas ? Un tribunal saisi de cette question, face à une vraie théorie ayant demandé, comme le disait Diderot, « ses plus belles heures » à son auteur, pourrait se montrer clément et juger protégeables l'articulation des idées, le plan, et affirmer, sans le démontrer beaucoup, qu'il trouve dans l'ouvrage la marque de la personnalité de l'auteur. Cela s'est vu. Ainsi, la biographie d'un homme politique fut jugée protégeable en ce que son auteur avait « organisé et classé des données historiques du domaine public selon un plan qui lui est propre ». « En agissant de la sorte, l'auteur a marqué cet ouvrage de l'empreinte de la personnalité »(13). On voit bien ici que la forme est plus que ténue puisque l'oeuvre est qualifiée de compilation, ce qui, on le sait, n'exclue pas la protection par le droit d'auteur (art. L. 112-3). Le choix arbitraire est donc bien prévu par le code comme le lieu possible de l'oeuvre, même si, vient de le rappeler la Cour de cassation avec force, il ne suffit pas.

    Encore faut-il que ce fruit du travail que l'on veut protéger ne soit pas celui d'un travail lambda, car sinon tout serait oeuvre, ce qui satisferait à une vision instrumentaliste du droit d'auteur, mais comprendrait le germe de son autodestruction en dévoyant ses visées. Si conférer aux artistes et aux auteurs un statut exceptionnel en contrepartie d'un service particulier rendu à la société, la création d'oeuvres de l'esprit, est indispensable pour protéger l'existence même de la création, en revanche, conférer ce statut exceptionnel à des intrus, des formes sans art, voire des idées sans art et sans forme, pose question. La Cour de cassation ne dit pas autre chose lorsqu'elle jugea non protégeable un simple travail de compilation d'information(14). Et, dans l'espèce commentée, elle ne dit pas autre chose en rappelant que le choix arbitraire n'est pas le signe de la création.

    Ce en quoi elle a parfaitement raison, car il n'y a, dans l'espèce commentée, aucun projet d'oeuvre. La salariée participe de la stratégie marchande du magazine qui l'emploie en inventant une forme de communication qui repose sur des « choix » qui n'ont en réalité rien d'arbitraire : on a rarement vu, pour choisir des produits de beauté, un jury de professeurs de droit, lesquels devraient trancher selon des critères comme la cherté, le non pratique, le désagréable... Ni dans la forme, ni dans le fond, il n'y avait, même à l'état de projet, l'intention de faire oeuvre. Plutôt que l'idée, non protégeable, l'intention nous semble un critère qui permettrait de départager les oeuvres positivement, bien qu'il ne suffise pas, puisqu'il faut que l'oeuvre soit incarnée, réalisée, produite, pour être protégeable. Mais l'alliance de l'intention et de la forme originale nous paraît bien plus aisée à construire pour le juge que la délicate distinction entre l'idée et la forme.

    L'idée commerciale ou promotionnelle. On remarquera que la notion de choix arbitraire intervient toujours dans des espèces très éloignées des beaux-arts, dans lesquelles l'idée n'est pas l'idée de faire oeuvre, mais de promouvoir ou de vendre, ce qui contraint les juges à préciser la raison pour laquelle ils accordent ou refusent la protection.

    Ainsi, une carte des vins comportant en abscisse les régions, et en ordonnée les années, avec des mentions de petite année à année exceptionnelle aux croisées du tableau n'est pas jugée originale, mais la Cour eût tout aussi bien pu dire qu'elle n'était pas qu'une idée(15).

    En revanche, un plan de cimetière a pu être jugé protégeable parce qu'il révélait une empreinte originale particulière, conséquence du choix arbitraire des auteurs révélateur de leur personnalité, dans le dessin, les photographies, la présentation de la chronologie (nécrologie ?) des personnes disparues, le commentaire en cinq langues, la reproduction des lignes de métro et RER et l'agencement de l'ensemble dans une présentation destinée à être attractive(16).

    Un salarié qui avait refait pour un concurrent de son précédent employeur une plaquette publicitaire similaire, se défendit, une fois n'est pas coutume, d'avoir fait oeuvre, et fit valoir que l'idée publicitaire ayant pour objet de promouvoir des services en rapport avec la gestion du courrier dans les entreprises n'était pas protégeable non plus que les éléments nécessaires à la présentation de cette idée. Il reprochait à la cour d'appel de l'avoir condamné sans rechercher si les éléments similaires n'étaient pas rendus nécessaires par la présentation de l'idée en cause et n'échappaient pas, de même que cette idée, à toute protection. La Chambre criminelle cassa l'arrêt car la cour d'appel avait condamné le salarié « sans préciser en quoi l'écrit copié comporterait un apport intellectuel de l'auteur caractérisant son originalité »(17).

    L'idée de compétition. Les règles d'un concours, énoncées comme la concrétisation de l'idée de concours, ne sont, elles-même, que des idées, décide dans l'espèce commentée la Cour de cassation. Cet arrêt sonne-t-il le glas de ce que la Cour suprême semble considérer comme une dérive, comme elle a déjà été amenée à le dire, on l'a vu, à de nombreuses reprises ? Une décision précédente de la Cour d'appel de Paris eut probablement trouvé peu de grâce à ses yeux. Avait été jugé protégeable un projet de jeu télévisé qui ne se limitait pas à poser une règle abstraite, mais décrivait une règle précise détaillant l'atmosphère et la philosophie du jeu, ainsi que son déroulement, la comptabilisation des points, la teneur des questions et leur formulation etc. car « il constitue un assemblage original d'éléments connus en eux-mêmes qui révèle l'activité créatrice de ses auteurs »(18). Nul doute que, selon la Cour de cassation, nous étions là en présence d'une déclinaison d'idées mais non d'une forme.

    III - L'idée plastique et architecturale, entre forme et fonction
     

    Contrairement aux espèces qu'on vient de voir, il est des idées dont on considère traditionnellement qu'elles n'existent pas sans forme ; ce sont les idées plastiques. Qu'elles soient dites conceptuelles ou minimalistes ne change en rien leur incarnation dans une forme qui, pour être réduite, n'en est pas moins le lieu et la forme concrète de l'oeuvre.

    Les oeuvres architecturales, comme les oeuvres plastiques contemporaines, sont, depuis le début du XXe siècle et les grands mouvements qui ont secoué l'esthétique du XIXe, souvent conçues et réalisées à partir d'idées épurées, ce qui ne va pas sans poser le problème de leur protégeabilité.

    En retenant qu'un architecte ne démontre pas « que la division de l'immeuble en trois masses constitue une oeuvre originale digne de la protection » du droit d'auteur(19), la Cour d'appel de Paris rejeta ce parti pris dans le domaine des idées. Lorsqu'elle ajouta qu'il « ne justifie pas davantage avoir fait preuve d'originalité créatrice, révélatrice de sa personnalité en faisant édifier en 1970 une façade d'immeuble comportant un pignon et deux bandeaux horizontaux de couleur blanche, des panneaux verticaux de couleur brune et des allèges de fenêtres de couleur marron orangé et ne démontre pas qu'il est l'auteur du choix des couleurs desdits panneaux », elle persista, alors qu'elle décrit une forme précise et non plus une simple idée, à rejeter la forme décrite comme non protégeable. Or, ici, l'idée est devenue forme. Son l'originalité nous semble avoir été déniée pour des raisons tenant au cas d'espèce et au fait qu'il s'agissait d'une réalisation HLM, donc à vocation à la fois utilitaire et sociale.

    Cet arrêt nous semble critiquable. En effet, l'architecte avait pris soin d'expliquer que le parti pris architectural était « organisé en trois masses autour d'un noyau central avec soubassement noir », et faisait état de l'effet esthétique original des matériaux utilisés, argument auquel la cour ne répond pas. Or, qu'on l'appelle forme originale, choix esthétique, parti pris, l'originalité est le sens sensible de l'oeuvre.

    On se rappelle que dans l'affaire Bull, l'architecte n'avait pu s'opposer, en vertu de son droit moral, à la modification de sa façade(20) : la Cour de cassation avait décidé que « la vocation utilitaire du bâtiment commandé à un architecte interdit à celui-ci de prétendre imposer une intangibilité absolue de son oeuvre ». Là, le droit moral avait singulièrement reculé en raison de la fonction de l'oeuvre.

    Dans l'arrêt de la Cour d'appel de Paris, le rejet de la protection de l'oeuvre architecturale nous semble teinté d'une évaluation du mérite de l'oeuvre, lequel n'est pas suffisant pour empêcher l'office HLM de percer une fenêtre dans la façade. Le fonctionnalisme du bâtiment et ses nécessités contingentes sont évidemment pour beaucoup dans la décision rendue.

    La jurisprudence récente permet encore une illustration de cette distinction entre l'idée et la forme. Si la Cour de cassation refusait récemment de protéger, en matière de plan d'aménagement de boutiques, des « prescriptions et dessins réduits à des principes généraux exclusifs d'indication suffisamment concrètes et précises »(21), en revanche, la Cour d'appel de Paris condamnait la contrefaçon d'un projet type qui n'était pas une simple idée car « l'emplacement des meubles de présentation et d'assise est strictement défini, de même que la circulation de la clientèle ou encore la matérialisation des réserves à proximité du lieu d'accueil des clients et le positionnement de la caisse », « permettant une exécution répétée », répondant dès lors « à la nécessaire création et formalisation de l'idée »(22).

    En matière d'art contemporain, la Cour d'appel de Paris(23), dans une affaire opposant l'artiste Christo à un éditeur de cartes postales, décida que « l'idée de mettre en relief la pureté des lignes du Pont-Neuf et de ses lampadaires au moyen d'une toile soyeuse tissée en polyamide, couleur de pierre de l'Ile-de-France, ornée de cordage en propylène de façon que soit mise en évidence, spécialement vu de loin, de jour comme de nuit, le relief lié à la pureté des lignes de ce pont constitue une oeuvre originale susceptible de bénéficier à ce titre de la protection légale ». En revanche, Christo perdit lorsqu'il prétendit interdire l'emballage d'arbres sur une avenue parisienne : l'idée d'emballer des objets de l'espace public appartient à tout le monde(24).

    Conclusion:

    Il n'y a, dans l'espèce commentée, répétons-le, aucun projet d'oeuvre. La salariée n'a nulle intention de s'inscrire dans l'art, qu'il soit beau ou appliqué. Voilà un critère, l'intention, qui pourrait officiellement entrer en ligne de compte dans l'exercice de la qualification de l'oeuvre par le droit. Car, au travers de ce bref parcours de la jurisprudence, on voit combien il est difficile pour le juge d'aborder l'oeuvre de l'esprit sans tenir compte de sa propre subjectivité, alors même que l'oeuvre est, précisément, mais pas seulement, bien entendu, une adresse à la subjectivité.

    Mots clés :
    PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE * Oeuvre protégée * Idée * Forme * Règle de concours

    (1) 14e ch., 14 janv. 2004, RIDA 2004, n° 201, p. 280 ; Gaz. Pal., nov.-déc. 2004, p. 4015, note Dupont.


    (2) V. Dupont, préc.


    (3) La propriété littéraire est-elle une propriété ?, RIDA 2005, n° 205, p. 117.


    (4) La propriété intellectuelle, c'est le vol, Les majorats littéraires de Proudhon et autres contributions au débat sur le droit d'auteur au XIXe siècle, Presses du réel, 2002.


    (5) P.-J. Proudhon, Les Majorats littéraires, Oeuvres complètes, t. XVI, Librairie internationale, Paris, 1868, rééd. in D. Sagot-Duvauroux, op. cit.


    (6) In Victor Hugo, Le domaine public payant, discours à la séance du 21 juin 1878 du Congrès Littéraire International de Paris, in Le combat du droit d'auteur, textes réunis par Jan Baetens, Les impressions nouvelles, coll. Bâtons rompus, 2001, p. 159. Ce congrès est à l'origine de la Convention de Berne qui sera signée huit ans plus tard. Cette citation, pourtant portée à la connaissance de la Cour d'appel de Paris lorsque celle-ci a condamné, à la demande d'un héritier, la société Plon et F. Ceresa à un euro symbolique pour avoir publié une suite aux Misérables, n'a pas pesé autrement dans sa balance (CA Paris, 4e ch. B, 31 mars 2004, D. 2004, Jur. p. 2028, note B. Edelman ; RTD com. 2004, p. 474, obs. F. Pollaud-Dulian).


    (7) D. Diderot, Lettre sur le commerce de la librairie, in Diderot, Oeuvres complètes, t. VIII, Hermann, Paris, 1976, p. XX.


    (8) V. D. Sagot-Duvauroux, op. cit.


    (9) Traité de la propriété littéraire et artistique, Paris, 1879, p. 19 ; cité par L. Pfister, préc. note3, p. 159.


    (10) Renouard, Traité des droit d'auteurs dans la littérature, les sciences et les beaux-arts, t. 1, Paris, 1838, p. 436-437, cité par L. Pfister, in RIDA 2005, préc., note 3.


    (11) V. L. Pfister, préc. note 3, p. 161 s.


    (12) Cass. 1re civ., 8 nov. 1983, Bull. civ. I, n° 260 ; D. 1985, Somm. p. 309, obs. C. Colombet - Contra, T. civ. Marseille, 11 avr. 1957, D. 1957, p. 369, à propos d'hypothèse archéologiques ; et CA Aix, 13 janv. 1958, D. 1958, p. 142.


    (13) CA Paris, 4e ch., 6 déc. 1993, RIDA, juill. 1994, p. 382.


    (14) Cass. 1re civ., 2 mai 1989, Bull. civ. I, n° 180 ; D. 1990, Somm. p. 49, obs. C. Colombet.


    (15) Cass. 1re civ., 5 janv. 1999, D. 1999, IR p. 35.


    (16) CA Paris, 4e ch. A, 22 juin 1999, D. 1999, IR p. 229.


    (17) Cass. crim., 7 oct. 1998, Bull. crim., n° 248.


    (18) CA Paris, 4e ch. B, 27 mars 1998, D. 1999, Jur. p. 417, note B. Edelman.


    (19) CA Paris, 4e ch. A, 7 févr. 2001, D. 2001, Somm. p. 2551, obs. P. Sirinelli.


    (20) Cass. 1re civ., 7 janv. 1992, Bull. civ. I, n° 7 ; D. 1993, Jur. p. 522, note B. Edelman, et Somm. p. 88, obs. C. Colombet ; Quot. jur. 1992, n° 62, p. 11.


    (21) Cass. 1re civ., 17 juin 2003, D. 2003, AJ p. 2014 ; RTD com. 2004, p. 271, obs. F. Pollaud-Dulian.


    (22) CA Paris, 4e ch. A, 26 oct. 2005, Métropole Concept c/ André et Costa Imaginering, inédit.


    (23) 13 mars 1986, D. 1987, Somm. p. 150, obs. C. Colombet ; Gaz. Pal. 1986, 1, p. 238.


    (24) TGI Paris, 26 mai 1987, D. 1988, Somm. p. 201, obs. C. Colombet.

     
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    régimes auxquels les oeuvres peuvent être soumises : un

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    Interprétation du sens de l'affiche d'un film par le juge - Légipresse

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  • 26 Avril 2001

    L’épreuve de droit retour sur « l’affaire Pinoncelli » - Vacarme

    Le 25 août 1993, l’artiste comportemental Pinoncelli se présente devant le ready-made le plus célèbre de l’histoire de l’art, Fountain : un urinoir de commerce signé par Marcel Duchamp d’un faux nom et exposé à l’horizontale. Il pisse dedans puis le casse à coups de marteau. Il est condamné cinq ans plus tard à verser à l’État 286 000 francs, au titre des dommages et intérêts. Au cours du procès, il a invoqué son droit moral de co-auteur pour contester la restauration dont a fait l’objet Fountain, qui a effacé toute trace de son geste. L’affaire est un monstre, tant - en termes de droit - elle pose de questions. Un ready-made peut-il juridiquement être considéré comme une œuvre - et bénéficier à ce titre d’une protection ? Dans quelle mesure le geste de Pinoncelli requiert-il un discours institutionnel pour être reconnu ? L’État, en sa qualité de propriétaire, est-il en droit d’invoquer la protection d’une œuvre dont il n’est pas l’auteur ? Le droit est-il adéquat à certaines des pratiques artistiques de la modernité ? L’arrêt du Tribunal et les commentaires qu’il suscita montrent en tout cas sa difficulté, sinon à statuer, du moins à le faire d’une manière cohérente avec ses propres présupposés. Les cascades de justifications par lesquelles le droit tente ici de faire entrer un objet inappropriable dans ses catégories ont au moins le mérite tout involontaire d’être pour le lecteur non averti le vecteur d’une irrépressible hilarité - la plus belle œuvre de Pinoncelli ?

    Agnès Tricoire est avocate. Elle revient sur le jugement.

    New York, 1917. Marcel Duchamp se procure un urinoir chez Matt, un drugstore de Manhattan. Sous le pseudonyme de Richard Mutt, il le propose sans succès à une exposition libre de sculpture, après l’avoir intitulé Fountain et renversé, de sorte qu’il soit inutilisable dans sa fonction première. « Certains, écrit-il dans la revue The Blind Man , ont prétendu que c’était du plagiat » ; d’autres ont mis l’accent sur l’absence d’exécution personnelle. Pourtant, « que Mr Mutt ait fabriqué ou non la fontaine de ses propres mains n’a aucune importance. Il l’a CHOISIE. Il a pris un objet de la vie quotidienne, l’a mis en situation de façon à faire oublier son caractère utilitaire par un nouveau titre et un nouveau point de vue - et il a créé une conception nouvelle de cet objet. »

    Le geste de Duchamp est sans doute l’acte le plus commenté de l’histoire de la modernité. En résumé, il réfute qu’il y ait, dans une œuvre d’art, une qualité essentielle ; il propose un processus artistique déconnecté de la fabrication ; et il bouleverse la définition de l’œuvre en abandonnant le critère de la forme au profit de celui de la présentation.

    Ce faisant, le ready-made de Duchamp défie encore aujourd’hui l’appréhension des œuvres par le droit  : en effet, celui-ci ne peut faire l’économie d’une identification de son objet, c’est-à-dire de la production de critères d’appréciation de l’œuvre d’art en tant que telle. Or le critère que s’est donné le droit trahit une esthétique encore ancrée dans le XIXème siècle. Le ready-made brouille, sans pour autant la dissoudre, la piste de l’originalité, clé de voûte de la définition juridique de l’œuvre d’art. Pour être « originale », une œuvre ne doit pas être la simple reproduction d’une œuvre exis-tante. Mais - et c’est ce qui distingue le droit de la propriété artistique et littéraire de celui de la propriété industrielle, qui fonde objectivement la protection sur la nouveauté - l’originalité de l’œuvre d’art est à chercher dans la façon dont elle exprime la personnalité de l’auteur.

    Duchamp questionne la frontière entre l’objet industriel et l’objet artistique - « Les seules œuvres d’art produites par l’Amérique sont ses appareils sanitaires et ses ponts. » Il rend par ailleurs impossible l’identification de l’originalité à l’exécution matérielle de l’œuvre. L’originalité, dans ce cas, relève aussi et peut-être d’abord de l’idée. Or les idées sont de libres parcours. En droit, la question posée par Fountain est donc de savoir si elle présente suffisamment, dans sa forme, de caractéristiques originales (signature, présentation) pour être qualifiée d’œuvre .

    Pour la petite histoire, l’édition 1917 de Fountain - « l’original » ? - a été perdu. Duchamp en fit des « reproductions » à l’identique en 1964. C’est l’une d’entre elles qui fut acquise 1986, avec douze autre ready-made, par le Centre Pompidou, pour la somme d’un million trois cent mille francs.

    Duchamp au Carré

    Nîmes. 25 août 1993. Le Fountain du Centre Pompidou est montré dans l’exposition inaugurale du Carré des Arts, « L’Objet dans l’art au XXème siècle ». Pierre Pinoncely, alias Pinoncelli, se présente devant l’œuvre de Duchamp, urine dans le bloc de porcelaine et lui donne un violent coup de marteau.

    Pinoncelli n’en est pas à son coup d’essai. En 1969, il avait perpétré un « Attentat culturel contre André Malraux », en l’aspergeant au pistolet à peinture lors de l’inauguration du Musée Chagall.

    Ici, Pinoncelli se réclame de Duchamp pour justifier son geste. 1) Il s’agit d’« achever l’œuvre de Duchamp, en attente d’une réponse depuis plus de quatre-vingts ans ; un urinoir dans un musée doit forcément s’attendre à ce que quelqu’un urine dedans un jour, en réponse à la provocation inhérente à la présentation de ce genre d’objet trivial dans un musée (...). L’appel à l’urine est en effet contenu ipso facto - et ce dans le concept même de l’œuvre - dans l’objet, vu son état d’urinoir. L’urine fait partie de l’œuvre et en est l’une des composantes (...). Y uriner termine l’œuvre et lui donne sa pleine qualification. » 2) Il s’agit aussi de prendre au mot les propositions de Duchamp, pour qui le ready-made était réciproque : on devait pouvoir, disait-il, « se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser ». Or Pinoncelli, en pissant dans l’urinoir, lui a rendu sa fonction initiale, c’est-à-dire aussi son statut d’objet industriel. Il n’a donc pas cassé une œuvre d’art, mais « un simple objet industriel de série ».

    Le 26 août 1993, Pierre Pinoncely comparaissait devant le Tribunal correctionnel de Nîmes, qui le condamnait pénalement pour « dégradation d’un objet d’utilité publique » à un mois de prison avec sursis.

    En 1996, Fountain fut à nouveau présenté dans l’exposition « Masculin Féminin ». Il avait été restauré par Mme Nollinger pour un coût de 16 336 francs et 80 centimes. Restauration efficace, puisqu’un huissier dépêché sur place n’y observait « aucune trace de dégradation apparente » : le geste de Pinoncelli était effacé.

    L’affaire n’était pourtant pas terminée. Fountain avait été assurée par l’État pour 450 000 francs. Après la dégradation, puis la restauration de la pissotière, M. Privat, expert de la société d’assurance AXA, estimait que l’œuvre avait perdu 60% de sa valeur. Selon une conservatrice du Musée national d’arts modernes, l’œuvre avait subi un préjudice matériel - « la restauration est parfaite, mais visible, et la pièce est très fragilisée » - mais surtout, l’intégrité de Fountain était profondément atteinte sur le plan intellectuel : l’urinoir avait perdu « son statut de ready-made neuf et intact, sans passé, sans usure » ; mieux, « sa fonction (...) d’objet tout trouvé, prêt à l’emploi de l’art, donc d’art tout fait », ainsi que « son statut de simulacre commercial » - Fountain était, rappelons-le, une réédition - « disparaissaient par force ». C’est pourquoi le ministère de la Culture saisissait le Tribunal de grande instance de Tarascon d’une demande en dommages et intérêts contre Pinoncelli.

    Ce dernier contestait avoir dénaturé l’œuvre : il prétendait l’avoir « prolongée » et « achevée ». En outre, il se considérait lésé dans son droit d’auteur, par la restauration commanditée par l’État, dans laquelle il voyait l’annulation pure et simple de son geste et l’effacement de sa contribution de co-auteur : « Si les responsables artistiques du Centre Georges Pompidou avaient compris [sa] démarche, ils auraient laissé l’œuvre de Duchamp telle que Pinoncelli l’avait marquée et l’auraient exposée telle quelle. » Il invoquait donc son droit moral sur l’œuvre cassée redevenue œuvre grâce à son geste. C’est encore sur le terrain du droit qu’il se plaçait quand, recourant à la notion juridique d’œuvre, il estimait avoir augmenté la valeur de l’œuvre « originale ». L’œuvre-puis-objet-puis-œuvre « devenue “unique”, avait en plus une forte valeur ajoutée par rapport au “multiple” qu’était l’urinoir ».

    L’art des juges

    Tarascon, 20 novembre 1998. Le Tribunal de Grande Instance condamne Pinoncelli à rembourser à AXA le prix de la restauration de Fountain (16 336,80 francs) ainsi que les 270 000 francs correspondant aux 60% de perte de valeur de l’œuvre de Duchamp consécutive à son geste. Dans une chronique intitulée « De l’urinoir comme un des beaux arts : de la signature de Duchamp au geste de Pinoncely » (Dalloz 2000, p. 98), Bernard Edelman salue cette décision dans les termes qu’on réserve aux œuvres d’art : elle est, dit-il, un « coup de génie ». Contre-pied :

    La décision commence ainsi :

    « L’action de pénétrer dans un musée, armé d’un marteau, d’uriner dans une des œuvres exposées puis d’utiliser le marteau pour la briser s’inscrit (...) dans le cadre de la responsabilité pour faute. En effet, si uriner dans un urinoir peut rendre l’objet exposé comme une œuvre d’art à son usage premier, nul ne peut prétendre qu’une pissotière s’utilise à coups de marteau. Tout est dit pour le juriste. »

    Le juriste aurait pu s’arrêter à ce qu’il appelle « un syllogisme incontournable ». Il choisit néanmoins d’expliquer sa décision, soucieux de se défendre « de l’imperméabilité supposée de l’institution judiciaire à toute démarche “artistique d’avant-garde” ». Pourtant, on peut déjà soupçonner, dans l’expression « objet exposé comme une œuvre d’art », une réserve quant à la qualification d’œuvre de Fountain, tout comme dans les guillemets qu’il accole à l’expression « artistique d’avant-garde ». On peut aussi s’étonner qu’à ce stade du raisonnement, le Tribunal semble admettre avec Pinoncelli que le happening ait modifié l’identité de Fountain en le faisant déchoir du statut d’œuvre au banal statut d’objet.

    La suite est en effet un édifiant exercice de rhétorique qui feint ne pas se prononcer sur la qualification d’« œuvre de l’esprit » - au sens où l’entend le droit d’auteur - du geste de Duchamp et de celui de Pinoncelli, mais qui n’en dit pas moins. Le Tribunal affirme que « le raisonnement juridique » se trouve confronté à « une double mystification » :

    • La mystification de Duchamp, d’abord : sa démarche « s’inscrit dans le débat, initié par quelques provocateurs, sur les relations entre l’art et la société industrielle ». Duchamp aurait créé des œuvres dépourvues d’émotion esthétique, « par la seule force de l’esprit, en se contentant de déclarer “œuvre” d’art de simples objets de la vie courante ».
    • La mystification de Pinoncelli, ensuite, qui « s’arroge un droit de “valorisation” par le marteau de la création d’autrui et pousse la théorie de l’art conceptuel jusqu’à revendiquer l’absolution totale pour ses actes dès lors qu’il les a déclarés symboliques ».

    On ne saurait être plus clair : le ready-made n’est pas une œuvre d’art ; c’est une « mystification » à laquelle s’est laissé prendre l’État français. Sans doute le Tribunal accorde-t-il à l’État des circonstances esthétiques atténuantes en rappelant que « le concept de ready-made n’est qu’un des multiples aspects de l’œuvre de Duchamp ». La tentation moralisatrice ne change toutefois rien à l’affaire : il s’agit de protéger les intérêts financiers de l’État.

    Quant à Pinoncelli, le Tribunal s’avance plus à découvert. S’il se garde de lui dénier la qualité d’artiste, il « s’interroge » « sur le point de savoir en quoi [son] intervention continue tout ce que l’œuvre de Duchamp comporte de provocation et de canular » et « en quoi le regard du spectateur sur “l’œuvre d’art en général” pourrait s’en trouver changé ». Or « l’artiste paraît avoir des difficultés à assumer (la) singularité (de) son action artistique » - quand bien même le bris des œuvres d’autrui est une activité qui le rend familier des tribunaux - et « se drape » dans sa dignité d’« artiste de comportement » pour s’affranchir des conséquences de ses gestes : « Sitôt le coup de marteau donné, le geste artistique posé, tout disparaît, l’acte et ses conséquences. » Ce geste, conclut le Tribunal, relève bien d’une mystification : parce qu’il prétend « valoriser » l’œuvre de Duchamp ; et parce qu’il prétend fuir, sous prétexte d’art comportemental, les conséquences financières de son acte.

    Ici le Tribunal dévoie la description que fait Pinoncelli de son geste artistique. Ce dernier n’est certes pas avare de termes pour qualifier son geste - il s’agit d’« achever », de « terminer », de « prolonger » l’œuvre de Duchamp -, mais il réserve le verbe « valoriser », non à son acte, mais à ses conséquences. C’est toute la différence entre mystification et divergence de vue.

    L’analyse des œuvres de Duchamp et de Pinoncelli en termes de mystification était cependant un préalable nécessaire à la stratégie des juges : prendre Pinoncelli à son propre piège. Ils commencent donc par souligner le « légitime souci » de Pinoncelli de « voir reconnu le caractère artistique de son geste qui, pour être éphémère, n’en a pas moins eu des conséquences durables ».

    Or cette reconnaissance passerait par « l’évaluation patrimoniale de l’impact de ce geste sur l’objet du désir artistique » : c’est là que le Tribunal dérape. « Il est permis de penser, poursuit-il, que par sa requête, le ministre de la Culture, loin de se comporter en mercanti inaccessible à l’évolution de l’art contemporain, entend que soit évalué le contenu artistique du geste de Pinoncelli ». Pinoncelli n’ayant pas, par son geste, contesté la portée artistique de celui de Duchamp, il ne peut donc ignorer la valeur de l’urinoir avant son intervention, ni prétendre que l’urinoir cassé ne vaut rien. Pour que soit reconnu le « caractère artistique » du geste de Pinoncelli, le Tribunal se dit donc contraint de le condamner à verser des dommages et intérêts à l’État : « Ainsi seulement peut prendre tout son sens la revendication de Pinoncelli de voir son geste artistique faire corps avec l’œuvre de Duchamp. » Ce qu’il fallait démontrer.

    Rien que le droit

    « Où l’on peut voir que la légitime revendication, par l’État français, d’une juste indemnisation de l’atteinte portée à son patrimoine n’est en rien opposée à l’approche symbolique et conceptuelle que revendique Pinoncelli. » La pirouette rhétorique serait amusante, si son ironie ne révélait pas une idéologie contestable. On peut en effet s’inquiéter qu’une décision de justice ouvre des portes qu’on espérait fermées depuis longtemps. Voilà qu’un Tribunal prétend définir le contenu artistique d’une œuvre - ou d’un geste qui se dit œuvre - en faisant fi de ce qu’en dit lui-même l’artiste. Voilà qu’un Tribunal se mêle du processus artistique en prétendant que par la condamnation qu’il prononce, il fait entrer un acte dans la sphère de l’art. Voilà des magistrats qui se substituent à la fois à l’artiste poursuivi et à l’institution de l’art. Le « coup de génie » salué par Bernard Edelman ressemble fort à une inquiétante extension de prérogatives.

    Il y avait pourtant des moyens de raisonner en droit. S’il voulait absolument coincer Pinoncelli, le Tribunal pouvait, par exemple, lui rappeler le vieux principe juridique selon lequel « nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude ». En dégradant un bien public, Pinoncelli avait sciemment commis une faute, pour laquelle il avait d’ailleurs été pénalement condamné à Nîmes. Il devait donc logiquement réparer le préjudice causé par cette faute.

    Le Tribunal pouvait aussi, à l’instar de Pinoncelli qui s’estimait lésé dans son droit moral par la restauration de Fountain, se situer sur le terrain du droit d’auteur. Nul ne peut en effet forcer un artiste à accepter que son œuvre soit transformée, détruite ou dénaturée, même par un autre artiste. Ce droit au respect de l’œuvre se transmet aux héritiers. Or Pinoncelli ne pouvant démontrer qu’il avait l’accord de Duchamp ou de ses ayant-droits, il ne pouvait s’intituler co-auteur de Fountain.

    Notons toutefois que ce terrain était dangereux pour l’État qui, pour être propriétaire de l’œuvre, n’est pas titulaire du droit moral. Or les héritiers s’étaient bien gardés de se manifester. Dans ces conditions, le Tribunal pouvait considérer que l’État n’était pas recevable à agir contre la dénaturation de Fountain.

    Pourtant, l’argumentation de la conservatrice de Beaubourg ressemblait fort à une invocation du droit moral. Le geste de Pinoncelli aurait dénaturé le concept de l’œuvre, défini comme son « statut » d’objet « neuf et intact », sa « fonction » d’objet « tout trouvé », d’objet « d’art tout fait ». L’État, avec son assureur AXA, estimait que la dénaturation de Fountain lui avait fait perdre 60% de sa valeur - chiffre d’ailleurs admis par le Tribunal, sans tenir compte des constatations de l’huissier de Pinoncelli qui n’avait pu déceler, après restauration, « aucune trace de dégradation apparente ».

    Le Tribunal accueillit telle quelle la prétention de l’État : « Le préjudice patrimonial de l’État, écrit-il, résulte des dommages causés à l’œuvre de Duchamp, qui se retrouve tant dans le concept de ready-made que dans l’objet lui-même. » La plume du Tribunal aurait-elle dépassé son intention ? Le droit d’auteur, on l’a vu, ne permet pas la protection des idées, mais seulement des formes originales. Dans ces conditions, le concept de ready-made - une idée - ne peut être considéré comme la propriété de Duchamp. Seul Fountain, en tant que ready-made singulier, est cité pertinemment par le Tribunal comme pouvant faire l’objet d’un dommage. Les juges suggèrent pourtant que le concept de l’objet exposé comme œuvre d’art est aussi susceptible de subir un dommage.

    Le Tribunal est donc particulièrement aventureux quand - alors qu’il refuse de qualifier juridiquement Fountain comme une œuvre protégée - il prétend apprécier le préjudice causé au concept de l’œuvre, à sa fonction intellectuelle et à son fonctionnement en tant qu’œuvre.

    Mais il est également aventureux quand il remet en cause la distinction juridique entre le droit de propriété sur l’œuvre et le droit d’auteur.

    En d’autres termes, il admet que l’État puisse exiger des dommages et intérêts pour dénaturation du concept de son Duchamp, sans avoir à prouver que son Duchamp est une œuvre, et alors qu’il n’est pas titulaire du droit moral. Après tout, un artiste comme Christo dont on aurait peint l’emballage en rose alors qu’il l’aurait voulu jaune, devrait quant à lui justifier la protégeabilité de son emballage selon les critères du droit d’auteur pour pouvoir réclamer des dommages et intérêts sur le fondement de l’atteinte à l’intégrité de son œuvre.

    Paradoxes et compromis

    Imaginons que je brise un lit dans un musée.

    • Soit ce lit n’est pas présenté comme une œuvre - il sert, par exemple, au gardien de musée. En le brisant, je n’ai pas brisé pour autant le concept du lit. Réparer le dommage, c’est rembourser à son propriétaire le prix du lit.
    • Soit ce lit est représenté dans une œuvre par un monsieur qui dit « je suis un artiste ». En le brisant, c’est la représentation que je brise. Réparer le dommage, c’est rembourser le prix de l’œuvre.
    • Soit ce lit est présenté comme une œuvre par un monsieur qui dit « je suis un artiste ». En le brisant, je brise à la fois l’objet et sa présentation. Pour réparer le dommage va se poser la question de l’évaluation de la présentation.

    En droit, il n’y a qu’une alternative. Dans l’affaire de la pissotière, soit la présentation n’est pas l’œuvre - et le seul préjudice est le coût de la pissotière ; soit la présentation est l’œuvre - et c’est alors 100% du prix estimé de Fountain qu’aurait dû payer Pinoncelli.

    Le raisonnement des juges - tout comme celui de l’État - prétend sortir de cette alternative en estimant la valeur du dommage subi par Fountain à un pourcentage du prix total de l’œuvre. On comprend mal comment, dans le cas d’un objet non réalisé par l’artiste, le Tribunal peut évaluer la perte de concept de l’objet comme élément déterminant du préjudice sans faire de ce « préjudice conceptuel » tout le préjudice. Il n’y a pas de raison que le concept équivale à 60% du prix - et non à 49% ou à 18%.

    C’est pourtant ce que fait le Tribunal. Sans doute la qualité du plaignant - l’État - a-t-elle joué en faveur d’un étrange compromis. Au bout du compte, la seule certitude qu’on peut avoir en lisant ce jugement est que Fountain coûte 450 000 francs, pas que c’est une œuvre. Le Tribunal n’en pense toutefois pas moins, qui se dit soucieux de « rendre justice à l’État, malheureux propriétaire d’œuvres provocatrices », mais qui lâche, comme un dernier aveu : « Le Tribunal n’a pas à substituer ses propres choix artistiques à ceux de l’autorité compétente en matière d’achat d’œuvres. » Il faut croire que la tentation a été grande.

    Épilogue

    1917-2001. Les juristes sont toujours perturbés ; Marcel Duchamp rigole dans sa tombe.

    Agnès Tricoire

  • 21 Mars 2001

    L’épreuve du droit, retour sur l’affaire Pinoncelli - Vacarme

    Le 25 août 1993, l’artiste comportemental Pinoncelli se présente devant le ready-made le plus célèbre de l’histoire de l’art, Fountain : un urinoir de commerce signé par Marcel Duchamp d’un faux nom et exposé à l’horizontale. Il pisse dedans puis le casse à coups de marteau. Il est condamné cinq ans plus tard à verser à l’État 286 000 francs, au titre des dommages et intérêts. Au cours du procès, il a invoqué son droit moral de co-auteur pour contester la restauration dont a fait l’objet Fountain, qui a effacé toute trace de son geste.

    Disponible ici

  • 5 Novembre 1992

    Une carte des vins originale est une oeuvre protégeable - Recueil Dalloz

     

    Recueil Dalloz 1992 p.462


    Il résulte de l'art. 2 de la loi n° 57-298 du 11 mars 1957 que celle-ci protège les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit, quels que soient leur mérite et leur destination, dès lors qu'elles manifestent une part d'originalité ; le caractère utilitaire d'une carte des vins n'exclut pas qu'elle puisse recevoir protection au titre du droit d'auteur ;

    Spécialement, une telle carte est une oeuvre protégeable dès lors que, d'une part, si les appréciations portées sur les millésimes par un système de notation courant et qui ne s'écartent pas de l'opinion commune ne sont pas originales, les sélections opérées pour les années anciennes par des jugements propres excluent divers millésimes du classement pour certaines origines, et que, d'autre part, même si elle résulte de la combinaison d'éléments courants, la présentation des appréciations sous la forme d'un tableau comportant une dimension, une typographie, une disposition et des couleurs particulières, donne à la carte une physionomie particulière qui la distingue d'autres cartes du même genre(1).

    Texte intégral :


    Statuant sur l'appel interjeté par l'Association Compagnie des courtiers-jurés piqueurs de vins de Paris à l'encontre d'un jugement rendu le 8 nov. 1989 par le Tribunal de grande instance de Créteil dans un litige l'opposant à la Sté Le Cellier des halles et à M. Babin, ensemble sur les demandes incidentes des parties.

    Faits et procédure : - La Compagnie des courtiers-jurés piqueurs de vins de Paris, association reconnue d'utilité publique, fait éditer, chaque année, une carte des millésimes des vins de France qui se présente sous la forme d'un tableau comportant en abcisses les années et en ordonnées les crus considérés, une appréciation étant exprimée, à l'intersection de chacune de ces colonnes, sous forme de points ou de croix. Elle expose que cette carte serait une oeuvre protégée par la loi du 11 mars 1957 et elle précise qu'elle tire de sa vente, ainsi que des droits de reproduction versés par les entreprises auxquelles elle accorde l'autorisation de l'utiliser à des fins publicitaires, les ressources qui constituent ses moyens de fonctionnement. Elle prétend que sa carte a été contrefaite dans un catalogue de vins conçu en 1987 par M. Babin, graphiste, pour un négociant en vins et spiritueux, la Sté Le Cellier des halles. Par acte du 12 déc. 1988, l'association a fait assigner la Sté Le Cellier des halles et M. Babin devant le Tribunal de grande instance de Créteil pour les voir condamner, comme contrefacteurs, à lui payer une somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts sauf à parfaire, ainsi qu'une indemnité de 5 000 F pour ses frais irrépétibles. Elle a sollicité en outre qu'il soit fait interdiction, au besoin sous astreinte, à la Sté Le Cellier des halles de continuer à utiliser la carte des vins de France. Le Cellier des halles et M. Babin ont chacun conclu au débouté en contestant avoir reproduit la carte publiée par l'association demanderesse, en soutenant que cette carte, dénuée de toute originalité, n'était susceptible d'aucune protection sur le fondement de la loi du 11 mars 1957 et en faisant valoir que n'était rapportée la preuve d'aucun préjudice ; ils ont réclamé reconventionnellement des indemnités pour leurs frais non taxables de procédure. Par jugement du 8 nov. 1989, le Tribunal de grande instance de Créteil a estimé que la carte publiée par l'association non protégeable au titre du droit d'auteur ne pouvait avoir été contrefaite et il a débouté les parties de toutes leurs demandes tant principales que reconventionnelles.

    [...]

    LA COUR : - Sur le caractère protégeable au regard de la loi du 11 mars 1957 de la carte des vins de France publiée par l'association appelante : - Considérant que la Sté Le Cellier des halles et M. Babin soutiennent que la carte de l'Association Compagnie des courtiers-jurés piqueurs de vins de Paris est insusceptible de faire l'objet de la protection de la loi du 11 mars 1957, faute de réunir les caractéristiques d'oeuvre de l'esprit et d'originalité ; qu'ils reprennent, de ce point de vue, les motifs retenus par les premiers juges et font valoir : - que les appréciations portées sur la carte sont largement imprécises et ne font que correspondre de manière générale à celles de la presse quotidienne et spécialisée, - que l'association ne rapporte pas la preuve de ses allégations selon lesquelles sa carte serait le fruit des travaux de ses commissions d'experts, - que par ailleurs la présentation de la carte, similaire à celle de nombreuses autres cartes du même genre, dont certaines sont de création antérieure, n'a aucun caractère original et s'impose à toute personne qui veut établir une carte des millésimes des vins ; - Considérant que l'association appelante soutient, au contraire, que sa carte des millésimes constitue une oeuvre originale tant par sa présentation que par son contenu ; qu'elle prétend l'éditer depuis 1937 et relève que ses adversaires ne produisent aucune carte antérieure à cette date ; qu'elle affirme enfin que ses cotations résultent du travail collectif accompli chaque année par ses membres, dont les appréciations, qui font autorité, ne sont nullement la reprise des informations publiées par la presse, mais sont à l'inverse généralement recueillies par les journaux : - Considérant que les arguments des parties étant ainsi exposés, il convient tout d'abord de relever que les intimés versent aux débats de nombreuses cartes des millésimes des vins de France figurant sur des documents publicitaires diffusés par des négociants en vins, et dont la plus ancienne, qui remonte à 1961, comporte un classement des vins des principales régions productrices, exprimé par une note de 1 à 20, depuis l'année 1920 ; que l'appelante ne rapporte pas la preuve de ses affirmations selon lesquelles elle publierait sa carte des millésimes depuis 1937 ; qu'elle n'en produit pas d'exemplaire antérieur à 1984 ; - Considérant que l'association appelante verse notamment aux débats un exemplaire de sa carte pour l'année 1988 ; que le jugement entrepris a parfaitement décrit cette carte (de format 12 cm x 7 cm) sur laquelle sont indiquées, suivant une classification en cinq groupes signalés par des points ou des étoiles (petite année, année moyenne, bonne année, grande année, année exceptionnelle), les qualités des vins fins et de Champagne selon les années, toutes les années de 1974 à 1987 étant mentionnées, ainsi que certains millésimes (10) de 1955 à 1971 ; - Considérant que le tribunal a estimé que l'association ne pouvait pas revendiquer comme oeuvre de l'esprit les appréciations portées par elle sur les cartes qu'elle édite, et qu'elle n'apportait aucune preuve du caractère original de ces appréciations, au demeurant vagues et banales, la forme sous laquelle elle les présente s'imposant à toute personne qui voudrait établir un tableau chronologique et régional de la qualité des vins.

    Mais considérant qu'il résulte de l'art. 2 de la loi du 11 mars 1957 que celle-ci protège les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit quels que soient leur mérite et leur destination, dès lors qu'elles manifestent une part d'originalité ; que le caractère utilitaire de la carte publiée par l'association n'exclut donc pas que celle-ci puisse recevoir protection au titre du droit d'auteur ; - Considérant que le tribunal a justement considéré que, sur un plan général, l'association ne peut pas revendiquer d'originalité pour ce qui concerne les appréciations portées sur les millésimes, du moment qu'elle ne démontre pas que celles-ci, exprimées de manière très vague et suivant un classement en cinq groupes qui est un procédé courant de notation, s'écarteraient de l'opinion commune que traduit d'ailleurs de manière objective le cours moyen de chaque millésime d'un cru sur le marché ; - Considérant toutefois que, si, pour les années récentes, le choix des vins mentionnés apparaît pareillement banal, puisqu'il consiste à retenir les crus de toutes les principales régions productrices de vins fins (Bordeaux, Bourgogne, Beaujolais, Côtes du Rhône, etc.), il ressort de l'examen des cartes publiées par l'association et des explications données par elle qu'elle exclut du classement, pour les années anciennes, divers millésimes pour certaines origines, parce qu'elle estime que les vins considérés sont trop rares ou de qualité trop médiocre et que leur cotation ne présente pas d'intérêt suffisant ; que par les sélections supplémentaires ainsi opérées, procédant de jugements qui sont propres à l'association, les cartes publiées par celle-ci réalisent un apport original ; - Considérant par ailleurs que même si elle résulte de la combinaison d'éléments courants, la présentation des appréciations portées sur les vins, sous la forme d'un tableau comportant une dimension, une typographie, une disposition et des couleurs particulières, donne à la carte publiée par l'association une physionomie particulière qui la distingue d'autres cartes du même genre ; - Considérant que cette carte est susceptible de protection au titre du droit d'auteur dans la mesure des éléments d'originalité ci-dessus relevés : que le jugement entrepris a donc dénié à tort à l'association tout droit à se prévaloir des dispositions de la loi du 11 mars 1957 ;

    Sur la contrefaçon : - Considérant que l'association appelante soutient que la carte des qualités comparées des vins de France qui figure dans le catalogue diffusé par la Sté Le Cellier des halles constitue la contrefaçon de sa carte des millésimes parce qu'elle adopte la même présentation, que la classification des crus est la même, que l'annonce des années prestigieuses est identique, de même que les appréciations portées sur les vins de Champagne, et enfin parce qu'elle reproduit les mentions « la valeur de ces appréciations correspond à des moyennes » et « copyright » qui figurent sur sa carte ;

    Mais considérant que les similitudes détaillées par l'association, dont on relèvera qu'elle est évidemment mal-venue à prétendre bénéficier d'un monopole sur la mention « copyright », se rapportent pour l'essentiel à des caractéristiques qui sont communes à la plupart des cartes du même genre et sont imposées par la destination de ces cartes ; que ni la classification des crus, ni l'annonce des années prestigieuses, ni l'indication parfaitement banale pour les vins de Champagne que « les millésimes sont les meilleures années, les sans années sont généralement des assemblages suivis par chaque maison » n'ont de caractère original qui pourrait justifier leur protection ; - Considérant que la carte incriminée se distingue sensiblement de celle de l'appelante tant sur le plan graphique, en ce que la gamme des qualités des vins est figurée par des couleurs différentes et non pas par un nombre plus ou moins grand d'étoiles, que par des choix différents quant aux années cotées ; qu'ainsi elle ne reproduit pas les quelques éléments qui font l'originalité de la carte publiée par l'appelante, et ne constitue pas la contrefaçon de celle-ci ; - Considérant que les demandes d'indemnité et d'interdiction formées par l'association appelante au titre de la contrefaçon ne sauraient en conséquence prospérer ; - Considérant que l'équité ne commande pas qu'il soit fait application en la cause des dispositions de l'art. 700 NCPC ;

    Par ces motifs, confirme, par substitution de motifs, le jugement entrepris ; y ajoutant, condamne l'Association Compagnie des courtiers-jurés piqueurs de vins de Paris aux dépens d'appel, rejette toute autre demande des parties.

    NOTE

    [1] Selon la règle de l'unité de l'art, tout objet utilitaire peut être une oeuvre et bénéficier de la protection de la loi du 11 mars 1957 puisque son art. 2 précise qu'une oeuvre ne doit pas être jugée d'après sa destination. Cependant, pour être protégée par la loi, l'oeuvre doit avoir une forme originale : le juge doit rechercher si l'oeuvre porte la marque de la personnalité de son auteur. Cette condition permet de réserver la protection de la loi aux objets dont la forme n'est pas simplement fonctionnelle, mais résulte d'une démarche créatrice, d'une recherche esthétique de leur auteur.

    Cette frontière entre l'oeuvre et le produit a été cependant considérablement modifiée par l'arrêt BMW c/ Pachot (Cass., Ass. plén., 7 mars 1986, D.1986.405, concl. Cabannes, note B. Edelman ; D. 1987. Somm. 152, obs. C. Colombet et 206, obs. P. Langlois ; JCP 1986.II.20631, note Mousseron, Teyssié et Vivant ; Gaz. Pal. 1986.2.673, note J.-R. Bonneau) qui consacre un mouvement jurisprudentiel donnant la préférence à l'effort intellectuel plutôt qu'à l'effort créateur. S'agissant de la protection d'un logiciel, la Cour de cassation déclarait en effet qu'il était original, car « leur auteur avait fait preuve d'un effort personnalisé allant au-delà de la simple mise en oeuvre d'une logique automatique et contraignante et que la matérialisation de cet effort résidait dans une structure individualisée ». Le sens de l'originalité était profondément modifié. Elle ne servait plus à caractériser une démarche artistique puisqu'était dit original un « apport intellectuel », résultat non pas de la faculté de créer, mais de celle de faire des choix entre plusieurs hypothèses en utilisant les capacités de l'intelligence : connaissance et analyse.

    D'autre part, ce n'était plus la personnalité de l'auteur, marque de l'originalité, qui était recherchée dans l'oeuvre, puisque la cour décidait que le logiciel, comme résultat du travail d'une personne (effort personnalisé), était forcément singulier (donc original) comme « structure individualisée ». Or, si la personnalité s'exprime, dans une certaine mesure, par le simple travail, ce n'est pas la personnalité au sens où l'entend le droit d'auteur. La création est expression d'une certaine « idée du monde » : selon Hegel, « l'art renseigne l'homme sur l'humain », et le « but de l'art consiste à rendre à l'intuition ce qui existe dans l'esprit humain, la vérité que l'homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l'esprit humain »(1). On voit bien là la différence entre l'oeuvre qui « donne à penser » et l'objet qui est « objet de pensée »(2).

    Les conséquences de l'évolution de la notion d'originalité sont directement perceptibles dans le présent arrêt rendu par la 4e chambre de la Cour d'appel de Paris le 26 mars 1991 qui fait bénéficier une carte des millésimes des vins de France « présentée sous la forme d'un tableau comportant en abcisses les années et en ordonnées les crus considérés », et dans les intersections « une appréciation sous forme de points ou de croix », du statut d'oeuvre de l'esprit au sens de la loi du 11 mars 1957.

    Ce faisant, la cour protège ou suggère la protection d'idées (I). Elle s'interroge ensuite sur l'originalité des éléments qu'elle juge protégeables (II), qui sont d'ordre graphique (A), et textuels (B).
     
    I. - Les idées ne sont pas protégeables.
    La carte dont la protection était ici revendiquée comporte des éléments textuels dont la cour dit qu'à une exception près, qui constitue selon elle un « apport original » (B), ils sont « courants », c'est-à-dire banals, et donc non protégeables (A). Examinons ses motifs.
     
    A. - Les appréciations sur les vins.

    La cour relève que le procédé de notation utilisé pour les vins est « courant », et que les appréciations sur les vins (petite année, année moyenne, bonne année, grande année, année exceptionnelle) ne « s'écartent pas de l'opinion commune que traduit d'ailleurs de manière objective le cours moyen de chaque millésime d'un cru sur le marché ». Ces appréciations, que l'association appelante reproche à ses adversaires d'avoir copiées, ne lui sont donc pas personnelles, mais sont une compilation d'opinions courantes sur les vins. Or la Cour de cassation a fort heureusement rappelé, dans un arrêt récent visant l'art. 2, « qu'un travail de compilation d'informations n'est pas protégé en soi par la loi du 11 mars 1957 », et elle a cassé un arrêt de la Cour d'appel de Paris qui n'avait pas précisé « en quoi le texte ou la forme graphique de cette publication comportait un apport intellectuel de l'auteur caractérisant une création originale »(3). Il ne faut donc pas que l'absence de jugement sur le mérite ou la destination d'une oeuvre conduise à considérer que « tout est une oeuvre ».

    Or la cour d'appel semble considérer que la carte des vins pourrait être une oeuvre « en soi ». En effet si elle juge les appréciations sur les vins non protégeables, comme « combinaison d'éléments courants », sa motivation est surprenante : ces appréciations ne sont pas protégeables parce qu'elles sont « vagues » et « ne s'écartent pas de l'opinion commune ». Ce qui semble signifier a contrario que des opinions non « communes » sur tel millésime seraient reconnues protégeables. Ce serait ici confondre le sens commun de l'originalité, soit la singularité de l'idée ou de l'opinion, avec son sens juridique, qui est la présence dans la forme, mode d'expression de l'idée, de la personnalité de l'auteur. Le principe de la non-protection des idées doit s'appliquer ici car il s'oppose à ce que soient protégées des opinions, c'est-à-dire des idées personnelles sur un sujet donné : réfléchir, et parvenir dans sa réflexion à un résultat, n'est pas créer, car il n'y a pas d'intervention du penseur dans l'univers des formes qui est celui du créateur(4). Chacun doit être libre de s'exprimer sur un sujet déjà abordé précédemment, qu'il en juge différemment ou qu'il en juge de même, pour autant qu'il ne copie pas en cela la forme originale dans laquelle son opinion aurait déjà été exprimée. Les notations utilisées en l'espèce relevaient à l'évidence de l'opinion brute sans qu'aucune forme littéraire puisse être le lieu de l'originalité, et ce, que l'opinion soit banale ou originale. Comme l'a très justement relevé André Kerever dans son commentaire de l'arrêt(5), « que ces opinions brutes s'écartent ou soient conformes à l'opinion commune ne change en rien le fait qu'elles ne sont pas protégeables ».

    La cour s'est donc posé la question de l'originalité trop tôt, avant de se demander si elle était en présence d'une oeuvre qui requiert un fond et une forme, un contenant et un contenu.
     
    B. - La suppression de certains crus.

    La cour approuve le tribunal d'avoir décidé que le choix des vins (en ordonnées) pour les années récentes (en abcisses) est banal. Néanmoins, elle ajoute que « les cartes publiées par [l'association] réalisent un apport original » au motif que, pour les années anciennes, divers millésimes avaient été écartés car trop rares ou trop médiocres, de sorte que « ces sélections supplémentaires ainsi opérées » procédaient de « jugements propres à l'association ». En qualifiant cette sélection d'apport original, la cour d'appel confère à l'association appelante un monopole, qui n'est plus éventuel comme dans le cas des appréciations, sur une opinion, celle que le vin de telle année est trop rare ou trop médiocre pour apparaître sur sa carte.

    Or cette opinion apparaît d'autant moins protégeable qu'elle n'a pas de forme, puisque ces millésimes ont été supprimés. Le fait de ne pas faire apparaître un vin sur sa carte ne saurait donc permettre à l'association d'interdire à quiconque de faire également disparaître de sa propre carte le même vin.

    En effet, suivre le raisonnement de la cour reviendrait à admettre que l'idée est protégeable ... par son absence ! Or, si l'absence peut être protégée, comme une marque de style, ce n'est que dans l'hypothèse où elle prend (paradoxalement) une forme (cf. l'absence de la lettre « e » dans « La disparition » de Georges Pérec). Ce qui n'est pas le cas en l'espèce puisque la disparition en question n'a aucune forme littéraire. Le résultat auquel conduit la décision de la cour lorsqu'elle qualifie ces suppressions d'« apport original » est donc tout à fait critiquable.

    Plutôt que de conférer le statut d'oeuvre d'art appliqué à la carte des vins dont, après analyse, aucun des éléments textuels n'est protégeable, il aurait été préférable d'appliquer ici l'arrêt précité de la Cour de cassation du 2 mai 1989 qui déclare les compilations d'éléments banals non protégeables en elles-mêmes, et exige des juges du fond la recherche d'« un apport intellectuel caractérisant une création originale ». Qu'en est-il en l'espèce ?
     
    II. - La dérive de la notion d'originalité.
    La protection accordée par la cour à la carte des vins en question est limitée aux éléments de la carte qui sont jugés originaux, le reste pouvant être librement recopié. Ces éléments originaux sont de deux types. Il s'agit, d'une part, des éléments graphiques (A), et, d'autre part, des suppressions de millésimes (B).
     
    A. - Les éléments graphiques : originalité et singularité de l'oeuvre.

    La cour d'appel relève que « la présentation des appréciations ... sous la forme d'un tableau comportant une dimension, une typographie, une disposition, et des couleurs particulières, donne à la carte ... une physionomie particulière qui la distingue d'autres cartes du même genre ». La particularité, dont le terme revient deux fois dans ce motif, est donc pour la cour la marque de l'originalité. Ce qui traduit une transformation considérable du concept d'originalité qui, de subjectif, comme signifiant la présence de la personnalité de l'auteur dans l'oeuvre, devient ici objectif. Alors que rechercher l'originalité conduisait à examiner l'oeuvre en elle-même et dans son rapport avec son auteur, dire que l'oeuvre est particulière, c'est la comparer aux autres oeuvres, et dire qu'elle en est distincte.

    La particularité comme caractéristique de l'originalité de l'oeuvre se heurte à plusieurs objections.

    Elle se confond avec la condition de nouveauté utilisée en propriété industrielle qui implique l'examen d'un objet par rapport aux autres objets préexistants. Si telle était bien la signification que la cour a entendu donner à cette notion, le rôle de la condition d'originalité, qui était de distinguer les produits des oeuvres, ne serait plus rempli, et la loi de 1957 servirait de protection à tous les objets ne bénéficiant pas ou plus, pour des raisons variées, de l'une des protections prévues en propriété industrielle.

    D'autre part, on ne peut, comme le fait la cour, déduire, du fait qu'une oeuvre est distincte des autres, son originalité : en effet, juger qu'une oeuvre est originale parce qu'elle est distincte des autres revient à décider que sa physionomie particulière est le résultat d'un acte créateur. Or, cette déduction peut ne pas être exacte. Ce qui se distingue n'est pas forcément original (en l'espèce, la carte pouvait se distinguer des autres pour des raisons techniques ou pratiques et non pas artistiques), alors qu'à l'inverse, ce qui se ressemble peut être original (deux peintres représentant le même paysage peuvent faire chacun une oeuvre originale).

    En outre, il est permis de douter que choisir une couleur pour les traits d'un tableau, choisir une dimension, des caractères typograhiques, et une disposition, offre suffisamment de liberté pour que puisse s'exprimer la personnalité. On peut, en tout état de cause, regretter que la cour n'ait même pas jugé bon de se poser la question, d'autant que la Cour de cassation a affirmé à plusieurs reprises les limites de la théorie de l'unité de l'art en écartant de la protection de la loi du 11 mars 1957 les objets dont la forme est inséparable de la fonction(6).

    Le mouvement d'objectivation de la création dénoncé par B. Edelman dans son commentaire précité des trois arrêts rendus le même jour par l'Assemblée plénière (D. 1986.405) franchit ici une nouvelle étape. En effet, il n'est même plus question de travail intellectuel des auteurs (sujets créateurs) de la carte des vins, mais seulement de la carte elle-même (en tant qu'objet), examinée par rapport aux autres cartes (particularité), et non plus en regard de son ou ses créateurs (originalité).
     
    B. - Les suppressions de millésimes : originalité et singularité de l'opinion.

    Le second « élément d'originalité » consiste, pour la cour, on l'a vu, dans la suppression de certains crus. La cour nous dit que ces suppressions réalisent un « apport original » comme « procédant de jugements qui sont propres à l'association ». Voilà donc, dans le même arrêt, une seconde conception de l'originalité directement héritée de l'arrêt précité BMW c/ Pachot : il s'agit de la singularité non plus de l'oeuvre, mais de ce qui y est exprimé comme étant personnel à l'auteur. Cette définition plus orthodoxe de l'originalité se trompe néanmoins d'objet. Il s'agissait de protéger un travail dans l'arrêt de la Cour suprême ; ici, c'est l'idée qui confère à l'oeuvre son originalité dès lors que l'opinion exprimée est personnelle.

    Or le droit d'auteur ne protège que les formes originales(7), et le fait qu'une idée soit personnelle ne justifie pas sa protection. Choisir n'est pas créer, que le choix s'exerce entre plusieurs idées, comme c'est le cas ici, ou entre plusieurs formes lorsqu'elles sont désignées par la technique, comme c'était le cas dans l'arrêt BMW c/ Pachot. Dans un cas comme dans l'autre, le choix est une opération de l'esprit, comme la création, mais, à la différence de celle-ci, il ne fait intervenir l'intelligence ou la sensibilité que pour un résultat qui reste une idée ou une application technique. On peut tout à fait soutenir que l'on peut reconnaître la personnalité de quelqu'un dans ses choix, ses opinions ou ses idées, mais il n'en sera pas pour autant créateur. Lorsque le droit analyse l'originalité comme la marque de la personnalité de l'auteur, cela ne signifie pas que les magistrats doivent reconnaître ses opinions, ses idées, mais que sa personnalité s'exprime dans l'univers des formes par une « interprétation subjective du fonds commun » des idées(8). A celui qui n'exprime que ses opinions manque ce « minimum de fantaisie » dont André Lucas a rappelé qu'il était « inhérent à la création littéraire et artistique »(9), et qui peut se résumer en un jeu arbitraire entre l'esprit et la forme.

    La cour ne semble d'ailleurs pas entièrement convaincue de cet « apport original » puisqu'elle dit ensuite que « même si elle résulte de la combinaison d'éléments courants » (il semble que l'on peut sous-entendre « même si l'apport original n'existait pas »), la carte est originale par sa « physionomie particulière », c'est-à-dire par ses éléments graphiques.

    Doit-on déduire de ce rappel des principes fondamentaux du droit d'auteur que cette carte des vins n'y aurait pas satisfait, s'ils avaient été appliqués à la lettre par la cour d'appel ? Dans ce cas, ne vaut-il pas mieux refuser de protéger ce qui n'est pas une oeuvre, plutôt que de tenter d'adapter la loi de 1957 aux objets(10) ? D'autant que la cour juge finalement que les éléments non protégeables pouvant être librement reproduits par une autre carte des vins, la demande de l'association appelante doit être rejetée, les « éléments d'originalité » n'ayant pas été copiés par la carte des intimés. Elle parvient donc, par une substitution de motifs, au même résultat que le Tribunal de grande instance de Créteil(11), qui rejetait également la demande, au motif, cette fois, que la carte des vins ne pouvait revendiquer le statut d'oeuvre de l'esprit, « la forme sous laquelle elle présente [ses appréciations vagues et banales] s'imposant à toute personne qui voudrait établir un tableau chronologique et régional de la qualité des vins ».

    Mots clés :
    PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE * Oeuvre protégée * Carte des vins * Elaboration * Sélection * Apport original

    (1) L'esthétique - Introduction, p. 38, Aubier 1944.


    (2) Selon Jacques Cohen, « le penser engendre le penser par l'oeuvre », alors que « la pensée réfléchit la pensée dans l'ouvrage ». Pour atteindre à l'altérité, il faut « altérer les traits caractéristiques de l'ouvrage, se mettre à l'affût du plagiat, pour viser à la singularité » : l'originalité n'est pas simplement « l'absence de banalité, mais le refus de l'hétérogénéité » (Colloque « Inspiré de ... Du plagiat à l'originalité », Collège International de Philosophie, 1er et 2 févr. 1991).


    (3) Civ. 1re, 2 mai 1989, Bull. civ. I, n° 180 ; D. 1990. Somm. 49, obs. C. Colombet et 330, obs. J. Huet; RIDA 1990, n° 143, p. 309 ; RTD com. 1989.675, note A. Françon ; JCP1990.II.21392, note A. Lucas.


    (4) Cf. Henri Focillon, La vie des formes, Quadrige, PUF, éd. 1990.


    (5) RIDA oct. 1991, Chronique de jurispudence, p. 86.


    (6) Civ. 1re, 12 nov. 1980, Bull. civ. I, n° 287 ; Com. 23 juin 1987, Bull. civ. IV, n° 156 ; D. 1987. IR. 167 ; RIDA avr. 1988.143.


    (7) Cf André Françon, La conception traditionnelle du droit d'auteur in Le droit d'auteur aujourd'hui, éd. du CNRS 1991.


    (8) B. Edelman, Création et banalité, D. 1983. Chron. 73 ; J.-Cl. Propriété littéraire, Fasc. 301-1, n° 36.


    (9) J.-Cl. Propriété littéraire, Fasc. 303, n° 45.


    (10) Dans ce sens, la Cour d'appel de Versailles a clairement résisté à la jurisprudence BMW c/ Pachot en refusant la qualité d'oeuvre à un catalogue de matériel pour restaurateur au motif que s'il « manifeste, de la part de l'éditeur, un effort de personnalité et de recherche, on ne peut lui attribuer un caractère d'originalité » (11 févr. 1987, D. 1988. Somm. 201, obs. C. Colombet).


    (11) 8 nov. 1989, D. 1991. Somm. 878, obs. C. Colombet.